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REVUE PITTORESQUE.
IV
IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VADGIRARD , 36.
REVUE PITTORESQUE
MP^il LETTiM^ÎÎMI
ILLUSTRÉ PAR LES PREMIERS ARTLSTES.
■^2—^^1—5-
TOME IV.
PARIS
AUBERT, ÉDITEUR, PLACE DE LA BOURSE, 29.
1846
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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HISTOIRE DE LIU-ÏU.
COMTE CHIXOIS.
Une famille d'une condition médiocre habitait à
Wou-si , ville dépendante de la cité de Tchang-
tcheou, dans la province de Kiang-nan. Trois frères
composaient cette famille : l'aîné s'appelait Liu-iu
( ou le jaspe ) ; le cadet , Liu-pao ( ou le précieux ) ;
et le troisième, Liu-tchin ( ou la perle). Celui-ci
n'était pas encore mûr pour le mariage; les deux
autres étaient mariés. La femme du premier s'ap-
pelait Wang, et celle du cadet se nommait Yang;
elles avaient l'une et l'autre toutes les grâces qui
donnent de l'agrément aux femmes.
Liu-pao n'avait de passion que pour le jeu et le
vin : l'on ne voyait en lui nulle inclination vers le.
bien; sa femme était du même caractère et n'était
nullement portée à la vertu, bien différente en cela
de Wang, sa belle-sœur, qui était un exemple de
modestie et de régularité. Ainsi, quoique ces deux
femmes vécussent ensemble d'assez bonne intelli-
gence, leurs cœurs n'étaient que faiblement unis.
Wang eut un fils nommé Hi-eul, c'est-à-dire fils
de la réjouissance. Ce jeune enfant n'avait que six
ans lorsqu'un jour, s'étant arrêté dans la rue avec
d'autres enfants du voisinage pour voir passer une
procession solennelle, il disparut dans la foule, et le
soir il ne revint pas à la maison.
Celte perte désola le père et la mère. Ils firent
afficher partout des billets ; il n'y eut point de rue
où l'on ne fit des enquêtes ; mais toutes les perqui-
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sitions furent inutiles : on ne put apprendre aucune
nouvelle de ce cher fils. Liu-iu, son père, était in-
consolable ; et , dans l'accablement de tristesse où
il était, il songea à s'éloigner de sa maison, où tout
lui rappelait sans cesse le souvenir de son cher
Hi-eul. Il emprunta d'un de ses amis une somme
pour faire un petit commerce de côté et d'autre
aux environs de la ville, se flattant que dans ces
courtes excursions il trouverait enfin le trésor qu'il
avait perdu.
Comme il n'était occupé que de son fils, il sentait
peu le plaisir des avantages qu'il retirait de son
commerce. Il le continua néanmoins durant cinq
ans, sans s'éloigner trop de sa maison, où il reve-
nait chaque année passer l'automne. Enfin, ne trou-
vant point son fils après tant d'années et le croyant
perdu sans ressource , voyant d'ailleurs que sa
femme Wang ne lui donnait point d'autre enfant,
il pensa à se distraire d'une idée si chagrinante ; et.
comme il avait amassé un petit fonds, il prit le des-
sein d'aller négocier dans une autie province.
Il s'associa en chemin un riche marchand, lequel,
ayant reconnu ses talents et son habileté dans le
négoce , lui fit un parti très-avantageux. Le désir
de s'enrichir le délivra de ses inquiétudes.
A peine furent-ils arrivés l'un et l'autre dans la
province de Chan-si que tout réussit à leur gré. Le
débit de leurs marchandises fut prompt et le gain
considérable. Le payement, qui fut reculé à cause
de deux années de sécheresse et de famine dont le
pays était affligé, et une longue maladie dont Liu-iu
fut attaqué, l'arrêtèrent trois ans dans la province;
ayant recouvré la santé et son argent, il part poi.r
s'en retourner dans son pays.
S'étant arrèlé durant le voyage près d'un endroit
appelé Tchin-lieou pour s'y délasser de ses fatigues,
il aperçoit une ceinture de toile bleue, en forme de
petit sac long et étroit, telle qu'on en porte autour
du corps sous les habits, et où l'on renferme de
l'argent; en la soulevant il sent un poids considé-
rable. II se retire aussitôt à l'écart, ouvre la cein-
ture, et y trouve environ deux cents taëls { le taël
vaut 7 francs 60 centimes).
A la vue de ce trésor, il fit les réflexions sui-
vantes : — C'est ma bonne fortune qui me met cette
somme entre les mains : je pourrais la retenir et
l'employer à mes usages, sans craindre aucun fâ-
cheux retour. Cependant celui qui l'a perdue , au
moment qu'il s'en apercevra, sera dans de terribles
transes et reviendra au plus vite la chercher. Ne
dit-on pas que nos anciens, quand ils trouvaient
ainsi de l'argent, n'osaient presque y toucher, et ne
le ramassaient que pour le rendre à son premier
maître. Cette action de justice me paraît belle et je
veux l'imiter, d'autant plus que je suis déjà avancé
en âge et que je n'ai point d'héritier. Que ferais-je
REVUE PITTORESQUE.
d'un argent qui me serait venu par ces voies indi-
rectes?
A l'instant, retournant sur ses pas, il va se pla-
cer près de l'endroit où il avait trouvé la somme, et
là il attend tout le jour qu'on vienne la chercher.
Comme personne ne parut, il continua le lendemain
sa route.
Après cinq jours de marche, étant arrivé sur le
soir à Nan-sou-tcheou , il se logea dans une au-
berge où se trouvaient plusieurs autres marchands.
Dans la conversation, le discours étant tombé sur
les avantages du commerce, un de la compagnie
dit: — Il n'y a que cinq jours que, partant de
Tchin-lieou , je perdis deux cents taëls que j'avais
dans ma ceinture intérieure; j'avais été cette cein-
ture et je l'avais mise auprès de moi tandis que je
prenais un peu de repos, lorsque tout à coup vint à
passer un mandarin avec tout son cortège : je m'é-
loigne de son chemin de crainte d'insulte, et j'oublie
de reprendre mon argent. Ce ne fut qu'à la couchée,
que, en quittant mes habits, je m'aperçus de la perte
que j'avais faite. Je vis bien que le lieu où j'avais
perdu mon argent étant aussi fréquenté qu'il l'est ,
ce serait en vain que je retarderais mon voyage
de quelques journées pour aller chercher ce que je
ne trouverais certainement pas.
Chacun le plaignit. Liu-iu lui demanda aussitôt
son nom et le lieu de sa demeure. — Votre serviteur,
lui répondit le marchand, s'appelle Tchin et demeure
à Yang-tcheou , où il a sa boutique et un assez
bon magasin. Mais oserais-je, à mon tour, vous
demander à qui j'ai l'honneur de parler? Liu-iu se
nomma et dit qu'il était habitant de la ville de
Wou-si. — Le chemin le plus droit pour m'y rendre,
ajouta-t-il, me conduit à Yang-tcheou; si vous
l'agréez, j'aurai le plaisirdevousaccompagnerjusque
dans votre maison.
Tchin répondit comme il devait à cette politesse :
— Très-volontiers, lui dit-il , nous irons de compa-
gnie ; je m'estime très-heureux d'en trouver une si
agréable. Le jour suivant ils parlent ensemble de
gfand matin. Le voyage ne fut pas long, et ils se
rendirent bientôt à Yang-tcheou.
Après les civilités ordinaires, Tchin invita son
compagnon de voyage à entrer dans sa maison , et
y fit servir une petite collation. Alors Liu-iu fit
tomber la conversation sur l'argent perdu à Tchin-
lieou. — De quelle couleur, dit-il, était la ceinture
où vous avez serré votre argent, et comment était-
elle faite? — Elle était de toile bleue , répondit
Tchin. Ce qui la rendait bien reconnaissable, c'est
qu'à un bout la lettre Tchin, qui est mon nom, y
était tracée en broderie de soie blanche.
Cet éclaircissement ne laissait plus aucun doute;
.aussi Liu-iu s'écria-t-il d'un air épanoui : — Si je
vous ai fait ces questions, c'est que, passant par
HISTOIRE DE LIU-IU.
Tcliin-lieou, j'y ai trouvé une ceinture telle que
vous venez de la dépeindre. Il la tire en même
temps : — Voyez, dit-il, si c'est la vôtre. — C'est
elle-même, répondit Tchin. Sur quoi Liu-iu, la te-
nant encore entre ses mains, Ja remit avec respect
à son vrai maître.
r11
Tchin , plein de reconnaissance , le pressa fort
d'accepter la moitié de la somme dont il lui faisait
présent: mais ses instances furent inutiles, Liu-iu ne
voulut rien recevoir. — Quelles obligations ne vous
ai-je pas, reprit Tchin ! où trouver une fidélité et
une générosité pareilles? Il fît servir aussitôt un
grand repas, et ils s'invitèrent l'un l'autre à boire
avec les plus grandes démonstrations d'amitié.
Tchin disait en lui-même : — Où trouver aujour-
d'hui un homme de la probité de Liu-iu? Des gens
de ce caractère sont bien rares. Mais quoi ! j'aurais
reçu de lui un si grand bienfait et je n'aurais pas
moyen de le reconnaître! J'ai une fille qui a douze
ans, il faut qu'une alliance m'unisse avec un si hon-
nête homme. Mais a-t-il un fils? c'est ce que j'i-
gnore.— Cher ami, lui dit-il, quel âge a présen-
tement votre fils?
A cette demande, les larmes coulèrent des yeux
de Liu-iu. — Hélas! répondit-il, je n'avais qu'un
fils, qui m'était infiniment cher, et il y a sept ans
que ce jeune enfant, étant sorti du logis pour voir
passer une procession , disparut sans qu'il m'ait été
possible d'en avoir depuis ce temps-là aucune nou-
velle. Pour surcroit de malheur, ma femme ne m'a
plus donné d'enfant.
A ce récit, Tchin parut un moment rêveur; en-
suite prenant la parole : — !Mon frère et mon bien-
faiteur, dit-il , quel âge avait ce cher enfant lorsque
vous le perdîtes? — Il avait six ans, répondit Liu-iu.
— Quel était son surnom? — Nous l'appelions H i^eul,
répliqua Liu-iu. Il avait échappé aux dangers de la
petite-vérole ; on n'en voyait aucune trace sur son
visage; son teint était blanc et fleuri.
Ce détail causa une grande joie à Tchin , et il ne
put s'empêcher de la faire paraître dans ses yeux
et dans tout son air. II appela sur-le-champ un do
ses domestiques auquel il dit quelques mots à l'o-
reille. Celui-ci, ayant fait signe qu'il allait exécuter
les ordres de son maître, rentra dans l'intérieur do
la maison.
Liu-iu. attentif à l'enchaînement de ces questions
et à l'épanouissement qui avait paru sur le visage
de son hôte, forma divers soupçons dont il s'occupait
lorsqu'il vit tout à coup entrer un jeune domestique
qui avait environ treize ans. 11 était vêtu d'un habit
long et d'un surtout modeste, mais propre; sa taille
bien faite, son air et son maintien, son visage dont
les traits étaient réguliers, et où l'on voyait do
beaux sourcils noirs surmontant des yeux vifs et per-
çants, frappèrent d'abord le cœur et les yeux de
Liu-iu.
Dès que le jeune enfant vit l'étranger assis à
RETVTJE PITTORESQUE.
table, il so tourna vers lui, fit une profonde révé-
rence , et dit quelcfues mots de civilité ; ensuite ,
s'approchant de Tchin , et se tenant modestement
vis-à vis de lui : — Mon père, dit-il d'un ton doux
et a2;réable , vous avez appelé Hi-eul , que vous
plaît-il ni'ordonner ? — Je vous le dirai tout à
l'heure, reprit Tchin; et en attendant , tenez -vous
à côlé de moi.
Le nom de Hi-eul, que se donnait le jeune enfant,
fît naître de nouveaux soupçons dans l'esprit de
Liu-iu. Une impression secrète saisit son cœur, qui,
par d'admirables ressorts de la nature, lui retrace
à l'instant l'image de son fils, sa taille, son visage ,
son air et ses manières. Il voit tout cela dans celui
qu'il considère. Il n'y a que le nom de père donné à
Tchin qui déconcerte ses conjectures. 11 n'était pas
honnête de demander à Tchin si c'était là véritable-
ment son fils; peut-être l'était-il en effet, car il n'est
pas impossible que deux enfants ayant reçu le même
nom se ressemblent.
Liu-iu, tout occupé de ces réflexions, ne songeait
guère à la bonne chère qu'on lui faisait. On lisait
sur son visage l'étrange perplexité où il se trouvait.
Je ne sais quel charme l'attirait invinciblement vers
ce jeune enfant : il tenait les yeux sans cesse atta-
chés sur lui, et ne pouvait les en détourner. Hi-eul,
de son cô:é , malgré la timidité et la modestie de
son âge, regardait fixement Liuiu , et il semblait
que la nature lui découvrait en ce moment que
c'était son père.
Enfin Liu-iu, n'étant plus le maître de son cœur,
rompit tout à coup le silence et demanda à Tchin si
c'était là véritablement son fils. — Ce n'est point de
moi, répondit Tchin, qu'il a reçu la vie, quoique je
le regarde comme mon propre fils. Il y a sept ans
qu'un homme qui passait par cette ville, menant
cet enfant par la main, s'adressa par hasard à moi,
et me pria de l'assister dans son besoin extrême.
Ma femme, dit-il , est morte et ne m'a laissé que
cet enfant. Le mauvais état de mes affaires m'a
obligé de quitter pour un temps mon pays et de me
retirer à Hoa'i'ngan, chez un de mes parents de qui
j'espère une somme d'argent qui m'aide à me réta-
blir. Je n'ai pas de quoi continuer mon voyage jus-
qu'à cette ville ; auriez-vous la charité de m'avan-
cer trois ta'éls? Je vous les rendrai fidèlement à
mon retour, et, pour gage de ma parole, je laisse ici
en dépôt ce que j'ai au monde de plus cher, c'est-
à-dire mon fils unique. Je ne serai pas plutôt à
Hoài'ngan que je viendrai retirer ce cher enfant.
Cette confidence me toucha, et je lui mis en main
la somme qu'il me demandait pour lui. En me quit-
tant il fondait en larmes, témoignant qu'il se sépa-
rait de son fils avec un extrême regret. Ce qui me
surprit , c'est que l'enfant ne parut nullement ému
de cette séparation. Mais, ne voyant pas revenir son
prétendu père, j'eus des soupçons dont je voulus
m'éclaircir. J'appelai l'enfant, et, par les différentes
HISTOIRE DE LIU-IU.
questions que je lui fis, j'appris qu'il était né dans
la ville de Wou-si ; qu'un jour, voyant passer une
procession dans sa rue. il s'était un peu trop écarté
et qu'il avait été trompé et enlevé par un inconnu.
11 me dit aussi le nom de son père et de sa mère;
or, ce nom de famille est le vôtre. Je compris aussi-
tôt que ce pauvre enfant avait été enlevé et vendu
par quelque fripon; j'en eus compassion, et il sut
entièrement gagner mou cœur ; je le traitai dès lors
comme mes propres enfants, et je l'ai envoyé au
collège avec mon propre fils pour y faire ses études.
Bien des fois j'ai eu la pensée de faire un voyage à
Wou-si pour m'informer de sa famille. Mais il m'est
toujours survenu quelque affaire qui m'a fait diffé-
rer un voyage auquel je n'avais pas tout à fait re-
noncé. Heureusement, il y a quelques moments,
vous m'avez parlé par occasion de ce fils. Certains
mots, jetés par hasard, ont réveillé mes idées. Sur
le rapport merveilleux de ce que je savais avec ce
que vous me disiez, j'ai fait venir l'enfant pour voir
si vous le reconnaîtriez.
A ces mots Hi-eul se mit à pleurer de joie, et ses
larmes en firent aussitôt couler d'abondantes des
yeux de Liu-iu. Un indice assez singulier, dit-il, le
fera reconnaître : il a , un peu au-dessus du genou ,
une marque noire qui est l'effet d'une envie de sa
mère lorsqu'elle était enceinte. Hi-eul aussitôt re-
lève le bas do son haut-de-chausses et montre au-
dessus du genou le signe dont il s'agissait. Liu-iu ,
le voyant, se je'te au coup de l'enfant, l'embrasse ,
l'élève entre ses bras. — Mon fils , s'écria-t-il ,
mon cher fils , quel bonheur pour ton vrai père de
te retrouver après une si longue absence!
Dans ces doux monienis on conçoit assez à quels
transports de joie le père et le fils se livrèrent. Après
mille tendres embrassades, Liu-iu, s'arrachant des
bras de son fils, alla faire une salutation à Tchin :
— Quelles obligations ne vous ai-je pas, lui dit-il,
d'avoir reçu chez vous et élevé avec tant de bonté
cette chère portion de moi-même! Sans vous au-
rions-nous jamais été réunis?
— Mon aimable bienfaiteur, répondit Tchin en le
relevant, c'est l'acte généreux de vertu que vous
avez pratiqué en me rendant les deux cents taëls
qui a touché le ciel. C'est le ciel qui vous a conduit
chez moi , où vous avez retrouvé ce que vous aviez
perdu et que vous cherchiez vainement depuis lant
d'années. A présent que je sais que ce joli enfant
vous appartient, mon regret est de ne lui avoir pas
fait plus d'amitié. — Prosternez-vous , mon fils , dit
Liu-iu, et remerciez votre insigne bienfaiteur.
Tchin se mettait en posture de rendre des révé-
rences pour celles qu'on venait de lui faire, mais
Liu-iu , confus de cet excès de civilité , s'approcha
aussitôt et l'empêcha même de se pencher. Ces cé-
rémonies étant achevées , on s'assit de nouveau , |
et Tchin fit placer le petit Hi-eul sur un siège à côlé
de Liu-iu, son père.
Pour lors Tchin prenant la parole : — Mon frère,
dit-il à Liu-iu ( car c'est un nom que je dois vous
donner maintenant), j'ai une fille âgée de douze
ans ; mon dessein est de la donner en mariage à
votre fils et de nous unir plus étroitement par cette
alliance. Cette proposition se faisait d'un air si sin-
cère et si passionné, que Liu-iu ne crut pas devoir
se servir des excuses ordinaires que la civilité pres-
crit. Il passa par-dessus et donna sur-le-champ son
consentement.
Comme il était tard, on se sépara. Hi-eul alla se
reposer dans la même chambre (jue son père. On
peut juger tout ce qu'ils se dirent de consolant et
de tendre durant la nuit. Le lendemain Liu-iu son-
geait à prendre congé de son hôte, mais il ne put
résister aux empressements avec lesquels on le re-
tint. Tchin avait fait préparer un second festin, où
il n'épargna rien pour bien régaler le futur beau-
père de sa fille et son nouveau gendre, et se con-
soler par là de leur départ. On y but à longs traits
et l'on se livra à la joie.
Sur la fin du repas, Tchin tire un paquet de vingt
ta'èls , et regard.nnt Liu-iu ; — Mon aimable gendre ,
dit-il, durant le temps qu'il a demeuré chez moi,
aura sans doute eu quelque chose à souffrir contre
mon intention et à mon insu : voici un petit présent
que je lui fais jusqu'à ce que je puisse lui donner
des témoignages plus réels de ma tendre affection ;
je ne veux pas, au reste, qu'il me refuse.
— Quoi, reprit Liu-iu, lorsque je contracte une
alliance qui m'est si honorable et que je devrais ,
selon la coutume , faire moi-même les présents de
mariage pour mon fils, présents dont je ne suis dis-
pensé pour le moment que parce que je suis voya-
geur, vous me comblez de vos dons! c'en est trop !
je ne puis les accepter : ce serait me couvrir de con-
fusion.
— Eh! qui pense, dit Tchin, à vous offrir si peu
de chose? C'est à mon gendre et non au beau-père
de ma fille que je prétends faire ce petit présent.
En un mot, le refus, si vous y persistez, sera pour
moi une marque certaine que mon alliance ne vous
est pas agréable.
Liu-iu vit bien qu'il fallait absolument se rendre
et que sa résistance serait inutile : il accepta hum-
blement le présent, et, faisant lever son llls de ta-
ble , il lui dit d'aller faire une profonde révérence à
Tchin : — Ce que je vous donne, dit Tchin en le
relovant, n'est qu'une bagatelle, et ne mérite point
de remercîments. Hi-eul alla ensuite dans l'inté-
rieur de la maison pour remercier sa belle-mère.
Tout le jour se passa en festins et en divertisse-
ments ; il n'y eut que la nuit qui les sépara.
Liu-iu, s'étant relire dans sa chambre, se livra
10
RE\TJE PITTORESQUE.
tout entier aux réOexions que faisait naître cet évé-
nement : — Il faut avouer, s'écria-t-il, qu'en ren-
dant les deux cents taëlsquej'avais trouvés j'ai fait
une action bien agréable au ciel , puisque j'en suis
récompensé par le bonheur de retrouver mon fils et
de contracter une si honorable alliance. C'est bon-
heur sur bonheur : c'est comme si l'on mettait des
fleurs d'or sur une belle pièce de soie. Comment
puis-je reconnaître tant de faveurs? 'Voilà vingt
laëls que mon allié Tchin vient de donner : puis-je
mieux faire que de les employer à la subsistance de
quelques vertueux bonzes? C'est là les jeter en une
terre de bénédictions.
Le lendemain, après avoir bien déjeuné, le père
et le fils préparent leur bagage et prennent congé
de leur hôte; ils se rendent au port et y louent une
barque. A peine eurent-ils fait une demi-lieue, qu'ils
approchèrent d'un endroit de la rivière d'où s'éle-
vait un bruit confus et où l'eau agitée paraissait
bouillonner ; c'était une barque chargée de passa-
gers, qui coulait à fond. On entendait crier ces pau-
vres infortunés : Au secuurs! sauvez-nous ! Les gens
du rivage voisin, alarmés de ce naufrage, criaient
de leur côté , à plusieurs petiles barques qui se
trouvaient là, d'accourir au plus vite et de secourir
ces malheureux qui disputaient leur vie contre les
flots. Mais les bateliers , gens durs et intéressés, de-
mandaient qu'on leur assurât une bonne récompense,
sans quoi il n'y avait nul secours à espérer.
Pendant ce débat, arrive la barque de Liu-iu.
Lorsqu'il eut appris de quoi il s'agissait, il se dit
à lui-même : — Sauver la vie à un homme, c'est
une œuvre plus sainte et plus méritoire que d'or-
ner des temples et d'entretenir des bonzes. Consa-
crons les vingt taëls à cette bonne œuvre ; secou-
rons ces pauvres gens qui se noient. Aussitôt il
déclare qu'il donnera vingt taëls à ceux qui re-
cevront dans leurs barques ces hommes à demi
noyés.
A celte proposition, tous les bateliers couvrent en
un moment la rivière; quelques-uns même, placés
sur le rivage et qui savaient nager, se jettent avec
précipitation dans l'eau, et en un moment tous,
sans exception , furent sauvés du naufrage. Liu-iu
distribua de suite aux bateliers la récompense pro-
mise.
Ces pauvres gens, arrachés du milieu des flots,
vinrent rendre grâces à leur libérateur. Un d'entre
eux, ayant considéré Liu-iu, s'écria tout à coup : —
Eh! quoi! c'est vous, mon frère ainél par quel bon-
heur vous trouvé-je ici? Liu-iu, s'étant retourné, re-
connut son troisième frère Liu-tchin. Alors, trans-
porté de joie et tout hors de lui-même : 0 merveille !
dit-il, en joignant les mains, le ciel m'a con-
duit ici à point nommé pour sauver mon frère!
Aussitôt il lui tend la main , le fait passer sur sa
barque , laide à se dépouiller de ses hctbits tout
trempés et lui en donne d'autres.
•-. îC'ï-- \
pj.jisC<ÏÏi^'^
Liu-tchin, après avoir repris ses esprits, s'ac-
quitta des devoirs que la civilité prescrit à un cadet
envers son aîné , et celui-ci , ayant répondu à son
honnêteté , appelle Hi-eul qui était dans une des
chambres de la barque, afin de venir saluer son
oncle ; pour lors, il lui raconta toutes ses aventures
qui jetèrent Liu-tchin dans un étonnement dont il
ne pouvait revenir. — Mais enfin apprenez-moi , lui
HISTOIRE DE LIU-IU.
11
dit Liu-iu, le motif qui vous amène en ce pays-ci.
— Il n'est pas possible , répondit Liu-tcliin , de
dire en deux mots la cause de mon voyage. Depuis
trois ans que vous avez quitté la maison , on nous
est venu apporter la triste nouvelle que vous étiez
mort de maladie dans la province de Chan-si. Mon
second frère prit- des informations et il assura que
la chose était véritable. Ce fut un coup de foudre
pour ma belle-sœur: elle fut inconsolable et prit
aussitôt le grand deuil. Pour moi je ne voulus nul-
lement ajouter foi à cette nouvelle.
Peu de jours après , mon second frère pressa ma
belle-sœur de songer à un nouveau mariage. Elle a
toujours rejeté bien loin une pareille proposition ;
enlin elle m'a engagé à faire le voyage du Clian-si,
pour m'assurer sur les lieux de ce qui vous regarde ;
et lorsque j'y songe le moins, près de périr dans les
eaux , je rencontre mon frère bien-aimé qui me
sauve la vie. Ce bonheur inespéré n'est-il pas un
bienfait du ciel ? Mais, mon frère, croyez-moi. il n'y
a point de temps à perdre : hàtez-vous de vous
rendre à la maison pour calmer ma belle-sœur.
Le moindre délai peut causer des malheurs irré-
médiables.
Liu-iu, consterné de ce récit , fait venir le maître
de la barque , et , quoiqu'il fût fort tard , il lui or-
donna de mettre à la voile et de naviguer toute la
nuit.
Pendant que toutes ces aventures arrivaient à
Liu-liu, Wang, sa femme, était dans la désolation.
Mille raisons la portaient à ne pas croire que son
mari fût mort ; mais Liu-pao , qui , par cette mort
prétendue, devenait le chef de la famille, l'en assura
si positivement, qu'enfin elle se laissa persuader et
prit des habits de deuil.
Liu-pao avait un mauvais cœur et était capable
des actions les plus indignes. — Je n'en doute plus,
dit-il , mon frère aîné est mort. Ma belle-sœur est
jeune et belle; elle n'a d'ailleurs personne pour la
soutenir: il faut que je la force à se remarier, il
m'en reviendra de l'argent.
Aussitôt il communique son dessein à Yang , sa
femme, et lui ordonne de mettre en œuvre une ha-
bile entremetteuse de mariages. Mais Wang rejeta
bien lom une pareille proposition ; elle jura qu'elle
voulait rester veuve et honorer par sa viduité la
mémoire de son mari. Son beau-frère Liu-tchin l'af-
fermissait dans sa résolution. Ainsi tous les artifices
qu'on employa n'eurent aucun succès. Et comme il
lui venait de temps en temps dans l'esprit qu'il n'é-
tait pas sûr qu'il fût mort : — Il faut, dit-elle, m'en
éclairer; les nouvelles qui viennent sont souvent
fausses; c'est dans le lieu même qu'on peut avoir
des connaissances certaines. A la vérité il s'agit d'un
voyage de près de cent lieues. N'importe, je connais
le bon cœur de Liu-tchin, mon beau-frère, il voudra
bien, pour nie tirer de peine, se transporter dans la
province de Chan-si et s'informer si effectivement
j'ai eu le malheur de perdre mon mari; du moins il
m'en apportera les restes précieux.
Liu-tchin fut prié de faire ce voyage et partit. Son
éloignement rendit Liu-pao plus ardent dans ses
poursuites. D'ailleurs, s'étant acharné au jeu durant
quelques jours et y ayant été malheureux, il ne sa-
vait plus où trouver de l'argent. Dans l'embarras où
il était , il rencontra un marchand du Kiang-si qui
venait de perdre sa femme et qui en cherchait une
autre. Liu-pao saisit l'occasion et lui proposa sa
belle-sœur. Le marchand accepte la proposition ,
prenant néanmoins la précaution de s'informer se-
crèlement si celle qu'on lui proposait était jeune et
bien faite. Aussitôt qu'il en fut assuré, il ne perdit
point de temps et livra trente taols pour conclure
l'affaire.
Liu-pao ayant reçu cette somme : — Je dois vous
avertir, dit-il au marchand , que ma belle-sœur est
fière, hautaine ; elle fera bien des difficultés quand
il s'agira de quitter la maison, et vous aurez beau-
coup de peine à l'y résoudre. Voici donc ce que vous
devez faire : ce soir, à l'entrée de la nuit, ayez une
chaise et de bons porteurs ; venez à petit bruit et
prc-entez-vous à notre porte. La demoiselle qui pa-
raîtra avec une coiffure de deuil est ma belle-sœur;
ne lui dites mot et n'écoutez point ce qu'elle vou-
drait vous dire; mais saisissez-la aussitôt, jetez-la
dans la chaise, conduisez-la sur votre barque et
mettez à la voile. Cet expédient plut fort au mar-
chand, et l'exécution lui parut aisée.
Cependant Liu-pao retourne à la maison ; et, afin
que sa belle-sœur ne pressentit rien du projet qu'il
avait formé , il sut se contrefaire en sa présence ;
mais dès qu'elle se fut retirée, il fit confidence à sa
femme de son dessein, et, en désignant sa belle-sœur
d'un air méprisant : —Il faut, dit-il, que cette mar-
chandise à deux pieds sorte celte nuit de notre mai-
son ; mais, pour n'être pas témoin de ses larmes et
de ses gémissements , je vais sortir d'avance , et , à
la chute de la nuit, un marchand de Kiang-si viendra
l'enlever et la conduira à sa barque dans une chaise
à porteurs.
Il allait poursuivre , lorsqu'il entendit le bruit
d'une personne qui marchait en dehors de la fenêtre.
Alors il se hâta de partir; et la précipitation avec
laquelle il se relira ne lui permit pas d'ajouter la
circonstance de la coiffure de deuil. Ce fut sans doute
par une providence toute particulière du ciel que
cette circonstance fut omise.
La dame Wang s'aperçut aisément que le bruit
qu'elle avait fait près de la fenêtre avait obligé Liu-
pao à rompre brusquement la conversation. Son ton
de voix marquait assez qu'il avait encore quelque
chose de plus à dire; mais elle en avait assez en-
12 REVUE PITTORESQUE
tendu ; car ayant reconnu à son air, lorsqu'il entra
dans la maison , qu'il avait quelque secret à com-
muniquer à sa femme, elle avait fait semblant de se
retirer, et, prêtant secrètement l'oreille à la fenêtre,
elle avait oui distinctement ces mots : « On l'enlè-
vera, on la mettra dans une chaise. »
^. r^y/^^i'Â^i/r
Ces paroles fortifièrent étrangement ses soupçons.
Elle entra dans la chambre , et , s'approchant de
Yang, lui déclara d'abord ses inquiétudes: — Ma
belle-sœur, lui dit-elle, vous voyez une veuve in-
fortunée , qui vous est liée par les nœuds les plus
étroits d'une amitié qui fut toujours très-sincère :
c'est par cette ancienne amitié que je vous conjure
de m'avouer franchement si mon beau-frère persiste
encore dans son ancien dessein, de me forcer à un
mariage qui tournerait à ma confusion.
A ce récit, Yang parut d'abord interdite et rougit;
puis , prenant une contenance plus assurée : — A
quoi pensez-vous, ma sœur, lui dit-elle, et quelles
idées vous mettez-vous dans l'esprit "? S'il était ques-
tion de vous remarier , croyez-vous qu'on fût fort
embarrassé? Hé! à quoi bon se jeter soi-même à
l'eau , avant que la barque soit prêle à faire nau-
frage ?
Dès que la dame Wang eut entendu ce proverbe
tiré de la barque, elle comprit encore mieux le sens
de l'entretien secret de son beau-frère. Aussitôt elle
éclate en plaintes et en soupirs , et , se livrant à
toute sa douleur, elle se renferme dans sa chambre,
oii elle pleure, elle gémit, elle se lamente. — Que
je suis malheureuse, s'écrie-t-elle; je ne sais ce qu'est
devenu mon mari ! Liu-tchin , mon beau-frère et
mon ami, sur qui je devais compter, est en voyage.
Mon père, ma mère , mes parents sont éloignés de
ce pays. Si cette affaire se précipite, comment pour-
rai-je leur en donner avis? .le n'ai aucun secours à
attendre de nos voisins. Liu-pao s'est rendu redou-
table à tout le quartier, et l'on sait qu'il est capa-
ble des plus grandes noirceurs. Infortunée que jo
suis ! je ne saurais échapper à ses pièges : si je n'y
tombe pas aujourd'hui, ce sera demain ou dans fort
peu de temps. Tout bien considéré, finissons cette
trop pénible vie ; mourons une bonne fois, cela vaut
mieux que de souffrir mille et mille morts.
Elle prit ainsi sa résolution; mais elle en différa
l'exécution jusqu'au soir. Aussitôt que la nuit est
venue, elle se retire dans sa chambre et s'y enferme ;
puis, prenant une corde, elle l'attache à la poutre
par un bout , et à l'autre bout elle fait un nœud
coulant; elle approche un banc, monte dessus,
ajuste modestement ses habits par le bas autour do
ses pieds; ensuite elle s'écrie: — Ciel suprême,
vengez-moi ! Après ces mots et quelques soupirs qui
lui échappèrent, elle jette sa coiffure et passe la tèle
et le cou dans le nœud coulant; enfin, du pied elle
renverse le banc, et demeure suspendue en l'air.
C'en était fait de cette malheureuse dame. Il ar-
riva néanmoins que la corde dont elle s'était servie,
quoique grosse et de chanvre , se rompit tout à coup.
Elle tombe à terre à demi morte : sa chute et la
violence dont elle s'agitait firent un grand bruit.
La dame Yang accourut à ce bruit, et trouvant la
porte bien barricadée , elle se douta que c'était là
un stratagème d'un esprit à demi troublé. Elle sai-
sit aussitôt une barre et enfonce la porte. Comme
la nuit était très-obscure, entrant dans la chambre.
HlàTOlKE
elle s'embarrassa les pieds dans les habits de ma-
dame Wang et tomba à la renverse. Cette chute fit
sauter sa coiffure bien loin , et l'effroi dont elle fut
saisie lui causa un évanouissement de quelques
moments. Aussitôt qu'elle eut repris ses sens , elle
se lève, va chercher une lampe et revient dans la
chambre, où elle trouve la dame 'Wang étendue par
terre, sans mouvement et presque sans respiration,
la bouche chargée d'écume et le cou encore serré
par la corde. Elle lâche au plus tôt le nœud coulant.
Au moment qu'elle voulait lui procurer d'autres
secours , elle entend frapper doucement à la porte
de la maison. Elle ne douta point que ce ne fût le
marchand de Kiang-si qui venait chercher l'épouse
qu'il avait achetée. Elle court vite pour le recevoir
et l'introduire dans la chambre, afin qu'il fût témoin
de ce qui venait d'arriver. Mais , songeant qu'elle
n'avait plus sa coiffure et qu'il n'était pas convena-
ble de se présenter ainsi, elle ramassa précipitam-
ment celle qui se trouvait sous ses pieds et qui était
la coiffure de deuil de madame Wang, et courut \ ers
la porte.
C'était en effet le marchand de Kiang-si, qui \e-
DE LIL-IU. 13
nait enlever la dam qu'où lui avait promise. Il
avait une chaise de nocç, ornée de banderoles de
soie, de festons, de fleurs et de plusieurs belles lan-
ternes; elle était environnée de domestiques qui
portaient des torches allumées et d'une troupe de
joueurs de flûtes et de hautbois. Tout ce cortège
s'était rangé dans la rue sans jouer des instruments
et sans faire de bruit. Le marchand avait frappé
doucement à la porte ; mais l'ayant trouvée entr'ou-
verle, il était entré dans la maison avec quelques-
uns de ceux qui tenaient les flambeau.^ pour l'é-
clairer.
Dés que la dame Yaug parut, le marchand qui lui
vit une coiffure de deuil , qui était le signal qu'on
lui avait donné , se jeta sur elle comme un épervier
affamé fond sur un petit oiseau. Les gens de sa suite
accourent, enlèvent la dame et l'enferment dans la
chaise qui était toute prête à la recevoir. Elle eut
beau crier : « On se trompe, ce n'est pas moi
qu'on cherche ! » Le bruit des fanfares se fit aussitôt
entendre et étouffa sa voi.-i , tandis que les porteurs
de chaise volaient plutôt qu'ils ne marchaient pour
la transporter à la barque.
.~,^^^
??^
Pendant ce temps-là , madame Wang , qui avait
été soulagée par les soins de sa belle-sœur, était
revenue a elle-même et avait recouvré la connais-
sance. Le grand fracas qu'elle entendit à la porte de
la maison renouvela ses alarmes et lui causa de
mortelles inquiétudes; mais comme elle s'aperçut
que le bruit des fanfares et cette confusion de voix et
d'instruments, qui s'était élevée tout à coup, s'éloi-
gnaient d'un moment à l'autre, elle se rassura, et,
après environ un demi-quart d'heure, elle s'enhardit
et alla voir de quoi il s'agissait.
Après avoir appelé sa belle sœur deux et trois fois,
u
REVTJE PITTORESQUE.
et toujours inutilement, elle comprit que le marchand
s'était mépris et avait em'"ené celle qu'il ne cher-
chait pas; mais elle appreiienda quelque fâcheux
retour lorsque Liu-pao serait instruit de la méprise.
Alors elle s'enferma dans sa chambre , où elle ra-
massa les aiguilles delête, les pendants d'oreilles et
la coiffure noire qui était à terre. Elle songea en-
suite à prendre un peu de repos ; mais il ne lui fut
pas possible de fermer l'œil durant toute la nuit.
A la pointe du jour, elle se lève, se lave le visage;
et, comme elle cherchait sa coiffure de deuil pour la
prendre, elle entend du bruit qu'on faisait à la porte
de la maison; on y frappait rudement et on criait ;
« Ouvrez donci» C'était justement Liu-pao, dont
elle reconnut la voix. Son parti fut bientôt pris; elle
le laissa frapper sans répondre. Il jura, il tempêta,
il cria jusqu'à s'enrouer. Enfin, la dame Wang s'ap-
procha de la porte , et se tenant derrière sans l'ou-
vrir : — Qui est-ce qui frappe, dit-elle, et qui fait
tant de bruit? Liu-pao, qui distinguait fort bien la
voix de sa belle-sœur, se mit à crier encore plus
fort ; mais voyant qu'elle refusait d'ouvrir , il eut
recours à un expédient qui lui réussit. — Belle-
sœur, dit-il, bonne et heureuse nouvelle ! Liu-tchin,
mon frère cadet, est de retour, et notre frère aîné
jouit d'une santé parfaite ; ouvrez vite 1
A ces mots du retour de Liu-tchin, la dame Wang
court prendre la coiffure noire qu'avait laissée sa
belle-sœur, puis elle ouvre avec empressement;
mais en vain cherche-t-elle des yeux son cher Liu-
tchin , elle n'aperçoit que le seul Liu-pao. Celui-ci
entra d'abord dans sa chambre ; mais n'y voyant
pas sa femme, et remarquant d'ailleurs une coiffure
noire sur la tète de sa belle-sœur , ses soupçons se
renouvelèrent d'une étrange sorte. Enfin, il éclate :
— Hé ! où est donc votre belle-sœur ? — Vous devez
le savoir mieux que moi , répondit la dame Wang,
puisque c'est vous qui avez ménagé celte belle in-
trigue. — Mais dites-moi, répliqua Liu-pao, pourquoi
ne portez-vous plus la coiffure blanche? avez-vous
quitté le deuil ? La dame Wang lui raconta l'histoire
de ce qui était arrivé pendant son absence.
A peine eut-elle fini de parler , que Liu-pao se
frappe rudement la poitrine et s'agite en désespéré;
mais peu à peu reprenant ses esprits : — J'ai encore
une ressource dans mon malheur, dit-il en lui-même.
Vendons cette belle-sœur; de l'argent qui m'en vien-
dra, j'achèterai une autre femme, et personne ne
saura si j'ai été assez malheureux pour vendre la
mienne. Il avait joué toute la nuit précédente , et
avait perdu les trente taëls qu'il avait reçus du mar-
chand de Kiang-si, qui était déjà bien loin avec sa
nouvelle épouse.
11 se préparait à sortir de la maison u r aller
négocier cette affaire , lorsqu'il aperçut à la porte
quatre ou cinq personnes qui se pressaient d'y en-
trer : c'étaient son frère aîné Liu-iu, son frère cadet
Liu-tchin, son neveu Hi-eul et deux domestiques
qui portaient le bagage. Liu-pao, consterné à cette
vue , et n'ayant pas le front de soutenir leur pré-
sence , s'évade au plus vite par la porte de derrière
et disparait comme un éclair.
La dame Wang, transportée de joie, vint recevoir
son cher mari. Mais quel surcroit d'allégresse, quand
elle aperçut son fils, qu'à peine reconnaissait elle ,
tant il était devenu grand et bien fait. — Hé ! par
quelle bonne fortune , dit-elle , avez-vous ramené
ce cher fils que je croyais perdu ?
Liu-iu lui fit le détail de toutes ses aventures, et
la dame Wang à son tour lui raconta fort au long
toutes les indignités que lui avait fait souffrir Liu-
pao, et les extrémités auxquelles il l'avait réduite.
Alors Liu-iu donna à sa femme les justes éloges | pour les richesses , s'écria-l-il , j'avais retenu les
que méritait sa fidélité. Si, par une passion aveugle | deux cents taëls que je trouvai par hasard, comment
HISTOIRE DE LIU-IU.
15
aurais-je pu retrouver noire cher enfant? Si l'ava-
rice m'avait empêché d'employer ces vingt taels à
sauver ceux qui faisaient naufrage, mon cher frère
périssait dans les eaux, et je ne l'aurais jamais vu ;
si, par une aventure inespérée, je n'avais pas ren-
contré cet aimable frère , aurais-je pu découvrir à
temps le trouble et le désordre qui régnaient dans
sa maison ? sans cela , ma chère femme , nous ne
nous serions pas réunis. Tout ceci est l'effet d'une
providence particulière du ciel qui a conduit ces
divers événements. Quant à mon autre frère . ce
frère dénaturé (|ui, sans le savoir, a vendu sa propre
femme, il s'est justement attiré le malheur ([ui l'ac-
cable. L'auguste ciel traite les hommes selon qu'ils
le méritent ; qu'ils ne croient pas échapper à sa
justice !
Apprenons de là combien il est avantageux de
pratiquer la vertu : c'est ce qui rend une maison
de jour en jour plus florissante.
Dans la suite du temps, Hi-eul alla chercher son
épouse, la fdle de Tchin. Le mariage se conclut et
fut -très heureux. Ils eurent plusieurs enfants et
virent une foule de petits-fils, dont plusieurs s'avan-
cèrent par la voie des lettres et parvinrent aux pre-
mières charges. Ainsi cette famille fut illustrée.
TOINETÏE.
LE nENDEZ-VOUS DE CHASSE.
Les cris des chasseurs et les fanfares du cor
avaient, durant tout le jour, tenu en haleine les
échos du bois du Chat-Noir. Le soleil , qui n'avait
pu percer les massifs épais des allées, descendu, à
cette heure , sur les collines bleues , glissait dans
les taillis ses rayons curieux et furtifs.
Déjà depuis longtemps on avait crié l'hallali , chas-
seurs et chevaux fatigués répondaient lentement à
l'appel. La réunion cependant commençait à se com-
pléter, lorsque, dans l'arcade d'azur découpée au
fond d'une sombre allée , on vit se dessiner un car-
rosse qui s'arrêta un instant. Un valet descendit,
apparemment pour lire l'inscription du poteau.
— Parbleu ! voici le marquis de Cessac qui vient
pour assister au dénoùment de la pièce, dit un des
chasseurs. Mais c'est fini , la victime est morte , con-
linua-t-il en poussant du pied le cerf, vers qui les
chiens allongeaient de toutes leurs forces les cour-
roies. Et il ajouta en montrant le couchant : La
rampe va s'éteindre.
On rit de la comparaison , et tous les cors à la
fois firent de nouveau résonner le buisson. Cette
sonore indication parut suffire aux arrivants, et le
carrosse se remit en route.
Quand le lourd véhicule se fut arrêté au milieu
du rond-point, tous les jeunes gens s'empressèrent
autour du marquis ; et ce fut à qui lui ferait le récit
le plus complaisant des prouesses de la journée. A en
juger par tant de prévenances, ce vieillard devait
être un personnage bien puissant. Il n'en était rien
pourtant. En historien véridique , je dois dire qu'au
fond de la voiture était assise une jeune fille d'une
taille amoureusement élégante. Quant à sa beauté,
on n'en pouvait guère juger; si ce n'est par deux
prunelles magnifiques, qu'on voyait briller, sous un
masque de velours noir, comme deux étoiles par les
fentes d'un nuage.
Or, sur un point de la clairière, vous auriez pu
entendre le dialogue suivant :
— Pourriez-vous me dire, mes très-chers, pour-
quoi mademoiselle de Cessac porte un loup? à quoi
bon tant de mystère pour aller en chasse?
— Comment , marquis, tu ne sais donc pas ce qui
lui est arrivé ?
— Oh mon Dieu non ! je reviens de l'autre monde.
— Elle a eu la petite-vérole.
— Miséricorde! quel malheur ! une si belle for-
tune !
— Et ajoutez de si beaux yeux !
— Ah çà! mes amis, parlez -vous des beaux
yeux de sa cassette, ou bien...
— Des uns et des autres, seigneur. Mais elle est
donc bien changée!
— Pas reconnaissable.
— Au fait, pour mettre un masque!...
— Avec tout cela , personne ne l'a vue.
— Si fait, moi! s'écria un des interlocuteurs.
— Eh bien ? dirent tous les autres. ■
— C'est la vertu , sous la forme d'un péché mor-
tel; on assure que la pauvre demoiselle veut entrer
au couvent.
— Juste ciel , et sa dot aussi ?
— Pauvre Julie ! elle si coquette et si charmante.
La voilà comme l'homme au masque de fer. Car elle
mourra plutôt avec ce vilain velours noir que de se
laisser voir si changée.
TOINETTE.
— Eh bien ! vicomte , c'est une occasion de répa-
rer les torts du hoca.
— J'y songeais.
— Holà ! où cours-tu?
— Je vais commencer à faire ma cour.
Quand le joyeux étourdi arriva près du carrosse,
un des chasseurs était a demi penché sur la portière
et disait à nlademoiselle de Cessac.
— EnBn , Julie , avoue que tu es peureuse.
— Je ne l'avouerai pas , dit la jeune fille.
— Tu n'oserais monter sur mon cheval.
— Il est ombrageux.
17
— Je le tiendrai.
— Eh bien ! parions que je monterai.
— Ne faites point cette folie, dit le vieillard.
— .Ah ! monsieur le marquis, je veux gagner mon
pari.
Et la jeune fille sauta lestement le marche-pied
du carrosse et monta sur le cheval.
— Je ne le tiens pas , dit le comte de Cessac en
lâchant la bride.
— Oh ! je n"ai pas peur !
Le jeune homme , pour effrayer sa sœur, fit mine
de vouloir fouetter le cheval d'un coup de badine.
Dans ce geste, il singla légèrement les flancs de
l'animal irritable, qui, se sentant piqué, s'enfuit
au galop avec la jeune fille épouvantée, et disparut
dans le buisson.
Les chasseurs s'élancèrent à sa suite: mais, bien
que mordus de l'éperon, les chevaux, effarouchés
par les obstacles , se cabraient'et ne voulaient pas
avancer.
Cependant, pour le cheval qui emportait made-
moiselle de Cessac , il n'y avait ni branches , ni ra-
vins. La jeune fille, accrochée à la crinière du cour-
sier, se tenait renversée sur lui, plus morte que vive,
tandis que les arbres s'enfuyaient, s'enfuyaient avec
leurs cimes pointues, comme si on lui eut passé une
scie devant les yeux, tandis que prés et fossés, el ma-
rais, et fleurs, et fougères verdoyaient, élincelaient,
miroitaient à la fois , et qu'elle voyait courir sur sa
tète les grands nuages blancs.
Tout à coup il se fit une grande clarté. Mademoi-
selle de Cessac ne sentait plus le frôlement et les
déchirures des branches; elle se crut dans la plaine
et entr'ouvril ses yeux... Un abîme s'ouvrait devant
T. IV.
elle, la pente roide et pierreuse du coteau. Le cheval,
les naseaux sanglants et les flancs lacérés par les
branches de mûriers , n'avait pas ralenti sa course.
La jeune fille ferma les yeux d'effroi. Déjà elle en-
tendait les sabots du coursier battre les cailloux et
glisser sur les roches; les sables s'éboulaient, les
pierres roulaient... C'en était fait I... quand l'animal
furieux rencontra un obstacle qui l'arrêta tout à
coup : un bras, frêle bras que le désespoir roidissait,
le retint par un bout de bride couvert d'écume et
de sang. Une lutte terrible s'engagea entre le cheval,
dont les pieds labouraient le sol et celui qui s'était
dressé sur son passage. La jeune fille , qui se crut
perdue, ouvrit ses mains mouillées de sueur, glissa
sur les bruyères et y resta évanouie. Le cheval , en
bondissant, se délivra de celui qui le retenait, cul-
buta cet obstacle vivant, reprit sa course vagabonde,
perdit pied, et roula, avec d énormes fragments de
roches , jusqu'au fond de l'abîme où il disparut.
Cependant , celui qui avait sauvé la vie à made-
moiselle de Cessac fut bientôt relevé et revint vers
la jeune fille , qui ne donnait pas signe de vie. Il
18
REVUE PITTORESQUE.
mAa ébluiii |icu- l;i bi'uulé de cette ligure couverte
d'une mortelle pAleur.
Un des chasseurs qui, dans sa poursuite, était
arrivé à la lisière du bois , les aperçut et donna du
cor : de sorte qu'en peu d'instants tout le monde fut
réuni aulour de la jeune fille , qui ne tarda pas a
reprendre connaissance et à retrouver ses belles
couleurs.
Cependant l'inconnu, voyant que sa présence était
au moins inutile, fit un mouvement pour se retirer;
mais un des chasseurs le retint par le bras.
Le sauveur de mademoiselle de Cessac était un
petit jeune homme complètement perdu dans des
vêtements larges et grossiers , et dont le corps ne
s'accusait, çà et là , que par quelques angles aigus.
Son œil, d'un bleu sombre, était froid et mélanco-
lique; sa figure ne manquait pas d'une certaine no-
blesse que compromettait à tout instant lu rudesse
de ses manières. Ses joues, où l'on ne pouvait saisir
un reûet de barbe , étaient un peu amaigries , et ses
cheveux, sans poudre, flottaient incultes sur son cou.
— Halte-là , mon ami , lui dit affectueusement
celui qui le retenait; vous ne partirez pas d'ici
comme cela. Messieurs, ajoula-t-il en se tournant
vers ses compagnons de chasse , n'êtes-vous pas
d'avis de faire une collecte pour ce jeune paysan?
— Monsieur , répondit l'inconnu en se dégageant
avec brusquerie , vous pouvez garder votre argent.
Le comte de Langei n'est lu valet de personne [lour
qu'on le paye !
Ce disant, le jeune homme se retirait d'un pas
fier, quand mademoiselle de Cessac s'avança vers
lui, et lui posant la main sur le bras, une main
blanche et fine comme l'albâtre poli :
— Monsieur le comte, dit-elle, pardonnez-nous
celte oflense involontaire. M. le marquis de Cessac
et moi, qui suis sa fille, nous vous garderons une
reconnaissance éternelle.
Le jeune homme tressaillit ; une larme roula dans
ses yeux; il ne put que porter à sa bouche, en rougis-
sant, cette main encore tremblante; puis il s'éloigna.
Cependant, le soir , on n'entendait, dans tous les
récits de cet accident , que ces mots :
— Elle est plus belle qu'auparavant.
ÉMANCIPATIOX.
En 17.., on pouvait distinguer encore, au-dessus
du feuillage satiné des bouleaux, les toits pointus
et seigneuriaux du château de Langei , assis à mi-
pente d'une colline toute couverte d'un manteau
violet de bruyères.
Quand le jeune comte de Langei rentra au châ-
teau , la nuit était tombée. Il s'achemina vers un
petit salon, où un vieillard, pourpre des suites d'une
violente colère et d'une digestion laborieuse, l'apo-
stropha de cette sorte :
— D'où
hum !
venez-vous, monsieur le drôle? hum
— Vous avez dîné, répondit le jeune homme, et
si je me suis attardé , mon appétit seul en a souffert.
TOINETTE.
19
Il me semble dés lors que je suis libre de rentrer
quand je veux.
A ces mots , prononcés hardiment , le vieillard
devint violet, étouffa, se crispa, tandis qu'une jeune
fille, qui se tenait à ses côtés , tout effarouchée de
la témérité du jeune comte , lui fit signe de se reti-
rer au plus vite.
Le rebelle , les lèvres pâles et l'œil égaré , parut
hésiter un instaut; mais il se raffermit dans son
audace et resta.
Nousprofiteronsde l'énorme stupéfaction du vieil-
lard pour vous le faire connaître un peu.
Le comte de Langei , oncle du jeune homme , et
qui , comme vous le voyez , portait le même nom
que lui, pouvait avoir soixante et dix ans. Sa figure
était rubiconde et reluisante de santé ; son menton
tombait en cascade sur sa poitrine , et ses jambes
disparaissaient sous sa rotondité.
Vous expliquer le caractère de ce vieillard, ne
sera pas chose facile. Sa maison était délabrée,
mais son estomac ne l'était point-; ses parterres
étaient effacés et envahis par les ronces , mais ses
joues fleurissaient à merveille. Le comte élait-il donc
avare? Non, car le feu, qui ne brillait pas dans sa
chambre, flambait à cœur-joie dans sa cuisine, et si
son pourpoint était couvert de plus d'un archipel de
taches de graisse, le linge de sa table était toujours
d'une blancheur éblouissante.
Le comte avait mené joyeuse et galante vie. Il ne
lui restait plus qu'un seul amour , celui des bons
morceaux. Dame Gourmandise était maîtresse au
logis. Je vous laisse à penser s'il choyait cette der-
nière compagne. Aussi n'avait-il plus qu'un seul
plaisir, manger. Un repas fini , il entrait dans l'es-
pérance d'un autre repas , et ainsi ne cessait d'être
heureux. Du reste , le cher homme était , en effet ,
d'une féroce avarice pour tout ce que son appétit
ne comprenait pas. Sa main ne s'ouvrait que quand
elle se portait à la bouche. La lésinerie s'était éta-
blie dans son âme, et la vapeurseule des bons plais
pouvait la faire déguerpir, comme la fumée chasse
le renard de son clapier.
Presque tous les jours, à l'heure où l'on entendait
travailler le hachoir de la vieille cuisinière, où sor-
tait des soupiraux de la cuisine une symphonie
composée du frémissement de la poêle , du glou-
glou des liquides bouillants et du grincement de la
crémaillère; à cette heure intéressante , dis-je , on
était presque toujours sûr de voir cheminer, sur la
route bordée de noyers qui conduisait du château
au village, le notaire et le curé du lieu.
Ce dernier avait entrepris l'éducation du jeune
comte de Langei, qui , s'il faut le dire, quand il se
trouvait à table, en cette aimable compagnie, dinait
plus de bâillements que de bons morceaux. Sur
quoi son oncle le gourmandait, lui disant, la bouche
plemc (à table il ne lui parlait jamais autrement} :
— Bon cœur fait bondiner.
Ce qui se passait dans son esprit, le jeune écolier
ne pouvait le définir; mais ses joues perdaient leurs
belles couleurs Je ne sais quelle poignante tristesse
lui serrait le cœur; l'ennui, comme un vêtement
trop lourd, le tenait plié sur lui-même.
Élevé dans ce triste manoir, auprès d'un vieillard
morose quand il était à jeun, morose quand il avait
dîné; auprès de Marton, la cuisinière, plus revêche
encore que ridée ; auprès de Toinette , la gouver-
nante, mélancolique comme toutes celles qui se font
vieilles filles, \epclit comte (on l'appelait ainsi fami-
lièrement) avait souvent envié le sort des joyeux
gamins du village qui lui tiraient de grands saluts
et qui lui faisaient la grimace quand il était passé.
Depuis quelque temps, son goût pour les excur-
sions vagabondes n'avait point diminué, et d'un
autre côté , son dégoût pour les leçons nasales de
son pédagogue avait considérablement augmenté;
l'appétit ayant délogé, le cas devenait grave : nul au
château ne s'était aperçu de ce changement , si ce
n'est Toinette, la gouvernante, qui, comme femme,
cédait à cette sollicitude inquiète et délicate qu'on
ne saurait tromper.
Toinette avait vingt-deux ans. C'était une fille
grande, bien prise et forte. Son teint était hàlé ; ses
sourcils noirs et épais se rejoignaient , et sa lèvre
supérieure élait ornée d'un poudroyant duvet, qu'un
jeune homme n'eût pas manqué d'appeler mousta-
che. Du reste , cet ornement martial ne faisait que
mieux ressortir des dents d'une blancheur mate, et
son œil châtain brillait , à l'ombre de ses sourcils,
comme un ver luisant dans un buisson. Ce visage,
encadré par des cheveux noirs naturellement crêpés,
était cependant rempli de charme. L'expression un
peu mâle de sa beauté élait tempérée par des con-
tours jeunes, indécis et pleins de fraîcheur.
Toinette aimait le jeune comte comme une mère
aime son enfant. Elle l'avait connu si petit, si ché-
tif ; elle l'avait presque élevé. Puis, un soir que la
rustique amazone allait baigner son cheval dans
l'étang voisin , elle avait vu avec effroi le jeujie
étourdi s'engager parmi les hautes herbes pour aller
cueillir des roseaux, et, au risque de se perdre avec
lui dans la vase , la jeune fille , qui n'avait encore
nagé qu'au milieu de ses compagnes et soutenue
par une botte de joncs, s'était jetée à l'eau avec ses
lourds vêtements , et avait sauvé son jeune maître
d'une mort certaine.
La pauvre Toinette avait failli tomber de son haut
à la rébellion de l'écolier; elle ne pouvait compren-
dre comment, ayant brisé l'enveloppe de sa timidité,
le jeune coq en sortait ainsi tout éperonné.
Ce qui me reste à vous dire , vous l'avez sans
doute deviné. Dans une de ses fantasques réveriesj
20
REVUE PITTORESQUE.
Je jeune comte avait gravi la colline et s'était assis
sur un tertre sablonneux; c"est de là qu'il avait pu
s'élancer à temps pour sauver la vie à mademoiselle
de Cessac.
Cet élan de courage avait-il déprisonné son cœur
des liens de l'enfance? Je ne sais ; mais quand il fut
seul, il s'indigna de son esclavage ; il eut honte de
la rudesse de son esprit et de la grossièreté de ses
vêtements. Chemin faisant, il apprit d'im vendan-
geur que M. de Cessac (il avait bien retenu le nom!;
habitait Paris, et qu'il ne venait passer que quel-
ques jours de l'année dans le pays chez un ami.
Paris! Ce mot seul suffit pour faire émeute dans
les jeunes imaginations. Le comte de Langei se di-
sait, tout en abattant avec une branche les létes de
marguerites , d'un air tout à fait délibéré : « Eh !
pourquoi n'irais-je pas à Paris? J'ai ouï parler que
la marquise de Bellefonds, ma marraine , a écrit
dans le temps à mon oncle pour qu'il me laissât
venir à Paris ; elle voulait, la chère dame, me met-
tre un peu au fait du bel air. Ah! si mon respectable
geôlier pouvait se prendre d'une si belle fureur qu'il
mo renvoyât. Essayons ! Je reverrai mademoiselle
de Cessac. »
Donc il avait , en chemin , préparé cette réponse
impertinente qui éclata comme une bombe au milieu
du paisible manoir de son oncle, et lui ôta la parole
tout autant de temps qu'il m'en a fallu pour vous
dire , ainsi que cela se pratiquait dans la tragédie
antique, ce que sont mes personnages.
— Vous êtes libre ! s'écria l'oncle. Ah ! vous êtes
libre ! Ah! ah! hum ! hum !
Évidemment, cette vérité, qu'il ne pouvait con-
tester en aucune sorte , le tourmentait ; il la retourna
en tous sens, avec maintes exclamations, et prit le
parti de se rabattre sur d'autres griefs.
— Oui-da ! vous êtes libre, M. le comte de Bam-
binos! Mais êtes-vous libre de bouleverser ma mai-
son, de me dévaliser, de me ruiner? Hum ! Ah ! vous
êtes libre, fort bien ! Mais êtes-vous libre de faire
danser la sarabande à mes écus ? Ouais ! C'est bien !
Mettez tout mon bien au pillage ! Ne vous gênez
pas! Hier encore, hier soir, à dis heures, monsieur,
votrechambre était éclairée, éclairée, oui ! monsieur !
Hum! hum! Or je prétends qu'on ne brûle pas de
chandelle chez moi ! On n'en a pas besoin ! Et pour-
quoi pas vingt chandelles? et pourquoi pas une illu-
mination générale? Hum! hum! hum!
— Et s'il me plaît d'en acheter ! répondit résolu-
ment le jeune homme.
Le vieillard retomba dans l'anéantissement de la
fureur, mais il en sortit tout à coup , flaira à droite
et à gauche, le nez en l'air, et avec tous les signes
de la plus vive inquiétude :
— Toinette, Toinette, mon café brûle !
La jeune gouvernante arriva d'un air éploré, et fit
un petit clignement d'yeux au jeune homme.
Elle n'avait pas trouvé d'autre moyen de conjurer
l'orage.
CHANDELLE ET FEU.
1-e soir de ce mémorable jour, le jeune comte
de Langei , persistant dans son opposition , avait
allumé dans sa chambre deux chandelles, et jeté
dans le gouffre qu'on appelait la cheminée d'énormes
bûches accommodées d'un fagot de sarment.
Chandelles et feu ensemble donnaient une magni-
fique clarté , et la chambre de notre insubordonné
se détachait comme un œil narquois au plus haut
de la façade du vieux château. Le jeune comte se
promenait, jetant sur ce fol éclairage le regard que
NçTon dut jeter sur Rome en flammes; et certes
l'écolier déployait en cette occasion plus de courage
que l'empereur romain. H attendait donc, avec une
résolution qui n'était pas tout à fait sans anxiété,
l'effet produit par celte flamboyante bravade, quand
il entendit gratter à la porte. H ouvrit. Toinette en-
tra, resta immobile, éblouie, et se couvrit les yeux
avec la main en s'écriant :
— Mon Dieu ! monsieur le comte, est-ce que vous
êtes fou ?
— Crois-tu que mon oncle verra cette clarté-là ?
— Miséricorde ! s'il la verra ! il voit au travers
d'un mur une allumette qui brûle. Mais, expliquez-
vous : qu'avez-vous donc ? Que veut dire ceci ? Mon
Dieu ! comme vous avez un regard singulier !
— Cela veut dire, ma chère Toinette, que ce châ-
teau me pèse, m'assomme, me tue ; que je ne veux
pas rester ici ! qu'il faut que j'aille à Paris ! et que
j'irai.
— Sainte Vierge ! dit Toinette d'une voix altérée ;
eh bien ! qu'est-ce que vous voulez donc y faire à
Paris? N'avez- vous pas tout ce qu'il vous faut?
bien logé, bien nourri, bien dorloté? Que vous man-
que-t-il ?
— La liberté et de l'argent ! ! ! Tiens , ma petite
Toinette, j'ai pensé à loi ; tu es bonne, et tu ne vou-
dras pas que je meure de chagrin. Tu m'avanceras
une petite somme, n'est-ce pas? Et ces mots furent
dits avec càlinerie.
— Non, monsieur le comte, je ne ferai pas cela.
— Tu refuses!... Alors écoute bien ceci : Je vais
casser les meubles, les jeter par la fenêtre, faire un
sabbat d'enfer ! Je te ferai brûler tes poulardes tous
les jours et tourner les sauces ! je mettrai du sable
dans les vins de mon oncle et de la terre dans ses
ragoûts. Je bouleverserai la maison pour qu'il me
renvoie à ses frais. Eh! vogue la galère ! tu vas voir
tout à l'heure.
— Ah ! doux Jésus! notre Sauveur ! qu'allons-nous
devenir! Tenez, monsieur le comte, voici un rou-
TOINETTE.
21
leaii d'écus que je devais envoyer à mon frère; | — Ah ! monsieur le comte, à Paris vous ne serez
prenez-le. Mais ne frappez pas si fort du pied; si Jamais aussi heureux que vous l'êtes ici. Restez,
votre oncle vous entendait ! , restez, je vous en supplie! Où scrcz-vous plus
— Merci, Toinette, lu es une bonne fille. ! aimé?
— Je ne te demande pas de conseils, dit le jeune
homme; mais il reprit sa voix caressante, et sai-
sissant les mains de la gouvernante :
— Ma bonne Toinette, il est de ces choses que lu
ne peux comprendre.
Les yeux de la jeune fille jetèrent un vif éclair,
elle pâlit, et d'une voix étouffée murmura :
— Oh ! si , monsieur le comte; c'est vous qui ne
me comprenez pas.
El l'animation revint aux joues de la brune et
piquante gouvernante ; son regard s'exalta, sa lèvre
frémit sous des mots à demi prononcés...
Eu ce moment la porte s'ouvrit, et le vieux comte
de Langei parut sur le seuil, pourpre, frappé au
visage par la flamme du foyer, et se détachant sur
le fond noir du corridor (passez-moi la comparaison)
comme, sur la plaque sombre d'une cheminée, un
rôti ruisselant et doré.
Dans sa stupéfaction , il ne put que balbutier ces
mots :
— Chandelles et feu ! ! ! Que signifie cela ?
— Cela signifie, répondit résolument Toinette,
que monsieur le comte est malade. Vous le rudoyez
si fort, ce pauvre enfant ! Voyez comme il tremble
de froid. Ne vous voilâ-t-il pas bien pauvre pour
deux ou trois fagots bridés.
Toinette détourna, cette fois encore, une terrible
bourrasque , au grand dépit de l'écolier, et l'oncle
se contenta de dire :
— Il n'est point nécessaire que je dépense ma
chandelle, puisqu'on en brûle ici.
Et il s'étala devant le feu.
Toinette resta en observation, craignant quelque
fâcheuse explication, et il se fit entre ces (rois per-
sonnages un de ces silences comme il en règne entre
gens qui n'ont rien à se dire , et qui ne peuvent se
dire des riens.
L'heure du sommeil les sépara.
l'hirondelle est partie.
Toinette ne dormit pas. L'aube avait à peine jeté
quelque transparence blafarde dans les rideaux vio-
lets de la jeune gouvernante qu'elle sauta au bas
du lit, et, dans son inquiétude, alla frapper à la
porte du jeune comte. On ne lui répondit pas. Elle
prit l'alarme et s'en vint heurter à la porte du vieil-
lard. Mémo silence. Il était impossible de réveiller
le vieux comte de Langei , quand il n'était pas ma-
lade: aussi ne voulant pas briser les planches, elle
se retira.
Évidemment le jeune comte l'avait devancée; il
22
était parti. Mais par où"? Elle so rappela alors cer-
taine brèche dans les murs du parc, bien connue
des jeunes maraudeurs. Il avait sans doute passé
par là. En effet, l'empreinte de ses pas était toute
marquée sur une longue pelouse verte qu'une gelée
blanche avait poudrée à frimas, comme on aurait
pu dire alors. La route de Paris passait près du
château. Le déserteur devait faire un immense dé-
tour à travers vignes et terres labourées avant de
pouvoir la regagner. II était donc encore possible de
l'atteindre. Toinette avait toutes les clefs sur elle ,
elle sortit. En effet, elle se trouva avoir de l'avance
sur le jeune homme, qui, un léger paquet sur le dos,
arpentait vivement le terrain et ne fut pas peu sur-
pris, au détour d'un petit bois, de se trouver face à
face avec Toinette.
La jeune Glle, les cheveux épars et ne gardant de
la poudre de la veille qu'une nuance insaisissable
et nuageuse, la gorgerette dérangée, les joues pâles,
les yeux gonflés de larmes, s'élança vers lui et s'é-
cria :
« 'Vous partez donc !
— Sans doute , je te l'ai dit. Je vais trouver ma
bonne marraine.
— Oh ! restez parmi nous, il en est temps encore.
— Mais tu es folle.
— Restez, dit Toinette en frappant du pied avec
impatience; et puis, des larmes dans la voix et un
sourire sur les lèvres, elle répéta : Restez.
— Non , je mourrais ici.
— Oh ! là-bas vous perdriez votre âme.
T- Ainsi, adieu !
— Monsieur le comte, dit la gouvernante en pre-
nant dans ses-mains fortes les bras grêles du jeune
homme, et en essayant de sourire au travers de ses
larmes, savez-vous que, si je voulais vous retenir, je
le pourrais? Je suis plus forte que vous.
— Tu ne voudrais pas lutter avec moi. Mais, ma
pauvre Toinette, quel intérêt as-tu donc à ce que je
reste ?
— L'intérêt que j'y ai? murmura le jeune fille en
remblant et en regardant autour d'elle... je vous
aime !
— Je le sais bien ! s'écria le comte. Tu es une
bravefemme. Tu m'aimes vraimentcommeunemère.
— Ce n'est pas cela! dit Toinette avec impé-
tuosité.
— Si ce n'est pas cela, alors qu'est-ce donc?
Regrettes-tu ton argent? »
Toinette bondit comme si un serpent l'eût touchée
au cœur, et s'écria :
« Parlez, partez; vous avez raison. »
Le comte se pendit au cou de la gouvernante, qui
faillit succomber sous ce poids , elle si forte pour-
tant ! Et le jeune homme reprit en chantant la route
de Paris.
REVUE PITTORESQUE.
Quant à Toinette, elle le suivit des yeux tant
qu'elle put , et monta sur un tertre élevé d'où on
découvrait la plaine; puis, quand les sinuosités du
chemin les eurent entièrement séparés, elle leva les
yeux au ciel , comme si elle se fût dit : Nous pou-
vons voir encore les mêmes nuages; puis elle cacha
sa tête dans ses mains en répétant : Cet enfant n'a
pas de cœur! cet enfant n'a pas de cœur!
Et elle s'en revint au château.
TROIS INDIGESTIONS.
Le départ du jeune comte de Langei causa la plus
grande douleur au vieillard. Il eut trois indigestions
successives. Du reste, il défendit qu'on prononçât le
nom rie son neveu devant lui.
Quant à Toinette, elle ne sortait presque pas de la
chambre qu'avait habitée son jeune maître. Tout le
jour elle Iravaillait aux vieilles tapisseries, toutes
blanches bientôt d'un réseau de reprises qui bala-
fraient les personnages. Le carreau inégal était soi-
gneusement ciré, et les meubles reluisaient à défaut
de glaces. Elle allait quelquefois jusqu'à passer une
chaude bassinoire sur les draps gelés ; — S'il reve-
nait ce soir, se disait-elle. Cela tenait de la folie.
Mais son objet d'adoration était surtout une table,
près de la fenêtre , celle où travaillait l'écolier.
Plumes et papiers étaient encore où il les avait
laissés; seulement de petites pierres retenaient les
feuilles à qui le vent eût pu donner des ailes. C'é-
tait là que Toinette venait pleurer.
Six mois environ se passèrent ainsi. Au bout de
ce temps, il se fit un grand changement dans les
manières de la gouvernante. .4 son abattement pro-
fond succéda une résolution singulière, que trahis-
saient des mouvements saccadés et je ne sais quelle
impétuosité du regard.
Un soir elle montra au vieux comte de Langei
une lettre qu'elle dit avoir reçue de Paris. Une pa-
rente à l'extrémité l'appelait à son chevet.
Toinette partit.
LE QUAI DES CÉLESTINS.
Quelque temps après le départ de Toinette , par
une soirée sombre, un jeune homme remontait le
quai des Célestins, où la lumière rouge et douteuse
d'un maigre réverbère était encore enveloppée dans
le brouillard comme dans un épais tissu.
Donc l'obscurité était profonde. Notre héros glis-
sait comme une ombre en suivant les murs des mai-
sons, comparaison d'autant plus juste que, le sol
n'étant point pavé, on entendait à peine le bruit de
ses pas. 11 fredonnait un air de menuet , lorsqu'à
quelques pas de lui il enlendil tirer de lourds ver-
rous. Une vieille femme parut , tenant en main une
TOINETTE.
lanterne, dont elle promena la clarté tremblante à
la hauteur de ses yeux. Mais le brouillard étendait
partout son rideau de gaze blanche , et la vieille ne
vit pas autre chose. Puis une jeune fille arriva gaie-
ment auprès d'elle, lui sauta au cou, et murmura
quelques mots que l'atmosphère insonore étouffa-
Une taille admirable se dessina dans l'auréole lu-
lumineuse de la lanterne , mais ce fut tout. Le visage
resta dans l'ombre. Puis gonds et verrous crièrent
de nouveau et tout rentra dans la nuit.
La jeune fille marchait en toute sécurité , quand
elle entendit , si près de son oreille que le souffle
effleura sa joue :
— Bonne nuit, la belle enfant.
La pauvrette jeta un cri d'effroi et hâta le pas.
Mais celui qui la suivait mesurait ses enjambées sur
les siennes, obstinément, silencieusement. Pas une
lumière aux fenêtres ; pas un batelier sur l'eau.
C'était effrayant.
— Tudieu! farouche, comme nous détalons! Est-
ce que vous êtes muette , chère petite ? Encore, s'il
faisait clair de lune , vos yeux me répondraient.
— Monsieur, dit la jeune Glle d'une voix altérée,
je vous en prie, laissez-moi, je ne vous connais pas...
— Eh bien 1 nous ferons connaissance. Il faut bien
commencer.
— Monsieur...
Le jeune homme se rapprocha de la belle qui
sentit le frôlement de son habit brodé.
— Monsieur, vous vous trompez sans doute, lais-
sez-moi; il faut que je retourne sur mes pas.
— Retrouver la vieille? Pas de ça, ma charmante !
je te tiens.
— Monsieur, ne m'approchez pas , car je saurai
me défendre.
— Miséricorde ! quel petit démon !
Et le jeune homme voulut saisir la taille de l'in-
connue, mais celle-ci se débattit en criant! .\u se-
cours !
En ce moment ils se trouvaient sous l'unique ré-
verbère chargé d'illuminer le quai , image la plus
vraie de l'égoïsme, qui regarde et laisse faire.
La lumière éclaira un moment le visage du don
Juan nocturne : la jeune fille poussa un cri de sur-
prise...
En ce moment, le séducteur brutal se trouva aux
prises avec un bras qui certes n'était pas celui de la
belle éplorée . Je l'ai déjà dit , le sol n'était point
pavé, le brouillard assourdissait le bruit des pas;
l'amour, ou plutôt je ne sais quelle fantaisie d'amou-
rette, bourdonnait ses tumultueux conseils dans l'o-
reille du jeune homme: enfin, il n'avait rien en-
tendu. Une lutte s'engagea entre les deux adver-
saires, qui ne pouvaient se voir. Notre héros sentit
bientôt qu'il avait affaire à plus faible que lui; il
tenait son ennemi par la gor^ie et allait le renverser
à terre, quand on entendit les chants assez rappro-
chés d'ouvriers en goguette qni revenaient de la
barrière. Les coups cessèrent, les deux combattants
s'échappèrent, chacun de son côté; il y avait long-
temps que la jeune fille en avait fait autant.
Remis de cette alerte, le jeune homme poursuivit
son chemin, et tout en marchant il se disait:
— Peste soit de moi ! j'avais bien besoin de cour-
tiser cette fille! Oh! l'incorrigible que je suis ! et
cela à la veille de me marier ! le soir même où je
vais signer le contrat ! C'est qu'elle était si bien
prise, si accorte! Que diable aussi s'avise-t-elle
d'appeler au secours ! je croyais que tout cela n'était
que grimace, et qu'elle crierait tout bas. N'y pen-
sons plus. Ce n'est pas que je ne sois très-amoureux
de ma future ! je l'aime même assez passionnément.
Quelle idée a eu ce fou de Raynal de me faire boire,
un jour de contrat'? Je ne suis pas étourdi, je rai-
sonne parfaitement bien ; mais il me passe de temps
en temps dans le cerveau de folles idées , à qui je
tiens tant que je puis la porte fermée, crainte de
sottise. Mais je vois que je deviens convenable , et
je puis me présenter.
LA MANCHETTE BRODÉE.
Quand, dans le salon de M. de Cessac, on annonça
le comte de Langei, tous les yeux se fixèrent sur le
jeune homme. C'est qu'il était en retard, et que
c'était commencer un peu tôt le rôle de mari.
Le comte (vous le voyez , il était bien changé en
six mois) se présenta avec beaucoup d'aisauce , et
après quelques instants de causerie , vint s'asseoir
auprès d'une jeune personne, qui cependant sem-
blait chercher à éviter ses regards.
Ce dialogue s'établit entre eux.
— Vous m'en voulez donc beaucoup "?
— Moi , monsieur, vous vous trompez.
— Ne suis-je pas en retard ?
— Je ne m'en suis pas aperçue. D'ailleurs, rien
ne vous pressait d'arriver sans doute.
— Vous êtes méchante.
— Comment trouvez-vous cette peinture d'é-
ventail ?
— Je ne sais.
— Comment cela ?
— Vous êtes si jolie ce soir.
— Vous voulez capituler.
— Moi , mon Dieu non !
— Vous êtes fier.
— Quand j'ai de bonnes raisons.
La jeune fille se pinça les lèvres et détourna la
tête d'un air indifférent, mais la curiosité l'emporta.
— Ces raisons, je ne tiens pas à les savoir, je
vous assure... Cependant je serais curieuse...
— Vous ne m'en voudrez plus?
— Écoutons d'abord: le jugement après.
2i
— Une jeune fille qu'un brutal attaquait et que
j'ai dû défendre...
— Et l'héroïne?
— Envolée pendant la bataille.
Ces explications d'amoureux furent interrompues
par l'arrivée d'un domestique portant des rafraîchis-
sements.
Ce domestique, vêtu de rouge, galonné, ganté,
crêpé, poudré, et que l'on nommait Feroé, c'était
un singe.
M. de Cessac était un ancien marin. Dans je ne
sais plus quelle île sauvage, les indigènes avaient en-
levé à sa mère ce singe encore à la mamelle ; M. de
Cessac l'acheta pour un lambeau de drap rouge et
l'emmena en Europe.
Feroë, véritable homme des bois, avait atteint la
taille gigantesque de quatre pieds. Sa grosse face
était pleine de bonté et de malice, et son intelligence
était vraiment effrayante pour l'observateur.
Cependant un groupe s'était formé à un angle du
salon; il était composé à peu près des jeunes chas-
seurs dont vous avez fait connaissance au bois du
Chat-Noir.
Approchons-nous et saisissons quelques mots au
^ passage.
— C'est une chose étrange comme le vieux che-
valier de Nervois était pâle en arrivant ici.
— Il paraît qu'il s'est trouvé mal dans le cabinet
du comte de Cessac.
— Avez-vous remarqué que ses vêtements étaient
en désordre?
— Il y avait du sang à son mouchoir.
— En vérité !
— Lange! a l'air assez indifférent. Qu'en dites-
vous ?
— Tu te trompes, mon cher; il est amoureux fou.
Cependant la porte du cabinet s'ouvrit, et l'on vit
entrer le marquis de Cessac, appuyé sur le bras de
son vieil ami, le chevalier de Nervois.
Tout le monde fut frappé par l'expression pro-
fondément triste de leur visage déjà pâle et sévère.
Ils s'avancèrent près d'une petite table où se tenait
le notaire. Celui-ci prit un air obséquieux , raffermit
se besicles, et se mit en devoir de lire les clauses du
contrat. Le chevalier de Nervois lui posa douce-
ment la main sur le bras en lui faisant signe de s'ar-
rêter.
Ce geste singulier fut remarqué ; les conversations
se turent. Un cercle se forma autour du vieillard.
Quelques personnes lui demandèrent comment il
se trouvait.
— Bien mieux, mes amis, répondit le chevalier;
je vous remercie, mais je vous dois le récit de l'a-
venture qui m'est arrivée et qui est cause de la fai-
blesse où je suis tombé. Je passais sur le quai des
REVUE PITTORESQUE.
Cèlestins, me rendant ici, lorsque j'entendis pousser
des cris de détresse. Je m'élançai... Une jeune lille
se débattait dans les bras d'un homme. Je voulus la
défendre, mais le misérable était jeune, et mol
vieux; j'allais peut-être succomber sous ses coups,
lorsqu'un bruit de pas qui s'approchaient mit en
fuite l'assassin et me sauva la vie.
Et les yeux du vieillard rencontrèrent ceux du
comte de Langei , qui frissonna.
En une seconde, mille pensées funestes traversè-
rent l'esprit du jeune homme, avec cette rapidité
que l'âme met à souffrir. Le chevalier l'avait-il re-
connu? Oh! alors il serait perdu; cependant M. de
Nervois n'ajoutait mot. La conversation changeait
d'objet. Il était sauvé ! Mais comment mademoiselle
de Cessac concilierait-elle ce récit avec le sien? Oh!
le vieillard était connu pour quelque peu gascon.
D'ailleurs, le danger présent était le seul à craindre.
A chaque jour ses inquiétudes ! Il s'agissait de faire
bonne contenance. Prend-on aujourd'hui un manteau
pour l'orage qui doit éclater demain?
Enfin le notaire lut le contrat. Aussitôt après ,
mademoiselle de Cessac s'avança pour signer; le
comte , le sourire sur les lèvres , fit un pas pour
prendre la plume à son tour, mais le chevalier de
Nervois l'arrêta, lui aussi, par un geste impératif et
dit à haute voix :
— Mes amis, j'avais oublié de vous apprendre
qu'il nous serait facile de recoimaître le misérable
qui abusait ainsi de sa force contre cette pauvre
jeune fille. Dans la lutte, il m'est resté à la main un
morceau de sa manchette. Puis, se tournant vers le
comte, il lui dit : « Monsieur de Langei, voyez donc
si ce n'est pas ce morceau qui manque à votre man
chette ! » Et il le lui jeta au visage.
DEUX MENSONGES.
De la chaussée du Maine, au fond d'une avenue,
vous pouvez voir encore une habitation d'une assez
triste apparence, sans la moindre corniche , sans le
plus petit fronton , percée de ces fenêtres vulgaires
comme en ont les baraques jaunes et noires de
Paris, et qui cependant avait une ceinture de par-
terres fleuris et de peupliers frémissants et était
enfermée dans une grille de splendeur royale. Les
habitanis , dont les cabanes étaient éparses dans la
plaine, appelaient cette demeure un château ; entre
nous, ce n'était qu'une petite maison.
Assis devant une table où quelques papiers jaunes,
sordides, rongés, des papiers d'afl'aires enfin, étaient
jetés parmi une foule de billets parfumés et satinés,
le comte de Langei, un bras en écharpe , paraissait
en proie à la plus vive anxiété.
Une épée était jetée sur une bergère; il s'était
TOINETTE. 25
battu le matin dans le champ des Troi^ Fils de ta i 1! avait mis hors de combat un neveu du chevalier
Keuye, déjà célèbre et bien arrosé par les duellistes. | de ^'ervois, et pour son compte avait reçu une
blessure au bras. Les choses en étaient restées là ;
il n'y pensait plus. D'où pouvait donc venir son agi-
tation ?
A son côté se tenait un vieillard dont les yeux
aux reflets métalliques suivaient tous ses mouve-
ments.
Tout à coup le jeune comte se leva , rejeta avec
colère le papier qu'il tenait, et s'écria :
— Je n'accepterai jamais un pareil marché !
Le vieillard salua humblement et fit mine de se
retirer.
— Infâme usurier! misérable voleur!
— IVIonseigneur, je vous salue.
— Arrête! Es-tu intraitable? Voyons, répète-moi
ces belles conditions.
— IVIonseigneur...
— Trêve à cette monseigneurie, brigand !
— Les temps sont durs ; l'argent est rare. Il n'y
en a pas.
— Au fait!
— Ah! je voudrais bien qu'il y en eût! je pour-
rais...
— Au fait 1
— Je vous l'ai dit, monseigneur. Je ne puis vous
donner que trois cents louis en espèces. Personne
n'est plus accommodant que moi. De plus, deux
cent cinquante livres de suif (belle qualité), que
vous trouverez à vendre à très-bon prix; de plus
un chameau , animal fort curieux , que les histrions
de la foire payeront son pesant d'or; de plus une
galerie de portraits de famille qui orneraient fort
bi"n l'antichambre du château de monseigneur, et
dont quelques-uns sont des plus grands maîtres.
Cela seul vaut la somme entière.
— Et puis?...
— Monseigneur, comptons.
— Et il faut que je te fasse un billet de six cents
louis.
— Ah ! ciel ! j'aimerais bien mieux vous donner
tout en espèces , si je le pouvais. 'Vous gagnerez
sur moi.
— Sais-tu qu'il me prend envie de t'étrangler?
— Monseigneur, balbutia le vieillard en trem-
blant, je ne veux pas vous forcer la main ; je m'en
vais...
— Non, reste. Garde tes guenilles et tes bêtes,
et compte-moi la somme.
Au moment où le vieillard se retirait avec une
modération de marche que trahissait l'empressement
de son regard, il rencontra dans l'antichambre un
jeune paysan qu'il soupçonna fort , vu sa rougeur
et cerlain bruit entendu , avoir écouté à la porte.
L'usurier, que la chose ne regardait en aucune ma-
nière, continua son chemin. Quant au jeune gars, il
se présenta devant le comte avec un mélange de
timidité et de résolution qui prévenait tout d'abord
en sa faveur. Ses yeux noirs étaient tristes; ses
joues n'avaient pas perdu toute leur fraîcheur ni
toute la grâce de leur contour, mais elles avaient
été touchées par la souffrance, semblables à une
pêche tombée à terre et meurtrie. Il paraissait bien
jeune , de cet âge où les grâces féminines de l'en-
26 REVUE PITTORESQUE
fance luttent avec les formes plus arrêtées, plus
sévères de l'adolescence. Il était vêtu d'un habit gris
et propre.
Le paysan remit une lettre au comte, et devint
très-pàle.
— Que me veut ce jeune drôle?
Ce mot assez brutal parut cependant rassurer le
timide jeune homme.
— Il me semble, continua de Langei, que votre
figure ne m'est point tout à fait inconnue.
— Ça se peut bien, monseigneur, répondit le joli
rustre; cependant vous ne m'avez jamais vu.
Le comte ouvrit la lettre et s'écria :
— Par Cytlière! je ne me trompais pas. Le frère
de Toinette... ce n'est pas étonnant. Eh bien, vous
demandez du service, mon enfant? Je n'aurais pas
de place à vous donner ^ que j'en créerais une par
considération pour ma bonne Toinette. Mais juste-
ment j'ai besoin d'un valet de chambre , C€la se
trouve à merveille. Et l'on vous nomme?...
— Jacques.
— Vous êtes joli garçon.
— Monseigneur, cela vous.plaît à dire.
Jacques était passé par le château du vieux comie
de Langei ; il apprit à son jeune maître que cet oncle
respectable lui avait pardonné, mais ne voulait pas
encore le revoir.
— Sais-tu écrire ? demanda le comte au frère de
Toinette.
— Oui, monseianeur.
— Alors, assieds-toi à cette table et écris. Je me
ressens d'une petite piqûre d'épée au bras droit...
— Miséricorde! monsei;;neur, vous êtes blessé I
— Ce n'est rien, mon ami. Cet enfant est sen-
sible, pensa le comte. Écris...
Mais la main du jeune paysan tremblait. Enfin il
se remit de son trouble et put tenir la plume.
De Langei dicta:
« Mon cher de Raynal.
«1 Que fais-tu au fond de ta Touraine? Arrive donc
au plus tôt. Je crois, le diable me pardonne [il faut
le ménager, puisque c'est à lui que nous aurons
affaire un jour), je crois, dis-je , que la sotte en-
geance des maris va dormir tranquille sur l'oreiller
conjugal et vertueux, si tu ne reviens y mettre bon
ordre. Sans toi , mon très-cher, nous nous soûlons
comme des valets ; nous ne savons plus nous griser.
« Tu sais que tu as commencé mon éducation :
il faut la finir. Lorsque je débarquai à Paris, pauvre
ourson effrayé de tout , au moindre mot qu'on me
disait fermant les yeux et ouvrant la bouche , c'est
toi qui m'as pris dans ma sauvagerie. Tu m'as fait
ce que je suis, parole d'honneur ! Gloire au maître !
Tu te souviens que madame de Bellefonds, ma bien-
aimée et prude marraine , me reçut à bras ouverts,
et que la sensible veuve m'aida à faire assez bonne
figure dans le monde. Même il fallut payer ces bon-
tés-là par des soins... Entre nous, illustre magister
(il n'y a pas de'fatuité à cela) , je crois qu'elle était
jalouse , la respectable dame. Il me semble même
que déjà, avant ton exil dans ta province peu civi-
lisée, elle me faisait assez froide raine. Enfin, un
beau jour , j'ai jeté mon bonnet par-dessus les mou-
lins, ou, pourm'expliquer plus catégoriquement, j'ai
chassé Miouf, son chien blanc , de mes genoux (c'é-
tait sa place ) , j'ai quitté furtivement son hôtel,
fermé à huit heures comme un couvent, et j'ai repris
ma liberté. Comment je fais? mon Dieu! Grâce à
un honnête usurier qui me vole tant qu'il peut, je
même un train de prince. Je mange en herbe (foin
de cette comparaison ! ) je mange en beaux et bons
louis quelques petits coins de mon héritage ; je rogne
ma tartine. Il faut bien vivre. A propos, mon oncle
ma pardonné; c'est beau !
« Mais parlons de choses plus intéressantes. Il te
souvient de mademoiselle de Cessac. Eh bien ! mon
cher ami, j'ai été sur le point de l'épouser. Eh ! mon
Dieu oui! Une heure de plus, et il aurait fallu dire
sur moi un liequiescat in pace; j'étais marié. Cet
enterrement... je veux dire ce mariage, a manqué
par l'aventure la plus bouffonne... Je te conterai
cela. Mais j'ai à me venger de ce marquis de Cessac,
qui est bien un vieux drôle... Je crois que la petite
m'aime; moi j'en raffole, etc. n
Suivaient toutes sortes de divagations à l'usage
des amoureux.
La lettre écrite, le comte, fatigué d'une nuit de
jeu et d'orgie, ne tarda pas à se retirer dans un frais
pavillon, tapi au fond du parc, et là il s'endormit.
Une fois seul , Jacques s'assit à une table et cacha
sa tète dans ses mains. Puis il se releva : quelques
grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il par-
courut en tous sens le boudoir ambré de son maître,
touchant à tout avec une curiosité enfantine et ce-
pendant un saint respect. Quand son étonnement
prit un terme, il se remit à pleurer. '
Cependant une chaise à porteur s'arrêta sur la
route du Maine, aux premiers tilleuls de l'avenue.
Cette chaise était de louage, ce que laissait assez
reconnaître la livrée des porteurs, toute galonnée de
laine jaune. Deux femmes en descendirent. L'une
était jeune et portait un capuchon bouillonné, à re-
flets changeants, qui lui cachait en partie le visage;
l'autre, plus âgée et sévèrement mise, paraissait
être sa gouvernante.
Elle disait à sa compagne :
— Oh! mademoiselle, quelle imprudence vous
commettez !
— Que veux-tu, répondit la jeune fille, je l'aime.
— Un joueur !
— Mais comme il perd noblement.
— Un bravache !
— Qui m'a sauvé la vie.
— Un fou !
— Les sages sont si ennuyeux.
— Un libertin !
— Il n'y a qu'un libertin pour être aimable.
Me crois-tu assez sotte pour aller me scandaliser
d'un regard , d'un mot adressé à une autre belle '?
Une fleur est à moi, puis-je empêcher son parfum de
se répandre ?
— Mais l'aventure de l'autre soir...
— Nervois est un de ces niais Don Quichotte tou-
jours prosternés aux pieds de la beauté, tout hom-
mage, tout flamme, yeux en coulisse et bouche en
cœur, rompant des lances à tout propos, chevalier
servant... à nous faire rire.
Et ce disant, elles arrivèrent au perron, véritable
amphithéâtre de fleurs, et pénétrèrent sans obstacle
jusqu'au cabinet où se tenait le nouveau valet de
chambre du comte.
— Monsieur le comte de Langei? demanda la jeune
fille, non sans un trouble charmant.
— Il vient de partir pour Paris , mademoiselle ;
vous auriez même pu le rencontrer en route.
— Mademoiselle de Cessac (car vous avez deviné
que c'était elle) faillit briser son éventail de dépit.
Cependant son beau front se déplissa ; elle jeta une
bourse sur la table en disant :
— Tiens, enfant, prends; je veux causer avec
toi. Le comte vient-il souvent ici?
— Il V demeure.
TOINETTE. 27
— Seul ?
Jacques ne répondit pas.
— Est-il seul?
— Quand il ne vient pas de belles dames comme
vous.
— Mais est-ce qu'il en vient quelquefois?
— Jour et nuit, dit le valet de chambre d'un air
résolu.
— Il est effronté comme son maître, pensa la dame.
Et , dis-moi , sont-elles belles?
— Oh! oui.
— Et moi qui le coyais blessé, se dit la jeune
fille; mais voici une épée... Il s'est battu ce matin.
— Oh! mais il n'a eu qu'une égratignure... rien
du tout. Cela ne l'a pas^empêché, tout à l'heure,
d'écrire une longue lettre.
— Ah ! il a écrit une lettre!... El à qui?
— Je ne sais pas... celle-là il l'a portée lui-même.
— C'en est trop ! s'écria la jeune fille ; donne-moi
du papier et de l'encre...
Et elle écrivit un mot avec une rapidité prodi-
gieuse , le plia et le remit au valet de chambre en
lui disant :
— Pour le comte aussitôt qu'il rentrera.
La jeune fille fit un geste impératif à sa gouver-
nante ; toutes deux sortirent, traversèrent l'avenue
avec précipitation et se jetèrent dans leur chaise, qui
disparut.
Quand le comte rentra dans son boudoir, Jacques
lui remit le billet, en lui disant que la jeune fille
qui l'avait écrit était accompagnée d'une espèce de
duègne. La vieille n'avait pas voulu permettre qu'on
allât prévenir M. le comte. Le billet contenait ce peu
de mots qu'il lut à voix haute :
« Cher comte ,
» Je vous l'ai promis , je tiendrai ma parole. Je
ne subirai pas plus longtemps l'odieuse tyrannie
d'un père. La nuit vient de bonne heure maintenant.
A neuf heures du soir je passerai dans mon carrosse,
sur la route du Maine , pour me rendre â Arcueil,.
chez mon ancienne amie de couvent mademoiselle de
Nervois. Faites masquer vos hommes. Mon cocher
est très-vieux, et mon valet très-jeune. Ma gou-
vernante s'évanouira, vous pouvez y compter. Ne
leur faites pas de mal. Surtout n'oubliez pas de dé-
valiser mes gens , que cela ait un peu l'air d'un
coup de Cartouche. A ce soir, méchant.
« Julie de C... »
Pendant la lecture de ce billet fort doux , Jacques
rougit et pâlit tour à tour. Évidemment il ne s'at-
tendait pas que sa déposition contre son maître dût
produire cet effet.
l'enlèvement.
A huit heures, un splendide souper réunissait au-
tour d'une table chargée de girandoles de cristal et
REVUE PITTORESQUE.
de vases de fleurs , tous les amis du comte , jeunes
fous comme lui.
Vers la fin du repas, le valet de chambre qui
servait à table s'esquiva sans qu'on s'en aperçût.
Eu sortant de la salle du souper, Jacques avait
traversé l'avenue et il s'était avancé, sur la large
chaussée, déserte et sombre à cette iieure. Là il
s'était couché sur le sable pour écouter s'il n'enten-
drait pas le roulement lointain d'un carrosse. Mais
le bruissement du vent dans l'herbe et le sémisse-
ment des grands arbres troublaient seuls le silence.
Jacques resta découragé, écoutant toujours avec
anxiété. Enfin, une masse noire se détacha dans
l'obscurité, et en même temps on entendit le sourd
piétinement des chevaux dans le sable épais.
Jacques se jeta au-devant du carrosse , et s'écria
d'une voix étranglée :
— Au nom du ciel! arrêtez-vous... On en veut à
vos jours!
Mais , soit que le cocher fût à moitié endormi ou
qu'il fût sourd, il ne tint aucun compte de cet aver-
tissement et continua sa route.
Bienlùt assailli par le comte et ses amis, il n'op-
posa aucune résistance. M. de Langei ouvrit la por-
tière et vint offrir la main à sa dame , qui, malgré
la nuit noire , avait mis son masque. Disons ici que,
depuis quelque temps, la mode des loups était pas-
sée, et que, si mademoiselle de Cessac montra deux
fois cette fantaisie de grand'mére, la première, ifest
que, sortant de maladie, elle craignait, pour sa
beauté, le mauvais air; la seconde, c'est que, venant
à ce rendez- vous , elle craignait pour son honneur,
celte autre beauté.
Et, chemin faisant, le jeune bomme adressait
mille galanteries à la jeune fille.
Mais mademoiselle de Cessac ne répondait pas.
En montant le perron , qu'illuminaient les lustres
de l'orgie, le comte remarqua deux hommes, ou
plutôt deux ombres, qui disparurent derrière une
charmille. Il crut que c'étaient deux convives, et
n'y fit autrement attention.
Cependant les amis du comte retrouvèrent un peu
de leur raison ; tous étaient curieux de voir comment
mademoiselle de Cessac, si fière et si fantasque,
supporterait, dans sa position délicate, les regards de
tant de jeunes gens , la plupart dédaignés par elle.
La jeune fille, enveloppée dans son large capu-
chon, loin de paraître déconcertée, se présenta avec
un air coquet et mutin. Arrivée sous la clarté des
bougies, elle prit son parti en brave. Voyant bien
qu'elle était reconnue, elle ne voulut pas jouer
la pruderie , et elle porta sa main gantée à son
masque pour le détacher ; mais les cordons tenaient.
Elle voulut les dénouer et ne put en venir à bout.
Alors elle prit fort résolument un couteau et les
coupa.
Le masque tomba.
On n'entendit dans toute la salle qu'un cri d'hor-
reur et de stupéfaction...
Cette femme qu'on venait d'enlever... c'était Feroë,
le singe favori^u marquis de Cessac.
En ce moment un coup de sifflet particulier se fit
entendre du milieu de l'avenue. Feroé releva la tête,
bondit, sauta, sans s'embarrasser autrement du
décorum, par-dessus la balustrade de fer du perron,
ël disparut sous les tilleuls.
Deux secondes après, on entendit le roulement
d'un carrosse que les chevaux emportaient au
galop.
UNE LETTBE DU NOTAIRE.
Quinze jours après ce burlesque enlèvement, une
femme âgée se présenta à la grille du château du
.Maine, et demanda Jacques, le valet de chambre
de monseigneur, à qui elle remit une lettre en s'é-
criant ;
— Mais êtes-vous gentille ainsi! Vous avez l'air
d'un vrai gamin! Eh bien! ma chère enfant, il ne
vous est rien arrivé de fâcheux l'autre soir ?
— Non , ma tanle , répondit le valet de cham-
bre , et il ouvrit la lettre dont la suscription était :
0 A mademoiselle Toinette Musnier. »
Le notaire de*** lui écrivait que M. le comte de
Langei était très-souffrant, que ses dîners ne pas-
saient plus; qu'il regrettait beaucoup sa jeune gou-
vernante , et la redemandait à ton t instant ; qu'en
ce moment, où on n'était pas sans inquiétude pour
ses jours, on regarderait comme très-heureux qu'elle
voulût bien revenir vers celui qui l'aimait comme
un père, si toutefois cette parente malade qui l'a-
vait appelée auprès d'elle n'avait plus besoin de ses
soins.
— Tu avais donc dit que j'étais malade? demanda
la dame âgée.
— Eh! mon Dieu oui, ma tante; s'écria Toinette
avec impatience.
— Ma chère, il faut y prendre garde , tu deviens
menteuse comme un page. Mère du Sauveur 1 c'est
déjà un assez gros péché que de prendre ces vilains
habits d'homme.
Toineltc avait voulu mener les événements, et,
comme il arrive toujours en pareil cas], elle avait
été menée par eux. Aujourd'hui elle se croyait ar-
rivée au bonheur. A peine un pas l'en séparait;
mais entre elle et ce but survenait l'accident im-
prévu, quelque chose comme la terre qui se fendrait,
au moment où on baisserait la main sur une fleur,
et qui vous opposerait encore tout cet éboulement à
traverser pour l'atteindre. Le comte avait été indi-
gnement joué ; elle croyait qua la colère devait avoir
étouffé l'amour. Ame forle , elle ne soupçonnait pas
les éternels retours et les lâches pardons des cœurs
TOINEÏTE.
faibles. Il lui semblait qLie,iniaiHl elle ouvrirait son
rœur pour y montrer des trésors de véritable pas-
sa
sion , le comte ne pourrait manquer de se laisser
éblouir et entraîner comme un homme cupide à qui
on fait voir une cassette pleine d'or. Enfin elle espé-
rait; l'amour c'est l'espoir. Tout à coup vint cette
lettre qui la rappelait. Placée entre sa passion et son
devoir, elle n'hésita pas : elle prit congé du comte.
Il est inutile de dire comment elle fui reçue. Ses
premières paroles furent pour demander l'entier par-
don de son jeune maître qu'elle obtint. Elle lui
écrivit donc de revenir au plus tôt, son oncle étant
sérieusement malade.
EXPLICATIONS.
Par une belle après-midi, Toinette sucrait une tasse
de lait largement étendue d'eau , destinée au vieux
comte de Langei , qui ne pouvait plus prendre que
celte nourriture.
Celui-ci suivait des yeux tous les mouvements de
la gouvernante et poussait de gros soupirs.
Quand Toinette lui présenta ce fade mélange, le
regard du vieillard s'alluma; il pril le bol et le
précipita avec rage sur le carreau en s'écriant :
— Je vois ce que c'est. On veut que je meure de
faim. On s'entend avec le médecin, à qui on donnera
bonne part de mes écus. Ilum! Mais il n'en sera
pas ainsi. Oui-da ! Vous nous croyez bien sot. Mar-
ton ! Marton! servez-moi à souper. L'appélit nous
est revenu, et (faisant un salut à son neveu et à
Toinette), s'il vous plaît, mes bons amis, je vivrai
encore longtemps. Ah! ah! hum!
Toinette fit des'représentatious , se fiîcha , mais
en vain.
Marton se tenait toujours prête à satisfaire ces
fantaisies pantagruéliques qui revenaient assez sou-
vent. Aussi eut elle bientôt apporté un filet de bœuf
bien lardé, bien paré , noyé dans le madère et dans
le consommé, flanqué de carcasses de perdreaux,
de bouquets garnis, relevé de poivre et de muscade,
arrosé, 'beurré, dressé, glacé; c'était appétissant.
Le vieillard roula de gros yeux, s'arma de four-
chette et couteau et dévora.
Quand il eut englouti la moitié de ce plat, il de-
vint comme à l'ordinaire cramoisi , puis violet , et
alla se plonger dans une bergère, où il resta, comme
un serpent boa, à moitié engourdi , à moitié en-
dormi.
C'était la première fois, depuis leur retour au châ-
teau , que le comte et Toinette se trouvaient à peu
près seuls.
— Vraiment, Toinette! s'écria le jeune homme ,
sais-tu que tu es devenue coquette, et que je mour-
rais d'ennui si Ion gai visage ne m'illuminait un peu
celle sombre demeure ?
Le comte venait de s'apercevoir seulement que
Toinette était trcs-jolie ; et, ne sachant à quoi passer
le temps, il lui faisait la cour.
Toinette faillit mourir de ravissement à cet aveu
attendu depuis si longtemps ; et relevant sur lui ses
yeux, où la passion chatoyait, elle lui dil d'une voix
tremblante :
— Est-ce vrai que vous m'aimez?
Le comte ne croyait pas s'être si fort avancé ; ce-
pendant il ne recula pas el protesta de son amour.
— Ainsi , dit Toinette , vous m'aimez ! Et elle
ajouta ave.:, une petite moue mutine : — Vous ne vous
arrêterez i)lus dans les rues pour courtiser les pre-
mières venues ?
— Que veux-lu dire?... balbutia le comte.
— Et vous me promettez de ne plus penser jamais
à cette impertinente demoiselle qui charge un vilain
singe de ses visites?
— Ah! s'écria le jeune homme, voilà qui est trop
fort ! Ou ton frère esl ici, ou il l'a écrit.
— Ni l'un ni l'autre, répondit Toinette. Moi aussi,
je vous aime, conlinua-t-elle en baissant les yeux; je
vous aime , et voilà bien longtemps déjà ! Je ne sais
comment cela s'est fait. Vous étiez enfant, avec vos
blonds cheveux qui frisaient, et je vous aimais d'un
amour de mère. Je n'avais que douze ans pourtant ;
mais élevée dans ce vieux château si noir où les
jours sont si longs, si longs ! il me semblait que j'é-
tais déjà vieille. Puis vous êtes devenu grand, et
vos yeux étaient si hardis, monseigneur, qu'on ne
pouvait plus vous regarder comme autrefois. Et
comme vous deveniez jeune homme, moi je redeve-
nais jeune fille. Alors je compris vaguement que je
ne pouvais plus jouer le rôle protecteur d'une mère.
Et cependant je vous aimais toujours... mais c'était
autrement.
Cette révélation était un rayon qui mettait en lu-
mière, pour le comte, tout le passé, et lui aidait à
comprendre des faits jusqu'alors restés obscurs ;
mais ce rayon ne lui réchauffait pas le cœur.
— Écoutez , écoutez encore. Vers ce temps vous
êtes parti ; moi, je ne pouvais p'us vivre ici. Voyez-
vous, tout restait hérissé de votre souvenir, et je me
déchirais le cœur à tout. Je trouvai un prétexte
pour partir. Le vieux comte pleura. Moi, il y avait
longtemps que je ne pleurais plus. J'ai une parente
âgée à Paris...
Le comte l'interrompit :
— Ne demeure-t-elle pas quai des Céleslins ?
— Oui, monseigneur.
— Et n'est-ce pas toi que je rencontrai par un soir
de brouillard?
— C'est moi. Le lendemain je me présentai chez
vous...
— C'est assez. Je comprends tout, maintenant. Et
30
il ajouta avec une froide ironie : — Certes, tant do
dévouement mériiait tout mon amour.
— Oh! répétez-moi ces mots ! s'écria la pauvre
Toinette ; vous m'aimez ?
— Vraiment; en pourrais-je aimer une autre?
— Et celte demoiselle de Cessac? ajouta la ja-
louse jeune fille.
— Je n'y ai jamais pensé sérieusement. Ne te
gardais-je pas mon cœur?
— Ah ! que je suis heureuse d'être aimée ! conti-
nua Toinette. Et vous m'avez toujours aimée ainsi ?
Mon Dieu 1 que j'étais folle ! Je me tourmentais , je
pleurais la nuit... Oh! mais maintenant le bonheur
va me rendre belle. Et moi qui croyais que vous
l'aimiez , cette demoiselle de Cessac ! Aussi quand
elle est venue au château , vous savez , le jour où
je vous ai servi de secrétaire, ah! je ne vous ai pas
épargné... J'ai parlé de belles, de visites mystérieu-
ses, de tendres missives. Elle piétinait, elle mordait
son éventail, elle se pinçait les lèvres... J'étais con-
tente. On est méchante quand on aime. Je puis bien
vous dire tout cela maintenant...
— Et qui vous a dit que je vous aimais? s'écria
le comte dans un accès de fureur qui fit venir l'é-
cume à sa bouche. Qui vous a dit cela , misérable
folle? Vous êtes venue vous jeter sur mon passage;
vous avez tout brisé dans mon avenir et dans mon
cœur. Réputation, fortune, fiancée, vous m'avez tout
fait perdre. M'entendez-vous? Ah ! vraiment, je ne
sais qui me retient ! Moi , vous aimer ! Pour une
servante, vous êtes bien hardie !
A ces éclats de voix , le vieillard assoupi se ré-
veilla et demanda , d'un ton bourru , d'où venait ce
bruit.
— C'est monsieur le comte qui déclame , répondit
Toinette en souriant. Mais après ce sourire , elle
tomba évanouie.
LE DERNIER MOT d'uN C.0ITRM.4ND.
Ce soir-là , le comte de Langei fut sérieusement
malade. Toinette lui remit une lettre qui parut lui
faire une impression fatale.
A sept heures , il demanda un verre de madère
qu'on lui refusa. Celte contrariété aggrava beaucoup
son état, d'ailleurs fort alarmant.
Personne ne pouvait pénétrer dans la chambre, si
ce n'est Toinette et Marton. Le comte se présenta
plusieurs fois et fut toujours éconduit avec des ex-
clamations à voix basse, des regards au ciel et au-
tres manifestations de circonstance.
Cependant le jeune homme apprit qu'un vieillard
étranger et fort mal vêtu s'était présenté au château,
et qu'on l'avait introduit auprès du moribond.
D'un autre côté, le notaire et le curé du lieu fu-
rent aussi admis au chevet di> vieux comte.
REVUE PITTORESQUE.
Vers le milieu de la nuit, un coq chanta; un autre
coq répondit dans le lointain. A ce bruit le malade
se réveilla dun profond assoupissement et mur-
mura : — Marton, fais-moi rôtir un poulet...
Son œil se rouvrit, ses narines se dilatèrent, puis
il rendit l'âme, la bouche entr'ouverte , et comme
dans l'attente.
D0N.\TEUn ET LÉGATAIRE.
Le comte pleura la mort de son oncle, mais l'or
dont il espérait hériter rayonnait au milieu de sa
tristesse, et son ciel, tout sombre qu'il fût, avait de
joyeuses éclaircies de soleil.
A vrai dire, le comte avait eu la beauté que pro-
duit la jeunesse du corps, mais il n'avait jamais eu
la bonté que produit la jeunesse du cœur.
Il était égoïste.
Quelques jours après ce triste événement, le no-
taire vint en cérémonie au château pour y faire
lecture du testament.
Depuis qu'il était devenu le maître, le comte était
devenu très-altier; comme on porterait une main
brutale sur un endroit douloureux , son regard , dur
et plein de reproches, s'appuyait (si je puis le dire)
sur le cœur sensible de Toinette. Les convenances
ne permettaient pas que ses lèvres prononçassent
des paroles de renvoi, mais son visage les exprimait
assez.
Le notaire ouvrit donc le testament et lut .
Il Je donne et lègue tous mes biens à ma fidèle
gouvernante Toinette Musnier, commensale de ma
maison , en récompense de ses bous et loyaux ser-
vices.
« Sauf toutefois à prendre sur cesdits dons et legs :
« l" Une pension de six cents livres , annuelle et
viagère, à servir à Marton Leyron , domestique et
commensale de ma maison ;
« 2° Une pension de mille livres dont la rente sera
faite pendant cent ans, à dater du jour de mon dé-
cès, par madite Toinette ou ses héritiers, à l'hôpital
de*'* pour fondation de deux lits destinés à mon
neveu le comte de Langei et à son ami le vicomte
de Raynal, afin qu'ils aient, sur leurs vieux jours,
un asile que la débauche et les usuriers ne leur
laisseraient pas. Dieu les garde ! »
Chaque mot de cet étrange testament tomba
comme une goutte de plomb fondu sur le cœur du
comte. Le notaire n'avait pas fini sa lecture qu'il
se jeta sur ce fatal écrit et voulut le mettre en piè-
ces; mais le parchemin résista. Le notaire se con-
tenta de lui dire :
— Monseigneur, ce testament est fait en double
expédition.
Le comte , qui se contenait à peine , semblait
chercher autour de lui une victime à sa rage, lorsque
TOINETTE.
31
ses yeux tombèrent sur une lettre dont il crut re-
connaître l'écriture: il s'en empara.
Cette lettre était du vicomte de Raynal et com-
mençait ainsi :
" Eh bien ! cher comte, tu nous avais promis d'ex-
pédier plus letton oncle. Il parait que le vieux ladre
ne veut pas mourir. Mon ami , il faut abandonner
Ion projet de le mettre dans de violentes colores,
ce que tu appelles si plaisamment le passer au bleu
(moyen fort joli d'abréger ses jours) , attendu que
le bonhomme pourrait bien changer quelipies mots
à son testament. Mais, à la rigueur, tu peux ne lui
ménager aucun autre genre de commotions vio-
lentes. Entre autres expédients, je te recommande
de faire venir de Paris une dinde aux truffes ; il n'y
résistera pas. Ah! mon brave, songes-y, cette be-
daine plus ou moins maussade, c'est une cassette !
etc., etc., etc. »
Tout le reste de la lettre était dans ce goût.
Quand le comte eut pris connaissance de cette
scandaleuse plaisanterie, il releva la tète et rencon-
tra les regards noirs et profonds de la gouvernanle ;
il comprit tout.
En effet, volontairement ou involontairement, l'a-
dresse étant la même pour tous les deux , Toinette
avait remis au donateur une lettre destinée au lé-
gataire.
FENÊTRE OUVERTE.
Pendant quinze jours, le comto et Toinette, qui
habitaient chacun une aile opposée du vieux châ-
teau, ne se rencontrèrent pas, soit qu'ils s'enten-
dissent pour s'éviter , soit que le hasard, ce grand
chef de la mise en scène ici-bas, voulût bien s'en
mêler.
Cependant le comte sortait, à ce qu'assurait Mar-
ton. Diverses particularités laissaient mémo à penser
qu'il avait été à Paris. Le vieillard , que Toinette
avait introduit auprès du comte de Langei mourant,
était revenu au château.
Ce vieillard, c'était l'usurier. Il avait servi de té-
moin à charge dans l'affaire du testament.
Comment, après une entrevue à faire trembler
les vitres , le comte était parvenu à l'apaiser , c'est
ce qu'on n'a jamais pu savoir. Toujours est-il, qu'en
partant, le grippe-denier avait contracté sa face
sordide do manière à figurer un sourire.
Quelle promesse emportait-il donc pour faire pa-
reille grimace de joie, les mains vides?
Tout le jour Toinette luttait contre une horrible
incertitude , dont son cœur était tourmenté comme
la dernière feuille d'un arbre l'est par la brise
d'hiver.
Pendant de longues heures , elle restait le corps
ployé en deux sur la rampe brodée de l'escalier ;
les yeux fixes, la poitrine oppressée , elle écoutait.
Quand la nuit venait, elle rentrait et se disait : C'est
demain qu'il viendra.
Un soir, l'orage qui allait fondre sur la terre cou-
rait et fouettait de ses grandes ailes les arbres du
parc. Les fenêtres du château battaient le mur et
les branches de lierre arrachées se tordaient de dés-
espoir.
Toinette était dans le parc. La nuit venue, c'est
■là qu'elle allait d'ordinaire , et cachée derrière les
sombres pyramides des ifs , elle cherchait à deviner
le sens des lumières qui couraient sur la sombre
façade du château , et jetaient sur les parterres le
damier éblouissant des vitres.
Le vent qui hennissait et piétinait dans le sable
comme un cheval ailé, le soulevant en nuages épais,
apporta aux pieds de Toinette un papier déchiré et
lavé par la pluie, où , dans un nuage violet produit
par l'encre déteinte, on lisait encore quelques mots.
C'était un fragment d'une lettre.
Toinette l'emporta comme un trésor , et courut à
sa chambrette où elle essaya de réunir ces membres
de phrase écartclés.
Voici ce qu'elle lut :
« héritage is ce que je t'ai dit, tu
réussi elle t'aime. »
Ainsi qu'on passe devant la lumière les mois invi-
sibles tracés par l'encre sympathique, Toinette passa
devant la lueur de son espérance cette lettre effa-
cée, et elle eut bientôt trouvé un sens à ce qu'elle
ne pouvait pas lire.
L'écriture, autant qu'on en pouvait juger, était
celle du vicomte de Raynal.
Voici comment Toinette, se bâtissant tout un bel
avenir avec quelques débris d'une phrase, interpréta
ces mots isolés ;
«... Avant tout , il faut rentrer en possession de
ton héritage... Fais ce que je t'ai dit, tu réussiras...
Épouse Toinette... elle t'aime l »
En vérité , c'était à peu près cela , pas tout à fait
cependant; car le vicomte de Raynal se fût pendu
plutôt que de donner un conseil aussi vertueux.
Il proposait tout simplement à son digne ami de
feindre un violent amour pour Toinette, de lui faire
espérer le mariage. Le moment venu , c'est alors
qu'il serait bon de soulever des forêts de considéra-
lions farouches, des montagnes de délicatesse à ren-
contre du bonheur attendu; par exemple, affirmer
que le monde ne verrait dans ce mariage, de la part
du comte, que le désir de rentrer en possession de
l'héritage, etc., elc. Toinette, aveuglée par la pas-
sion, ne manquerait pas de faire donation préalable
de tous ses biens au comte, après quoi on lui offri-
rait, par forme de compensation, une place de femme
de chambre auprès de mademoiselle de Cessac, de-
venue comtesse de Langei , à qui le elle t'aime se
rapportait.
32
REVUE PITTORESQUE.
C'était assez bien combiné ; mais Toinette nf
manquait pas d'esprit , et le comte doutait fort de
pouvoir lui fermer les yeux, fût-ce même par un
baiser.
Cependant un soir Marlon remit à la jeune fdie
un billet du comte. M. de Langei la priait de vou-
loir bien passer à son cabinet, où il avait à lui par-
ler d'affaires.
Le cœur troublé,- étourdi par l'espoir qui brillait
pour elle, comme un papillon l'est par la lumière,
Toinette descendit en toute hâte ; deux fois elle fui
obligée de s'appuyer contre le mur ; choses et pen-
sées, tout tournait autour d'elle et jetait une étincelle
en passant. Arrivée , elle n'eût pu dire le chemin
qu'elle avait pris.
Le cabinet du comte de Langei était au premier,
sur une des ailes du château ; il était éclairé par une
haute fenêtre qui s'ouvrait sur la vallée.
Il vous souvient que le manoir des seigneurs de
Langei avait été fortifié : aussi, de ce côté, il avait
pour ceinture un fossé large et très-profond , tout
jonché de pierres moussues que le temps avait
détachées des escarpes.
Quand Toinette entra , le comte la fit asseoir et
lui dit d'un ton froid :
^- Ce château est le vôtre ..
La jeune fille balbutia quelques mois, mais M. de
Langei continua :
— Ce château est le vôlre, et bien le vôIre; il
vous a coûté assez cher. Je devrais déjà, mademoi-
selle , l'avoir quitté ; mais je n'ai pu. Je vous serai
obligé de fixer le taux du loyer ; je vous remettrai,
avant de partir, ce que je puis vous devoir pour les
quinze jours que j'ai passés ici.
Les lèvres du comte étaient bleues et frémissan-
tes , et sa voix tremblait.
— Monseigneur, répondit Toinette, cachant sous
un horrible sourire la blessure glacée que ces paroles
portaient à son cœur, je suis fâchée, en vérité, de
ne pas conserver un aussi bon locataire.
— Eh bien ! mademoi;elle, dit le corale, aujour-
d'hui je suis encore chez moi et je n'ai plus rien à
vous dire.
Toinette se leva. Des larmes roulaient dans ses
yeux ; la rougeur de la honte et du dépit frappait
ses joues ; elle marcha d'un pas rapide vers la porte ;
là elle se retourna et jeta derrière elle un regard
déchirant, le dernier regard du naufragé dont la tète
s'enfonce dans l'eau.
Le comte était debout, pâle, les cheveux hérissés,
ivre d'hésitation. L'incertitude cessa. En trois pas
il fut auprès de Toinette, lui prit le bras avec fureur,
et l'entraîna près de la fenêtre en s'écriant d'une
voix étranglée :
— Je ne puis vous laisser partir ainsi. Écoutez-
moi !... Voilà dix ans bientôt que vous jouez la co-
médie : il me prend fantaisie , pendant que je vous
tiens là , de vous dire en face ce que je pense de la
pièce et du rôle que vous y avez joué. Je veux vous
traîner encore un peu dans cette fange que vous
avez traversée; vous pourrez ensuite vous couvrir
de diamants, si bon vous semble I Vous avez d'abord
feint pour moi l'amour d'une mère, et vous vous
êtes cachée dans votre hypocrisie , comme une
araignée dans l'angle d'un mur. Puis , il vous a
semblé que l'amour filial ne me mettait pas assez a
[lortée de votre hideux réseau ; vous me vouliez
|)lus séduit, plus aveugle, plus retenu, et vous m'a-
vez ouvert des bras qui n'étaient plus les bras d'une
mère. Ah! ne cherchez pas à m'échapper; vous
m'entendrez jusqu'à la fin. Je vous quittai cepen-
dant , alors rien ne vous a coûté. Vous êtes venue
me demander asile et me tendre cette main qui devait
me voler 1 Puis, vous êtes partie torturer un vieillard
que tenait l'agonie ! Il demandait des prières, et vous
lui criiez à l'oreille vos calomnies I... Et ne disiez-
vous pas que vous m'aimiez !
— Oh I oui, je vous aime, et vous le savez bien.
Dites-moi que je suis une folle, une misérable, que
je vous ai volé votre bien, monseigneur, mais ne me
dites point que je ne vous aime pas. Mon Dieu ! est-
ce que je savais ce que je faisais , moi ! Je vous
aurais tué plutôt que de vous voir aux genoux de
cette autre femme! Oh ! oui, je vous aime...
— Ah ! que ne puis-je le croire ! murmura le
comte comme involontairement.
Il se rappelait les leçons du vicomte de Raynal.
— Qu'avez-vous dit? s'écria Toinette. Oh ! répé-
tez-moi ce mot ! Est-ce vrai que vous tenez à croire
à cet amour ? Est-ce vrai que vous ne me repoussez
pas du pied ? Est-ce vrai que vous avez intérêt à ce
qui se passe dans ce cœur qui ne bat que pour vous ?
Oh ! regardez-moi , répondez-moi , parlez ! ne plai-
santez-vous pas, monseigneur? Ce serait horrible.
Vous m'avez déjà une fois déchiré le cœur avec vos
regards passionnés. Déjà une fois j'ai cru que vos
bras m'enlaçaient , et quand je me suis retournée,
je n'ai plus vu que le serpent de votre raillerie!
Monseigneur , prenez pitié d'une malheureuse
femme !
— Oui, je voudrais croire à votre amour, le seul
qui me serait resté fidèle...
— Et l'autre? s'écria Toinette avec un regard
plein d'éclairs et d'ombres, de bonheur et d'anxiété.
— L'autre... elle aimait l'argent comme vous!
Oh! vous étiez bien rivales! et encore elle a été
moins lâche et moins cruelle que vous I
— Ne dites pas cela, si vous ne voulez point que je
meure. Je vous aime comme nulle ne vous a jamais
aimé... ou plutôt, non, vous avez dit vrai , je vous
étaisinfidèle, j'allais vous quitter, monseigneur ; une
TOINETTE.
et voici quel étaii mon
33
autre couche m'attendait
anneau de fiançailles.
Toinelle ôta de son doigt une bague à chaton
dont elle fit jouer le ressort ; elle contenait une pou-
dre blanchâtre.
— Du poison ! s'écria le comte.
— Et voici quel était mon contrat.
La jeune fille sortit de sa gorgerette un parche-
min plié en quatre ; c'était le testament du vieux
comte de Langei. Sur le verso ces lignes étaient
tracées :
« Que nul ne soil accusé de ma mort ; je suis seule
coupable. Je lègue tous mes biens à M. le comte de
Langei.
dToinette MusNiEn.i)
Le comle était tremblant et baissait les yeux. Ce
parchemin semblait être trop lourd pour ses doigts,
car il le laissa tomber sur la table , où Toinelte le
reprit. Inquiet, trébuchant, égaré, M. de Langei fit
quelques pas d'un air agité et s'arrêta brusquement.
Il se trouvait près delà fenêtre ; sa télé était étreinte
comme dans un étau de feu , et la pensée le prit de
venir s'appuyer au balcon où la brise jetait quel-
ques bouffées. Mais la rampe de ce balcon, argentée
par les dou.x rayons de la lune, semblait plutôt avoir
été blanchie dans un brasier, car le comte, en la
touchant, bondit comme s'il s'était brûlé. Il rentra.
La livide clarté des nuits, qui se glissait obliquement
dans la chambre , le poursuivait; un moment ses
yeux furent hagards, et il voulut secouer cette blan-
cheur qui l'entourait, comme s'il eût fait d'un lin-
ceul. Alors il revint dans l'ombre ; il s'y trouvait
mieux. Et cependant sa respiration était haletante;
on eût dit qu'il luttait avec un esprit invisible plus
fort que lui. Enfin il se calma, et reprenant ce sou-
rire étrange qu'il avait eu pendant toute la soirée,
il releva les yeux sur Toinelte.
La jeune fille , réfugiée à l'un des angles de la
chambre, était à genoux et priait avec ferveur. Sur
son visage brun coulaient les perles de ses larmes,
qu'on eût dit les grains d'un douloureux chapelet, et
lés soupirs qui entremêlaient sa prière étaient comme
des ailes qui la portaient au ciel.
Le comte s'avança vers elle et lui prit la main.
Toinelte fît un mouvement de terreur, tant le regard
de cet homme était fixe, résolu, profond; cependant
elle se releva.
— Tu m'aimes vérilablement, dit M. de Langei;
laisse-moi cet anneau , je veux le garder. Eh quoi!
tu voulais mourir! oh! je t'aimerai! .l'oublierai
l'autre qui m'a oublié! Mais il faut attendre encore
que tout soit anéanti do ce qui reste dans mon cœur
de ce fatal amour! Je ne veux pas qu'il y ait une
Heur fanée à côté de celle que je te réserve, et dont
le parfum sera tout pour toi!
— Oh ! je veux vivre maintenant, s'écria la jeune
T. IV.
fille. Je redeviendrai belle, car les larmes brûlent le
teint .. et j'ai bien pleuré I
— Viens t'asseoir là, près de moi.
— Non, monsieur, plutôt sur ce balcon.
Car cette jeune fille, jusqu'à présent hardie parce
qu'elle élaitdédaignée, retrouvait, maintenant qu'elle
était aimée, tojtes les charmantes et naïves alarmes
de la modestie; elle craignait l'ombre...
— Restons là, s'écria le comte avec colère.
— Je vous disais donc, monseigneur, continua la
jeune fille, que je voulais vivre pour vous aimer.
Et les regards du comte brillaient étrangement.
— Mais voyez , ajouta la pauvre femme toute
troublée, comme cette nuit est belle! Ne sentez-
vous pas le parfum des lilas et des branches verlcs
coupées aujourd'hui par les élagueurs? Écoulez...
C'est le chant du rossignol ! Toutes ces chose: sont
nouvelles pour moi, car l'amour repoussé, c'est comme
un crêpe noir dont on serait enveloppée... Monsei-
gneur, venez donc à celte fenêtre...
Et Toinette monta la première sur le balcon, le
comte la suivit.
— Qu'est ceci? s'écria monseigneur de Langei
d'une voix altérée. Celle procession d'hommes noirs
dans le parc?... Regardez...
— Ah ! monseigneur, dit Toinette en riant, c'est
la rangée des ifs taillés que l'ombre d'im nuage
Juyant sur la lune semble rendre mobiles. A quoi
pensez-vous?
— Je ne sais, répondit le comle d'un air dislrail.
Toinelle, je t'aime!
— Hélas! qui m'eût dit que tant de bonheur se-
rait pour moi?
— Toinette , je l'aime ! répéta le comte avec
énergie. »
— Ah! monseigneur, laissez-moi.
— Non. Je veux te presser dans mes bras.
— Monseigneur, ne me poussez pas tant, ce bal-
con est si bas.
— Toinette ! ! 1
— Prenez garde! Je pourrais tomber
Le lendemain, on retira du fossé qui régnait au-
dessous de la fenêtre du comle le corps d'une femme.
On reconnut Toinette. Il fut trouvé dans ses vête-
ments un parchemin pu la gouvernante déclarait
qu'elle-même s'était donné la mort, et où elle insti-
tuait M. de Langei son héritier.
Mademoiselle de Cessac n'était pas mariée. Ce-
pendant celui-ci , maître d'une belle fortune , ne
chercha pas à la revoir.
Il continua de vivre au château et ne reçut jamais
aucun hôte. L'herbe crût en liberté dans les cours,
effaça les parterres, envahit les allées. Les marron-
niers, les ifs et les charmilles croisèrent échevelés
les branches vagabondes que la serpe ne corrigea
3
34
REVUE PITTORESQUE.
plus. La dévastation mordit à tous les coins le vieil
édifice , dont le loit s'effondrait et dont les murs
étaient lézardés. Le lierre , qui croissait toujours,
entrait par ces fentes jusque dans les chambres, d'où
il ressortait, faute d'air.
Le comte ne quitta pas sa chambre , où personne
n'entra tant qu'il vécut. Marton préparait pour lui
quelques aliments fort simples qu'elle venait dépo-
ser à peu de dislance de sa porte; le comte allait
les chercher, quand aucun bruit ne se faisait plus
entendre.
Dix ans se passèrent ainsi. Un matin , comme
Marton vit que les plats de la veille n'avaient pas
été touchés , elle vint frapper à la porte du comte.
On ne répondit pas. La vieille servante prit l'alarme
et s'en alla quérir quelques gens du village.
Quand on eut enfoncé la porte, on fut obligé de
déchirer, comme un grand voile, d'immenses toiles
d'araimées tendues en travers de la chambre , se
rattachant l'une à l'autre , se croisant , s'enchevè-
Irant, s'emmaillant. Un seul endroit était resté libre ;
c'était une espèce de chemin , de trouée entre la fe-
nêtre, dont les vitres étaient encroûtées de poussière,
et le lit ! le lit , qui lui-même était envahi par un
baldaquin de toiles que les insectes laissaient pendre
à deux pieds à peine au-dessus des matelas en lam-
beaux vomissant leur paille poudreuse.
Quant aux autres meubles, on en soupçonnait la
forme sous une autre sorte de pétrification gr isàtre ;
et c'était tout.
Le comte était étendu à terre, a moitié nu. On
voyait briller sur sa barbe sale et épaisse un anneau
d'or qu'il tenait dans sa bouche: c'était la bague de
Toinette.
M. de Langei avait cessé de vivre depuis quelques
heures. Il était mort d'amour pour Toinette , qu'il
avait tuée.
WiLHEM TÉMNT.
PORTEFEUILLE D'UN CERF.
Je suis né de parents peu fortunés, mais de liaute
futaie. Mon père, qui m'aimait tendrement, fit les
plus grands sacrifices pour mon éducation; j'en pro-
fitai si bien qu'à sept ans je passais généralement
pour l'un des animaux les plus accomplis de la fo-
rêt de Compiègne. Un de mes voisins, vieux cerf dix-
cors, qui m'avait pris en affection, me présenta
dans le monde. Je puis dire sans vanité que j'y ob-
tins quelques succès. A la vérité, l'empressement et
les égards dont je fus l'objet tenaient en partie à
une circonstance dont je n'ai été instruit que beau-
coup plus tard, mais que ma franchise me fait un
devoir de révéler. Mon généreux protecteur était, à
l'époque dont je parle, un ricbe célibataire; il s'é-
tait brouillé depuis longtemps avec sa famille, pour
des raisons que je n'ai jamais bien approfondies,
mais qui , selon toute apparence , n'étaient pas
étrangères à la politique. L'habitude de nous voir
constamment ensemble avait convaincu nos amis
que j'étais son fils naturel, et l'on prisait moins en
moi le jeune faon d'esprit et de bonnes manières
que l'héritier présomptif d'un beau domaine. Si j'a-
vais été le fruit malheureux et abandonné d'un
amour coupable, on m'aurait reproché comme une
tache cette naissance illégitime qui devenait un litre
à la faveur générale , grâce à la richesse de mon
père putatif. Le monde animal est ainsi fait. Cette
erreur, qui se prolongea pendant plusieurs années,'
durerait peut-être encore aujourd'hui si mon pro-
tecteur n'eût pas cédé un jour à la fantaisie de
se marier; triste fantaisie, hélas! qui causa son
malheur et le mien, car je ne tardai i)as à suivre
son exemple. Le mauvais exemple est si contagieux !
II est vrai que la biche de son choix était jeune
et belle à faire envie aux plus exigeants. Mon ami
lui paraissait un peu trop digne de respect pour
être aimé, et elle ne dissimulait qu'à demi une in-
clination plus que légitime pour un jeune faon, son
cousin, qui avait en effet tout ce qu'il faut pour
plaire, tout, excepté la richesse, qui plaît au delà
de tout le reste aux grands parents. La victime se
résigna par dévouement pour sa famille, qui s'estima
;J6
REVUE PITTORESQUE.
établir sans dot, et le printemps les premières politctses usitées entre animaux bien
fort heureuse de
fut uni à l'automne, suivant le langage ironique
d'un merle du voisinage qui ne cessa de sifiler du-
rant la cérémonie nuptiale. Ce merle n'était pas
blanc.
Je ne fus pas moins bien partagé que mon ami.
La compagne qui accepta la mission d'embellir
mon existence était un modèle de grâce et de perfec-
tion ; elle avait de plus un riche patrimoine, ce qui
ne gâte rien (du moins je le croyais alors). Nos
de.ux noces se firent à huit jours de distance, et
bientôt nous n'eûmes plu rien à désirer.
Le destin semblait prendre plaisir à nous sourire;
mon noble ami reverdissait ; la joie fait tant de bien !
]l était aux petits soins pour sa moitié ; habile à lire
dans ses yeux, il devinait ses moindres caprices et
lui laissait à peine le temps de les exprimer. La
jeune épouse était donc entourée de toutes les sé-
ductions du luxe et de l'opulence; mais tout cela
n'est pas le bonheur, et je la surprenais quelquefois
à déchiffrer avec son cousin une romance qu'il avait
trouvée sur la grande route, et dont je n'ai retenu
que les vers suivants, qu'ils bramaient le plus mé-
lancoliquement du monde :
Sur la terre
11 n'est guère
De beaux jours
Sans amours.
Ces duos trop fréquents troublèrent l'harmonie
du ménage. La jalousie s'attacha , comme un ver
rongeur, au cœur de mon malheureux ami ; il Gt
épier les deux amants, et bientôt ses soupçons de-
vinrent une cruelle certitude.
Il était naturellement brave, et l'âge n'avait pu
qu'énerver ses forces, sans glacer son courage.
«Il faut du sang , me dit-il, pour laver un tel ou-
trage. »
Et comme j'allais lui objecter que le sang tache
plutôt qu'il ne lave, il me coupa la parole en ajou-
tant :
«Tu seras mon second; va trouver l'infâme, et
règle avec lui les conditions du combat ; je te donne
carte blanche. »
Je le quittai aussitôt pour accomplir cette triste
mission. En m'acheminant vers la demeure de notre
adversaire , je tremblais de tous mes membres à
l'idée du danger qui menaçait la vie de mon bien-
faiteur et peut-être la mienne, car c'était ma pre-
mière affaire d'honneur, et je n'avais pas une con-
naissance bien exacte du rôle que je devais y jouer.
Un heureux hasard, ou plutôt la Providence, car
j'y crois fermement en dépit de la philosophie du
siècle, vint me tirer d'embarras. Je fus accosté, au
détour d'un buisson, par un renard que j'avais ren-
contré récemment dans un bal aristocratique. Après
élevés, il me demanda quel grave motif pouvait
m'attirer si loin de mon quartier. On me l'avait pré-
senté comme un renard prudent et de bon conseil:
aussi nhésitai-je point à satisfaire sa curiosité et
à réclamer le secours de son expérience. Il parut
flatté de ma confiance, et s'efforça de la justifier.
« 'Vous vous effrayez mal à propos n , me dit-il ,
soit que mon altitude eût trahi mon trouble, soit
qu'il l'eut deviné comme une conséquence toute
naturelle de ma position. « Tel que vous me voyez,
j'ai figuré comme témoin dans maint duel célèbre
sans qu'il en soit jamais résulté pour moi une égra-
tignure; j'y ai gagné, au contraire, force déjeuners,
et des meilleurs -. le bénéfice est clair.
— Vous en parlez bien légèrement , objectai-je ;
mais vous oubliez que la vie do mon meilleur ami
est compromise.
— Cela ne regarde que lui, répliqua-t-il, aime-
riez-vous mieux que ce fût la vôtre?»
Ma tendresse pour mon bienfaiteur, si vive qu'elle
fût, n'allait pas jusque-là ; je me contentai de bais-
ser la tète. C'était la seule réponse que je pusse
faire décemment à un argument aussi victorieux;
j'avouerai d'ailleurs que, si mon cœur se révoltait
contre la cynique franchise de mon interlocuteur,
ma raison, d'accord avec mes intérêts, s'humiliait
devant la puissance de cette logique.
« Au surplus, reprit-il, fiez-vous à moi; je vais
vous accompagner chez votre adversaire : il est de
mes amis, je serai son témoin, et je me charge d'ar-
ranger l'affaire.
— Je vous comprends, interrompis-je en lui tou-
chant la patte avec attendrissement; vous voulez
empêcher l'effusion du sang, comme c'est le devoir
de tout honnête animal.
— Qui vous parle de cela, interrompit-il brusque-
ment; je ne fais pas si bon marché de l'honneur de
mes amis, à moins pourtant que vous ne consentiez
à nous faire des excuses.
— Des excuses , m'écriai-je , mais songez donc
que c'est nous qui avons été insultés dans ce que
nous avons de plus cher ; songez que notre hon-
neur a été compromis, que nous sommes. .
Il ne me laissa pas le temps d'achever.
« Alors c'est un duel à mort, murmura-t-il d'une
voix sourde.
— Un duel à mort, grand Dieu! mais n'y a-t-il
aucun moyen'?...
— Aucun! lorsque je consens à assister un ami en
pareille circonstance, je me regarde comme solidaire
de sa conduite, et, s'il faiblit , je me bats pour lui
plutôt que de reculer d'un pied. »
Un frisson glacial parcourut tous mes membres.
«Cela vous est-il arrivé souvent, demandai-je
avec hésitation.
PORTEFEUILLE DUN CERF.
37
— Jamais. »
Ce dernier mot fui un baume bienfaisant pour
mon cœur.
Nous étions arrivés devant le taillis de mon ad-
versaire* je m'étudiai, avant d'y pénétrer, à pren-
dre l'attitude digne et sévère qui convenait à la si-
tuation, et j'y réussis assez bien. J'avouerai en effet
que j'étiiis à demi, je dirai même, pour être sin-
cère , aux trois quarts rassuré, depuis que je me
savais exempt de tout danger. Le sort de mon pau-
vre ami ne laissait pas que de m'inquiéter, mais
ma crainte n'était pas comparable à la joie que
j'éprouvais de me sentir personnellement à l'abri de
tout accident. Et pourtant le ciel m'est témoin que
j'aimais mon bienfaiteur de toutes les forces de mon
âme. La reconnaissance est-elle donc une vertu si
stérile, ou la poltronnerie est-elle un vice si incurable"?
C'est une question que je laisse à plus habile que
moi le soin de résoudre.
Le renard expliqua l'objet de notre visite avec
tous les ménagements et toute la délicatesse ima-
ginables. Ce n'était plus ce bretleur dont les rodo-
montades et les phrases de salle d'armes m'avaient
indigné; c'était, au contraire, un animal plein de
convenance et de modération. Il adressa même à
son ami, sur l'immoralité de sa conduite, les re-
montrances les plus sages et les plus paternelles.
J'admirai cette éloquence douce et persuasive comme
celle de Fénelon ; je fondis en larmes, l'orateur
fondit en larmes , nous fondîmes tous trois en
larmes.
n Ma cousine! ma pauvre cousine! s'éciia tout
à coup le jeune cerf en se tordant les jambes de
désespoir, il est donc vrai, je vous ai perdue de ré-
putation! Hélas! je l'avais bien prévu que ma ten-
dresse vous serait fatale ! Malheureuse victime de la
cupidité d'une famille dénaturée. Que faire main-
tenant, que faire pour la sauver'?
— Songeons d'abord au plus pressé, dit le renard.
Quelles sont vos intentions à l'égard de l'époux ou-
tragé?
— C'est vrai, je l'avais oublié. Annoncez-lui que
j'accepte son cartel avec reconnaissance. »
Et il poursuivit plein d'exaltation:
« Demain ma cousine sera délivrée de son tyran
ou j'aurai cessé de vivre.
— Quelles armes choisissez-vous? lui dis-je alors.
— Celles que la nature m'a données; je n'en con-
nais pas d'autres.
— Y pensez-vous? interrompit le renard ; vos
cornes commencent à peine à pousser, et vous vou-
driez les mesurer avec celles de votre adversaire!
— S'il est plus fort, je suis plus jeune et plus
alerte: mon adresse rétablira l'égalité. »
Nous nous séparâmes après avoir fixé l'heure et
le lieu du rendez-vous.
Le lendemain, des la pointe du jour, les deux
champions se rencontrèrent dans l'endroit écarté
que le renard avait indiqué. Toute explication fut
inutile. Dès que le combat commença, le merveil-
leux sang-froid que j'avais montré jusqu'alors m'a-
bandonna soudain ; mes jambes fléchirent, un voile
épais couvrit mes yeux; je ne voyais plus, je n'en-
tendais plus rien; j'ignore combien de temps je de-
meurai dans cet état, mais, quand j'eus repris mes
sens, j'aperçus mon ami en proie aux réflexions les
plus sinistres et essuyant une larme furtive, tandis
qu'à ses pieds gisait notre adversaire.
Après une courte, mais douloureuse agonie, L»
vaincu exhala, dans un dernier soupir, le nom de
sa cousine adorée. Le renard le dépouilla de ses bi-
joux les plus précieux, sous prétexte de conserver
un souvenir d'un ami aussi cher, et s'éloigna brus-
quement, sans même nous avoir salués. J'ai su de-
puis lors qu'il n'avait agi ainsi que dans le but de
nous devancer auprès de l'amante éplorée pour la
préparer à la fatale nouvelle, et que, sur sa demande,
il l'avait conduite au couvent des biches repenties.
Le bruit de ce duel se répandit promptement
dans la forêt; les feuilles publiques en retentirent
pendant plusieurs jours. La justice eut l'éveil, elle
dirigea contre le meurtrier une instruction dans la-
quelle les témoins furent enveloppés comme com-
plices. .Mon malheureux ami se vit condamné à cinq
ans de prison pour animalicide volontaire, et à des
dommages considérables envers les parents de la
victime. C'en était fait de lui si les juges n'eussent
admis des circonstances atténuantes. Le renard et
moi nous n'échappâmes à la rigueur des lois qu'à
force de finesse oratoire ( le renard s'était chargé
de notre commune défense).
Nous allâmes ensemble, à quelques jours de là,
faire une visite de condoléance au prisonnier; j'avais
recueilli une ample provision de verdure et d'eau
fraîche pour lui procurer un repas succulent. Un
impitoyable geôlier fit main basse sur tout ce que
j'apportais , sous prétexte que le régime péniten-
tiaire n'admettait que la ration d'eau de pluie et de
feuilles sèches.
Le parloir où nous fûmes introduits était un sou-
terrain étroit, obscur et infect, dans lequel glapis-
saient pêle-mêle une foule de visiteurs et de dé-
tenus. On avait donné pour compagnons de captivité
à mon malheureux ami des oiseaux pillards , des
reptiles venimeux, des tigres sanguinaii'cs, enfin le
rebut de l'espèce animale. Heureusement sa grande
âme était supérieure à tant d'humiliations. Nous le
trouvâmes calme et résigné, sur la paille humide des
cachots, tel qu'on représente Socrnte buvant la ci-
guë. Notre entrevue fut des plus touchantes; elle
l'eût été bien davantage sLuisla présence d'un mau-
dit furet qui rôdait sans cesse autour de nous pour
REVUE PITTORESQUE.
38
surprendre les épanchements de l'amitié. Je fus
tenté plusieurs fois d'inviter cet importun à se te-
nir à une dislance respectueuse , mais mon ami s'y
opposa en m'assurant que cet animal -était payé pour
faire ce beau métier, sous les auspices des autorités
constituées ; et comme je me récriais sur les tur-
pitudes qu'engendre la cupidité:
u Que penserez vous donc, me dit-il , en m'indi-
quant un mouton qui nous observait du coin de l'œil,
de ce bon apôtre qui exerce la délation gratis, en
amateur, pour le seul plaisir de nuire , et qui bêle
d'avoir perdu sa journée quand il n'a pu dénoncer
personne ?
— Tout cela est bien triste, murmurai-je, et tend
plutôt à démoraliser les condamnés qu'à les corri-
ger. Comment une bonne pensée pourrait-elle ger-
mer au milieu d'une pareille atmosphère?
• — Votre remarque est judicieuse , dit le renard ,
mais tous ces vices d'administration sont la consé-
quence inévitable d'un mauvais système. La loi de-
vait être un frein, on en a fait une arme. Elle frappe
plus sûrement qu'elle ne réprime : au lieu de guérir,
elle tue. »
J'allais répliquer , lorsqu'un boule-dogue nous
annonça, par ses aboiements, la clôture du parloir.
Nous prîmes congé de notre ami et sortîmes de cet
antre le cœur navré de tout ce que nous avions vu.
Le renard voulut me retenir à dîner. Je repoussai
son invitation , alléguant pour excuse la crainte
d'inquiéter ma biche par une prolongation d'ab-
sence imprévue, mais il insista, et, pour lever mes
scrupules, alla frapper au terrier d'un lapereau ,
son commissionnaire habituel. Le maître du logis
mitausitût la tète à la fenêtre.
c Mon petit lapin, lui dit le renard, va bien vite
avertir l'épouse de monsieur, qui habite le troisième
taillis à droite, derrière la Mare-aux-Crapauds, qu'il
ne rentrera qu'après minuit; je te payerai double
course si tu ne t'amuses pas en route. »
Je cherchai un nouveau prétexte de refus, mais,
avant que je l'eusse trouvé, le jeune drôle, alléché par
l'appât du gain, avait pris ses pattes à son cou , et
mes cris pour l'arrêter ne parvinrent pas jusqu'à lui.
Il fallut céder.
Je me consolai en approchant de la demeure de
mon hôte, car mon odorat fut agréablement surpris
par un parfum de rôti qui embaumait l'air. Vous
êtes donc Carnivore"? s'écriera quelque moraliste in-
digné! Hélas! non, j'ai horreur du sang, et, Dieu
merci, ma conscience n'est souillée d'aucun meurtre,
mais j'avoue mon faible pour les viandes cuites; je
mourrais de faim près d'un gibier vivant plutôt que
de l'immoler ; mais les morts ont tort. Mes scrupules
ne les ranimeraient pas. J'accepte les faits accomplis:
c'est la morale du jour; on pourrait en trouver une
meilleure.
L'habitation du renard était spacieuse et riche-
ment décorée; le repas fut apprêté et servi par un
caniche qui avait étudié l'art culinaire en tournant
la broche chez un restaurateur de Compiègne. Nous
fîmes exellente chère; je fêtai surtout trois coqs de
bruyère et une salade de chèvrefeuille assaisonnée
d'une sauce fort délicate. Mais quels furent ma
stupeur et mes regrets quand j'appris que soixante
œufs de perdrix étaient entrés dans la composition
de ce ragoût! que de mères affligées! que de fa-
milles réduites au désespoir pour une misérable sa-
tisfaction gastronomique! Oh! les hommes, leurs
princes mêmes n'ont jamais poussé aussi loin l'é-
goisme et la barbarie.
Le renard plaisanta agréablement sur ce qu'il
appela ma sensiblerie , et soutint que les plus
faibles étaient nés uniquement pour servir de pâ-
ture aux plus forts ou aux plus habiles ; je réfutai
cette odieuse maxime par un argument ad vulpem ,
en lui rappelant qu'il était membre fondateur d'une
société zoophile , instituée pour réclamer de la jus-
tice des hommes l'abolition de la chasse.
« J'admire votre naiveté , me répondit-il , ne
suis-je pas doublement intéressé dans la question?
Croyez-vous qu'il me soit bien agréable de trembler
à chaque instant pour ma peau , qui, sans vanité,
peut faire envie à plus d'un amateur? Et, d'autre
part, ne voyez-vous pas combien le menu gibier se-
rait plus abondant et d'une capture plus facile si
nous étions débarrassés de la concurrence de ces
maudits chasseurs qui effarouchent tout ce qu'ils ne
tuent pas I
— Ainsi nos malheureux frères continueraient
d'être mangés?
— Pourquoi non? c'est leur destinée. Il importe
seulement de savoir par qui ils le seront : ihat is le
question. »
Cette cruauté froide m'indigna. Le renard , qu
s'aperçut de la mauvaise impression qu'elle me cau-
sait, se hâta de changer la conversation. Il m'entre-
tint longuement, très-longuement, de ses entreprises
industrielles, dont il me vanta l'étonnante prospérité,
et finit par me prier de lui prêter pour six mois ,
sous promesse de m'intéresser dans ses bénéfices,
vingt mille livres, qui étaient nécessaires, disait-il,
à la conclusion d'un marché considérable, et vrai-
semblablement fort avantageux.
Le drôle ne m'inspirait qu'une médiocre confiance,
et d'ailleurs j'étais loin d'avoir à ma disposition la
somme qu'il demandait. Ma biche venait de me
rendre père, et, dans la joie que m'avait causée cet
heureux événement, je m'étais livré aux dépenses
les plus extravagantes, j'avais gaspillé toutes mes
économies pour le festin des relevailles.
J'expliquai franchement ma position.
« Vous n'avez pas de monnaie, nie dit le renard.
PORTEFEUILLE D'UN CERF.
39
qu'à cela ne tienne 1 Votre signature seule serait in-
suliisante, car elle n'a pas cours dans le commerce,
mais avec la garantie de ma griffe, je trouverais des
millions sous vingt-quatre heures.
Il me présenta une lettre de change toute prête ,
que je signai d'une patte tremblante, en l'avertis-
sant qu'il me mettrait dans un cruel embarras s'il
n'était pas en mesure de payer à l'échéance.
« Quelle opinion avez-vous de moi'? répliqua-t-il ,
avec l'accent de la dignité blessée ; douteriez-vous
de ma solvabilité? S'il en est ainsi, gardez votre
signature. Depuis cinq ans que je suis dans les af-
faires, j'ai acquis. Dieu merci ! une assez belle répu-
tation d'exactitude pour être au-dessus d'un soup-
çon aussi injurieux. »
Je m'efforçai de le calmer en lui démontrant que
je n'avais pas eu l'intention de l'offenser, et je l'ex-
hortai à reprendre la traite qu'il avait jetée à mes
pieds avec un superbe dédain. Il y consentit, après
s'être fait longtemps prier, et cm protestant que
l'honneur lui était plus cher que la vie : je ne sais
s'il tenait beaucoup à la vie.
Les émotions de la journée et les excès du repas
m'avaient fatigué; je pris congé de mon hôte, bien
que la nuit fût peu avancée ; j'étais d'ailleurs impa-
tient de rejoindre ma biche, qui me semblait devoir
s'ennuyer de mon absence. Chemin faisant, le calme
de la forêt, la douce fraîcheur de l'air et la magni-
ficence du clair de lune exaltèrent mon esprit et
m'inspirèrent les pensées les plus riantes. Je rentrai
chez moi sur la pointe des pieds pour ne pas trou-
bler le sommeil de l'innocence. Mais jugez de mon
inquiétude et de mon désespoir; ma couche était
vide; j'aperçus à terre, par hasard, une large feuille
de vigne, que je ramassai machinalement, et, en
l'examinant avec attention, je crus y voir des carac-
tères d'écriture ; j'éveillai une luciole qui, à ma
prière, monta sur un buisson pour m'éclairer, et je
lus assez distinctement, quoique sans lunettes:
Biche de mon ame ,
Parais, je t'attends;
De toi je réclame
La fol des serments.
Ton bichon COCO.
Cette feuille de vigne, emblème de la pudeur, ù
profanation!... ne pouvait être destinée qu'à ma vo-
lage épouse. La perfide 1 était-ce donc là le secret de
cette prétendue faiblesse de complexion qui l'empê-
chait de remplir ses devoirs de mère, et qui l'avait
poussée à confier notre enfant aux soins d'une chèvre
mercenaire!
Le signataire de cette infâme épitie était un
vieux cerf dont les jambes cagneuses et le poil ras
indiquaient un vétéran parmi les invalides.
Il est vrai qu'il avait autrefois rempli les premiers
rôles au Cirque-Olympique à Paris. Les artistes ont
un prestige auquel les biches les plus vertueuses ne
savent pas toujours résister. Le traître avait séduit
la mienne par le charme de sa poésie. Je concevrais
mon malheur, me disais-je en pleurant amèrement,
si j'étais cassé, épilé, édenté comme mon vénérable
protecteur, et si mon rival avait la jeunesse et la
grâce attrayante du pauvre faon qui a payé de sa
vie un moment d'ivresse. Mais c'est tout le contraire.
Est-il rien de plus humiliant pour un cerf à la fleur
de l'âge que de se voir préférer un vieux saltim-
banque efflanqué? Oh! les biches! les biches! Déci-
dément tous les cerfs sont égaux devant le mariage !
Je maîtrisai la fureur dont j'étais animé pour
mieux combiner ma vengeance, et bien certain que
ma criminelle épouse , n'osant s'aventurer dans la
forêt, se ferait accompagner par son exécrable com-
plice, je me blottis derrière un buisson.
Après deux heures d'une attente mortelle, un
bruissement dans le feuillage m'annonça l'approche
des deux coupables. Je m'élançai vers mon indigne
rival, et, sans lui laisser le temps de se reconnaître,
je lui perçai le flanc d'une corne vengeresse!... Ma
biche, accablée de remords, car elle n'avait pas
encore rompu tout pacte avec la vertu , se jeta à
mes pieds en sanglottant et me demandant la mort
comme un bienfait. Mais j'étais père, et je pardon-
nai, car je ne voulais pas que le sang et la honte
de la mère rejaillissent sur le fils.
Quand la réflexion m'eut un peu calmé, ma posi-
tion m'apparut dans son effrayante réalité; j'avais
commis un meurtre avec préméditation et guet-apens.
Mon ami expiait par cinq ans de prison le tort d'a-
voir tué son adversaire à ses ris!]ues et périls, selon
les lois de l'honneur; quel châtiment m'infligerail-
on , à moi , qui ne pouvais invoquer aucune de ces
circonstances atténuantes?
Je me rassurai pourtant en songeant qu'il pouvait
n'y avoir d'autre témoin de mon crime que ma biche
et Dieu. Vain espoir! un hibou, caché dans le creux
d'un arbre, avait tout observé. 11 alla me dénoncer
au commissaire du quartier , ours mal léché , mais
marié, qui me témoigna une vive et touchante sym-
pathie et se contenta de me faire garder à vue au
lieu d'ordonner mon arrestation.
Je fus traduit en cour d'assises : la déposition du
hibou produisit une sensation profonde sur l'audi-
toire. Maître Corbeau , mon défenseur , invoqua
l'axiome judiciaire : lestis unus , testis nullus, mais
un loup, qui avait eu avec moi des discussions d'in-
térêt, demanda à être entendu en vertu du pouvoir
discrétionnaire, et le sycophante osa confirmer le
témoignage du dénonciateur. Ma condamnation dès
lors parut certaine ; je perdis la tète et fis les aveux
les plus complets ; mou avocat, découragé, fut dune
faiblesse extrême.
40
REVUE PITTORESQUE.
Les débats terminés, on alla aux suffrages, et après
un quart d'heure de délibération, les jurés , tous
gens établis ou susceptibles de lelre , prononcèrent
un verdict d'acquittement à l'unanimité moins une
voix, moins celle d'un vieux célibataire. Et mon ami
gémissait dans les fers !... Voilà donc la justice des
animaux ! Oh ! les hommes ont bien raison de mé-
priser notre espèce.
Pendant quelques mois, je n'osai sortir avec ma
biche, tant je craignais de l'exposer aux manifesta-
lions du mépris public : elle était si coupable en
effet d'avoir trompé un honnête cerf qui l'aimait ten-
drement , que les animaux les moins intolérants
pouvaient ne pas ratifier le pardon généreux dont
j'avais couvert sa faute.
Vaincu par les pressantes sollicitations auxquelles
je n'avais point de bonnes raisons à opposer, car
j'aimais mieux passer à ses yeux pour un mari fan-
tasque et capricieux que de l'humilier par la révéla-
lion du véritable motif de mon refus, je me décidai
eufin, par un beau dimanche d'août, à la conduire
à la fête de la vallée aux Ours.
Notre présence produisit une sensation qui n'avait
rien de désagréable ; j'eus le bonheur de reconnaître
que ma frayeur n'était qu'une chimère, car en un
moment nous fûmes entourés, contemplés et salués
par une foule joyeuse et riante. Ma biche surtout fut
l'objet d'un empressement très-Qatteur de la part de
nos jeunes élégants : chacun la félicitait sur la grâce
de son maintien et sur le bon goût de sa toilette ;
c'était à qui l'inviterait à danser; elle ne manqua
pas un seul galop ni une seule polka.
Mon triomphe ne fut pas moins complet que le
sien ; les biches les plus modestes me lançaient à la
dérobée des regards curieux; d'autres, moins timi-
des, braquaient obstinément leur lorgnon sur moi et
ne le baissaient que pour sourire et chuchoter avec
leurs voisines.
En revanche, les maris plus ou moins cerfs, m'ac-
cablaient de quolibets impertinents , et me repro-
chaient ironiquement ma mésaventure conjugale,
comme s'il était juste de faire peser la honte d'une
faute sur l'infortuné qui en est la victime innocente!
La fête fut troublée par la nouvelle d'un désastre
qui intéressait une foule d'animaux. Le renard à
qui j'avais si bénévolement prêté ma signature ve-
nait de déposer son bilan. Les principaux négociants
de la forêt se trouvaient compris dans la faillite pour
des sommes considérables.
Ma lettre de change vint à échéance : je n'étais
pas en fonds. Un vautonr, nouvellement investi d'une
charge d'huissier, me dénonça protêt, puis assigna-
lion au tribunal de commerce, puis condamnation à
payer principal , intérêts et frais , puis saisie , puis
contrainte par corps.
J'avais passé au nom de ma biche, par contrat de
mariage, toute la fortune que j'aurais pu avoir; elle
forma opposition à la saisie et arracha ainsi notre,
ou plutôt son mobilier, aux griffes do la justice.
Mon généreux ami, que tant de tribulations suc-
cessives m'avaient fait négliger et presque oublier,
eut connaissance de ma détresse, et, du fond de sa
prison, il fit vendre avec perte une de ses plus belles
propriétés pour me procurer les vingt mille livres
garanties par ma signature.
Le vautour, après avoir reçu provisoirement cette
somme, réclama un supplément de sept mille deux
e«nt soixante-neuf livres pour les frais ; et, sur mon
refus de les payer, refus, hélas! trop bien motivé
par ma pénurie , il continua impitoyablement les
poursuites.
Un jour que je sortais de mon taillis pour me
chauffer au soleil , je fus appréhendé au corps par
quatre sangliers domestiques , qui me signifièrent ,
de par la loi , que j'étais prisonnier. Je protestai
énergiquement au nom de la liberté individuelle;
mais contre la force il n'y a pas de résistance. On
étouffa mes cris en me menaçant d'un bâillon, et je
me laissai conduire.
Nous approchions de la prison, quand un bruit
lointain de chevaux et de voitures attira notre at-
tention vers la grande route. Un équipage magni-
fique, précédé et suivi d'autruches en grande livrée,
brûlait le pavé. A cette vue je faillis tomber à la
renverse, car, malgré la rapidité de la course et le
nuage de poussière qui m'obstruait les yeux, j'avais
reconnu dans la calèche l'infâme renard que vous
savez. Je criai : « Au voleur ! » Je me démenai de
toutes mes forces pour échapper à mes alguazils et
m'élancer à sa poursuite ; on me serra de plus près
et le chef de la bande me conseilla le calme et la
modération.
« Cela vous est bien facile à dire ! répliquai-je
avec exaltation; mais songez donc que ce misérable,
qui mène un train de prince, a fait faillite et n'a
payé aucun de ses créanciers.
— Il en avait le droit , me répondit le quasi-ju-
risconsulte.
— Je conçois, à la rigueur, que la justice l'ait
mis à l'abri de poursuites réputées inutiles quand on
le croyait complètement ruiné; mais aujourd'hui
qu'il affiche une fortune scandaleuse, je veux être
payé.
— Il ne vous doit plus rien ni à vous , ni à per-
sonne, puisqu'il a fait faillite.
— Comment ! m'écriai-je avec joie, la loi autorise
ce moyen économique de payer ses dettes ? alors
veuillez me lâcher, je dépose mon bilan.
— Vous ne le pouvez pas.
— Et pourquoi, s'il vous plaît"?
— Parce que vous n'êtes pas négociant. »
Cet argument n'était guère de nature à me con-
PORTEFEUILLE D'UN CERF.
vaincre. Mon interlocuteur m'expliqua, avec la pré-
cision et la clarté qui distinguent le langage des gens
de loi, que, le commerce é^gnl le lien principal de la
grande famille animale, l'intérêt général exigeait
qu'on entourât des garanties les plus solides les ca-
pitalistes qui confient leurs fonds ou leurs marchan-
dises à des industriels.
Je ne compris pas bien comment cette facdité
donnée aux négociants de se libérer sans bourse
délier pouvait être un gage de sécurité pour leurs
créanciers, et j'allais demander l'explication de ce
logogriphe lorsque mon escorte s'arrêta. Nous étions
arrivés.
Je m'étais un peu consolé de mon arrestation en
songeant que j'allais être réuni à mon ami, mais cette
illusion s'évanouit à la vue de l'édifice où je fus in-
troduit : c'était une maison vaste, élégamment con-
struite, d'un agréable aspect, et qui ne ressemblait
en rien à la prison que j'avais vue. Là , point de
souterrains, mais des cours bien aérées et des jar-
dins fleuris; au lieu de farouches boule-dogues, des
caniches polis et empressés; les prisonniers commu-
niquaient librement avec leurs femelles; la poly-
gamie même n'était pas interdite. A côté de mal-
heureux pères de famille vivant misérablement de
la maigre pitance allouée par leurs implacables
créanciers, quelques étourdis qui n'avaient pas le
moyen de payer cinq ou six cents livres, puisqu'ils
étaient détenus pour cette faible somme, en dépen-
saient régulièrement vingt-cinq par jour duiant des
années entières, tandis qu'un odieux règlement pri-
41
vait mon respectable ami de tous les adoucissements
compatib'es avec sa fortune.
Cependant les plus opulents eux-mêmes dépéris-
saient d'ennui dans ce lieu , car, ainsi que l'a bien
dit notre grand La Fontaine :
Que sert, liclas! la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté.'
Je fus élargi avant la fin de la semaine , grâce à
l'inépuisable bienfaisancede mon prolecteur, qui avait
appris par hasard ma nouvelle mésaventure, et s'é-
tait dessaisi d'une seconde propriété pour satisfaire
la cupidité de mon vautour.
Je trouvai, en rentrant chez moi, les quatre haies
entièrement nues. Ma biche désespérée avait déserté
le taillis conjugal, emportant avec elle nos objets les
plus précieux sans donner son adresse à personne.
J'ai reçu hier une assignation à comparaître de-
vant le tribunal correctionnel à la requête du renard,
comme prévenu de diffamation pour l'avoir appelé
voleur, 11 réclame vingt mille livres de dommages-
intérêts, juste la somme qu'il ma escroquée : amère
dérision ! Maître Corbeau tient ma condamnation
pour certaine. N'est-il pas vrai que de telles mons-
truosités ne se sont jamais vues parmi les hommes !
Décidément , notre espèce est bien arriérée. Puisse
ce récit trop fidèle faire sentira nos frères la néces-
sité d'une réforme sociale et judiciaire qui rapproche
un peu les animaux de la perfection humaine dont
ils sont, hélas 1 si éloignés.
É.MIUE PAGES.
Pour copie conforme.
RENCONTRE D'UN PIRATE.
C'était un beau navire , long , bas dans l'eau , à
mâts élancés qui s'élevaient et diminuaient insen-
siblement et devenaient presque imperceptibles au
sommet; les girouettes à queue d'hirondelle s'agi-
taient et tournaient sur leur fer avec tant de rapi-
dité que vous eussiez dit des papillons de nuit. Notre
pavillon flottait au haut du couronnement. Je n'ai
jamais vu de plus joli navire : la coupe elBIée de
son avant ressemblait à une flèche, et la finesse de
ses hanches, s'élargissant par degrés , était fort re-
marquable. Je me le rappelle encore, quand il ser-
rait le vent, svelte dans ses formes, impétueux et
docile dans ses mouvements ; c'était comme le che-
val arabe du désert. Notre brick avait une légèreté
qui surpasse tous les autres vaisseaux d'Europe. Les
États-Unis ont le mérite d'être seuls parvenus à cette
perfection dans la construction de ces bâtiments.
Nous venions de Charleslown et nous nous diri-
gions vers la Havane. Un bon vent du nord-ouest
nous poussait avec rapidité, et en moins de qua-
rante-huit heures nous eûmes dépassé les îles de
Bahama et d'Alabastre. Nous étions le troisième jour
à la hauteur de St-Salvador, et tout semblait nous
promettre la plus heureuse traversée.
Le crépuscule du soir avait paru. Depuis quelques
instants le capitaine Burke tenait sa lunette fixée
avec anxiété sur une tache noire qu'on apercevait
dans l'éloignement.
«Quelle nouvelle, capitaine? lui demandai-je.
— Voyez vous-même, » me répondit-il. Et on
prenant alors la lunette de ses mains et la dirigeant
vers cet objet obscur éloigné : « C'est une chaloupe,
m'écriai-je.
— Oui, une chaloupe, reprit-il, qui vient à nous
avec toute la rapidité que peuvent lui imprimer les
bras vigoureux de vingt robustes flibustiers : nous
allons avoir à qui parler. »
On fit aussitôt toutes sortes de préparatifs afin
de recevoir dignement les pirates. Comme nous igno-
rions le nombre des ennemis à qui nous avions af-
faire , on entassa sur le pont de la poudre , des balles
et des armes blanches de toute espèce. On décou-
vrit en même temps les deux canons de bronze du
navire, et on les roula à tribord au gaillard d'ar-
rière, puis on les chargea jusqu'à la gueule ; et on
les plaça dans les sabords , du côté où on attendait
l'ennemi. On mit deux balles dans les fusils et dans
les pistolets, et chacun plaça dans sa ceinture un
poi:jnard et une paire de pistolets. Le capitaine
poussa les précautions jusqu'à faire éteindfe les
garde-corps, et laver et frotter les lisses de tribord .
afin de rendre l'abordage plus difiicile si l'on osait
le tenter.
Quand ces préparatifs furent terminés, chacun se
rendit à son poste. Tous les yeux étaient tournés
vers l'occident, mais la nuit était devenue si noire
qu'il n'était plus possible d'apercevoir la chaloupe.
Quelques heures s'écoulèrent, et rien ne parut à
l'orient ni à l'occident. Les matelots de quart ten-
taient vainement de découvrir la chaloupe ennemie
ou les sillons tracés par la rame dans les flots; les
autres avaient pris le parti de se jeter sur leurs ha-
macs, et moi-même , excédé de fatigue, j'allais me
retirer quand le capitaine vint auprès de moi.
« Eh bien! capitaine, lui dis-je , que sont deve-
nus vos loups de mer?
— Ils se sont séparés sans doute ; répondit-il, et
en vérité j'en suis sincèrement affligé; mais il est
difficile de rien comprendre à leur manœuvre ; il est
pourtant nécessaire de faire bonne garde.
— Pour mon compte, repris-je, je suis fatigué de
tenir mes regards fixés sur la mer sans rien aperce-
voir; j'aime mieux contempler la tempête qui se
forme à l'orient. »
Je me retournai en ce moment , et mes yeux fu-
rent à l'instant frappés par un rayonnement dans
l'eau, qui paraissait et disparaissait successivement
et d'une façon régulière.
«Les voilà! s'écria aussitôt le capitaine , dont les
yeux avaient suivi la direction des miens. Les mi-
sérables viennent vers nous du côté de Saint-Do-
mingue, et ils seront bientôt près du navire. Aux
armes, enfants! continua-t-il d'une voix puissante,
et que chacun se rende à son poste. »
RENCONTRE
L'alerte fut ainsi donnée; et tout le monde obéit
avec promptitude.
« Que chacun se tienne dans les esparres ; qu'on
cache soigneusement les agrès, continua le capi-
taine , et que personne ne s'avise défaire feu avant
que je l'ordonne.
— Oui! oui! » répondit en criant l'équipage, et
avec une telle précision qu'on eût dit qu'il n'y avait
qu'une seule vois.
Le capitaine continua à donner ses ordres avec un
grand sang-froid , et quelques-uns d'entre nous s'é-
taient rendus à ses côtés.
Dans un instant , nos pièces de canon présentèrent
leur énorme gueule à la petite chaloupe qui courait
en serpentant vers nous, et n'était plus qu'à la
distance d'un quart de mille.
Nous nous attendions à nous voir attaqués à la
fois par plusieurs chaloupes; mais une seule était
D'UN PIRATE. 43
devant nous, et nous nous demandions comment
cette frêle embarcation osait se mesurer avec un
navire armé de canons et défendu par un brave
équipage.
« Chaloupe , au large ! » cria tout à coup le capi-
taine Burke de toute la force de ses poumons.
On ne fit point de réponse , seulement nous vîmes
les voiles se mouvoir avec plus de rapidité.
" Au large , misérables ! répéta le capitaine dune
voi.x tonnante , ou je vous coule à fond avec votre
chaloupe! »
Cette menace et une mèche enflammée que je te-
nais à la main et qui jetait une grande clarté sur
tout le vaisseau semb'èrent intimider ces brigands;
ils parurent hésiter; la marche de leur embarcation
se ralentit; le capitaine crut que la victoire était
décidée , et il éleva la voix en ces termes : « Jetez
vos armes à la mer, et rendez-vous' »
Une décharge de mousqueterie répondit à ces pa-
roles, une douzaine de balles sifflèrent à nos oreilles;
le chapeau du capitaine, atteint par l'une d'elles,
alla tomber à quelques pas de là sur le pont. « Feu ! »
s'écria alors celui-ci avec un énergique juron. Tout
à coup des flots de flamme et de fumée jaillirent
du tillac, et cette explosion terrible, au milieu de la
profonde tranquillité des éléments , fut semblable
aux éclats de la foudre. Un craquement , un bruit
de corps tombant avec fracas dans la mer, et par-
dessus tout cela des cris d'agonie et des gémisse-
ments venant du lieu où se trouvaient les ennemis,
succédèrent à la décharge du canon.
Mais la fumée ne s'étant point encore suffisamment
44 REVUE PITTORESQDE.
dissipée pour que nous pussions voir l'effel de celte
décharge , nous n'apercevions sur les flots ni la cha-
loupe ni aucune trace des misérables qui la mon-
taient, et nous crûmes que l'équipage tout entier
avait été précipité au fond de 1 abîme. « Par saint
Georges ! s'écria le capitaine avec une expression
de regret et en essuyant avec son mouchoir sa tète
ensanglantée, j'aurais mieux fait de m'emparer de
tous ces vauriens et de les faire pendre avec le.-i hon-
neurs qui leur étaient dus, plutôt que de les noyer
d'une façon si brutale. Il est impossible de viser avec
plus de justesse , quand même vous.... »
Des hurlements affreux partis de dessous le na-
vire interrompirent notre capitaine au milieu de son
discours, et nous vîmes au milieu de la fumée une
petite embarcation qui cherchait à se cramponner à
l'avant du navire , et une douzaine de nègres aux
formes athlétiques se précipitèrent à l'abordage. Mais
nos précautions étaient trop bien prises. Les abords
du navire étaient si bien gardés, que la plupart de
de ces forbans furent repoussés et rejelés dans la
mer. Ils proféraient en tombant d'affreux blas-
phèmes et nous menaçaient de leurs-pislolels , même
après qu'ils étaient remplis d'eau. En même temps
leur chaloupe, qui avait été fortement endommagée
par le feu de noire canon , chavira et coula à fond.
Pourtant quelques-uns d'entre eux étaient parvenus
à atteindre le pont du navire, ils nous attaquèrent
avec fureur; mais, entourés de tous côtés , ils cé-
dèrent au nombre et se rendirent. Cinq autres de
ces misérables furent retirés de l'eau et faits pri-
sonniers.
Un de ces forbans avait réussi à mettre le pied sur
le pont, lorsqu'un jeune matelot , nommé Ralph, se
précipita sur lui avec fureur. Le noir et Ralph se
saisirent au corps, luttèrent un instant ensemble,
et, après s'être balancés entre le pont et l'eau , le
pirate, qui était le plus lourd des deux, tomba en
arrière et entraîna avec lui dans la mer son coura-
geux adversaire.
Ils disparurent un moment; mais nous les vîmes
peu après tous deux entrelacés reparaître à la sur-
face des flots à quelques mètres du navire. Alors
commença le combat le plus étonnant et le plus ter-
rible dont j'aie jamais été témoin. Nul de nous n'avait
les moyens de secourir notre brave compagnon ; nul
n'osait faire feu sur le brigand , car tous deux se te-
naient si étroitement serrés, leurs évolutions étaient
si rapides, et la clarté que la lune jetait sur cette
affreuse scène était si faible, qu'il était impossible
de viser l'un des deux champions sans mettre en
danger la vie de l'autre. Il serait difQcile de dépein-
dre les angoisses de tout l'équipage; nous respirions
à peine à la vue de l'affreuse situation de noire in-
fortuné camarade. Au commencement de la lutte,
les efforts de chaque combattant paraissaient tendre
à noyer son adversaire; ils roulaient à la surface
de la mer, ils se heurtaient et s'agitaient comme
des monsires marins. Un mstant tous deux s'enfon-
cèrent et disparurent à nos yeux. Nous étions en
proie à la plus terrible anxiété; peu après ils repa-
lurent, échangèrent quelques coups, et, se serrant
étroitement avec une aveugle fureur, ils s'enfon-
cèrent de nouveau dans la mer. Tous deux négli-
geant de faire usage de leurs armes qui eussent
promptement terminé le combat, ils se battaient,
non comme des créatures humaines, mais comme
des bêtes sauvages qui cherchent à s'étrangler pour
se dévorer ensuite.
« Attendrons-nous patiemment la mort de notre
camarade? » dit enfin un des matelots. Ces mots fi-
rent évanouir le charme (|ui semblait avoir été jeté
sur nous.
« La chaloupe en mer! » s'écria aussitôt le capi-
taine ; et six hommes s'élancèrent à la fois pour exé-
cuter cet ordre. Précisément en ce moment les deux
combattants disparurent; ils restèrent si longtemps
sous les flots que les matelots qui étaient occupés à
détacher la chaloupe suspendirent leur opération ;
et tous, dans une inquiétude mortelle, les yeux
fixés sur la mer, nous attendîmes qu'ils reparussent
à la surface des flots. Enfin , à la distance d'environ
Irente mètres , les eaux se divisèrent, et un seul
homme reparut. « Est-ce vous , Ralph ? » s'écria le
capitaine d'une voix tremblante.
— Non ! mais il y a quelque chose de lui sur la
lame de mon poignard! » répondit le noir avec un air
sardonique, et s'élançant hors de l'eau de toute sa
hauteur , il jeta vers nous son fer avec violence.
L'arme passa au-de.ssus de nos têtes, et rencontrant
le mât de misaine , s'y enfonça profondément.
Les éclats d'un rire afi'reux et le choc d'un corps
tombant dans la mer attirèrent nos regards vers le
lieu d'où partait ce bruit, et nous n'aperçûmes plus
à la surface des flots que de nombreuses rides qui
s'élargi.ssaient en forme de cercles. Des idées de
vengeance naissaient tardivement dans nos cœurs.
Quelques matelots , dans le premier mouvement de
colère, firent feu sur ces cercles tournoyants, sans
réfléchir à l'inutilité de leurs tentatives. D'autres te-
naient leur fusil prêt à faire feu , les yeux fixés im-
mobiles sur l'Océan ,attendantquele brigand montrât
sa tète au-dessus des eaux. Mais ils attendirent en
vain , le noir ne reparut plus. .Les rapides messagers
de la mort, destinés à mettre fin à sa vie , passèrent
au-dessus de sa tête, et s'il eût été possible de pé-
nétrer dans son vaste tombeau , on l'eût trouvé re-
posant en paix au fond de l'abîme , à côté de son
dernier ennemi.
Un morne silence régnait sur le vaisseau , les ma-
telots se regardaient tristement entre eux; et puis,
comme si la mort de leur camarade exigeait un plus
RENCONTRE D'UN PIRATE
grand sacrifice, leurs veux s'arrêtèrent d'un air fii-
45
rouche sur leurs prisonniers qui étaient là à leur
discrétion , pieds et poings liés. Quiconque est at-
coutumé à lire dans les physionomies eût compris
aisément que les liens d'une sévère discipline em-
pêchaient seuls ces braves matelots de se livrer à
un crime affreux, à une vengeance expéditive qui
les eût rabaissés au niveau de leurs barbares enne-
mis. Mais le capitaine, comprenant, à la fureur qui
animait son équipage , tout le danger que couraient
ses prisonniers , les Gt promptement jeter dans les
écoutilles. Notre victoire , bien que complète , avait
été acheiée par du sang. Outre l'infortuné Ralph ,
nous perdîmes un matelot qui fut frappé de deux
balles à la fois. Lune l'atteignit au côté gauche , et
l'autre près du cœur. Le malheureux tomba sur le
pont, et il expira quelques instants après dans son
hamac.
Au commencement du combat, une balle avait,
comme nous l'avons dit , emporté le chapeau du ca-
pitaine, avait tracé un sillon dans sa chevelure , et
lui avait fait une profonde blessure à la tête; moi-
même je fus blessé au visage, et je reçus une forte
contusion à la jambe gauche. Depuis le premier coup
de feu jusqu'au moment où les ennemis tombèrent
en notre pouvoir , il ne s'était pas écoulé plus d'un
quart d'heure. Le combat avait été terrible, mais
maintenant tout était autour de nous dans une paix
profonde, et le navire continuait à voguer au souflle
d'une brise qui ridait à peine la surface de l'Océan.
Il fallait célébrer les funérailles du brave que nous
avions perdu. Nos prières ne devaient point man-
quer à l'infortuné Ralph, dont le corps reposait déjà
dans les abîmes de la mer.
Lorsque le désordre qui régnait à bord eut été
réparé , on s'occupa de la cérémonie. Les camarades
du défunt, avec l'assistance du maître voilier et en
la présence du maître d'armes , cousirent le corps
dans son hamac , et ayant fixé deux boulets de canon
à ses pieds , ils le déposèrent dans un panier à claire-
voie , où l'on mit des cordes nouvellement goudron-
nées. On eut soin de laisser dans le suaire du marin
une partie de son linge et de ses vêtements. On fait
ainsi apparemment pour dissimuler la forme du
corps, qui, ainsi préparé, ressemble assez à une
momie égyptienne. On le porta ensuite à la partie
arrière du vaisseau, on le plaça sur l'écoutille, et
on couvrit le tout du pavillon national. Quelquefois
on expose le mort entre le grand mât et l'arlmion ,
sur le deuxième pont , mais plus généralement c'est
où j'ai dit, sous le mât de mestre.
Le lendemain , la cloche sonna les funérailles , et
tous les matelots s'assemblèrent sur la galerie du
faux-pont et autour du màt de mestre , tandis que
les otBciers occupèrent la partie d'avant du gaillard
d'arrière. Dans les vaisseaux de guerre , et cela est
très-bien , il est d'obligation , pour les officiers et
tout l'équipage , d'assister à la cérémonie. C'est une
marque d'égards pour un camarade, dont on ne de-
vrait se dispenser que dans les occasions de grandes
fatigues, ou lorsque quelque funeste maladie règne
sur le navire et y fait des ravages de tous les jours
et de toutes les nuits , de toutes les heures. Alors ,
certes, il sulEt des hommes de quart pour une céré-
monie trop st)uvent répétée. Dan*ces tristes circon-
stances, les funérailles succèdent presque imniédia-
tement à la mort.
Je viens à la cérémonie. Pendant que l'équipage
se rendait à l'appel du glas funèbre, le panierà claire-
voie sur lequel le corps était placé, étant enlevé
par les compagnons de gamelle du défunt, fut déposé
au travers de la galerie de la cale. On démonta les
espontilles volantes des sauvegardes de beaupré,
et l'on pratiqua au filet de bastingage une ouverture
assez large pour laisser un libre passage. Le corps
resta couvert du pavillon, les pieds légèrement pro-
jetés sur le plat-bord , tandis que ses compagnons
de gamelle se rangèrent de chaque côté. On attacha
ensuite un câble au panier à claire-voie dans un but
que je dirai tout à l'heure. Quand tout fut prêt, le
capitaine vint sur le gaillard d'arrière, et commença
le beau service de l'église anglicane, qui ne manque
jamais de produire la plus solennelle impression sur
les marins les plus grossiers et les moins réfléchis.
La cloche a -cessé de faire entendre son glas , et
chacun se tient debout, silencieux et la tête décou-
verte pendant la lecture des prières des morts. Les
marins, malgré leur morale relâchée, sont très-portés
à des émotions sincèrement religieuses, mais sur-
tout il serait difficile de trouver un auditoire plus
respectueux que celui qui se réunit sur le gaillard
d'un vaisseau de guerre pour les funérailles d'un
camarade.
Le service des morts dans l'armée de terre con-
tient les paroles suivantes : « Puisqu'il a plu à Dieu,
dans sa miséricorde infinie, d'appeler dans son sein
l'àme de notre bien-aimé frère , ici trépassé , nous
confions son corps à la terre, poussière à poussière,
cendres à cendres, avec l'espérance une et certaine
de sa résurrection, etc. » Quiconque a assisté aux
funérailles d'un ami (et c'est-à-dire presque tout le
monde) doit se rappeler la solennité de cette partie
de la cérémonie où, à mesure que ces mots sont
prononcés, o.n jette dans la fosse trois pleines mains
de terre qui , tombant sur le cercueil, y retentissent
avec un bruit creux et triste , ne ressemblant à au-
cun autre que je connaisse.
Dans le service des morts à bord d'un vaisseau ,
la prière que j'ai citée offre cette variante : « Puis-
qu'il a plu à Dieu tout-puissant, dans sa miséri-
corde infinie , d'appeler dans son sein notre bien-
aimé frère , ici trépassé, nous confions son corps à
KEVUE PITTORESQUE.
la mer pour y être corrompu, comme c'est le sort
de tout ce qui a eu vie, avec l'espérance de sa ré-
surrection quand la mer rendra ses morts pour la
vie éternelle. » Au commencement de cette prière,
un des matelots se pencha et dégagea le pavillon
jeté sur les restes de son camarade, pendant que
les autres , en entendant ces mots : « Nous conâons
son corps à la mer , )i jetèrent le panier à claire-voie
dans les flots. Le corps, étant chargé de deux bou-
lets à ses extrémités inférieures, se sépara brusque-
ment du panier, plongea tout à coup dans l'Océan,
et en un instant , semblable à une goutte de pluie ,
s'enfonça dans l'abîme avec le bruit d'un Qot qui
bouillonne.
Celte partie de la cérémonie fait moins d'impres-
sion que celle qui lui correspond sur terre ; mais
il y a encore quelque chose de solennel et qui
fait tressaillir dans la chute soudaine du corps
dans la mer , suivi du bruit du panier qu'on re-
morque sous les chaînes des grands haubans. Par un
beau jour, par une belle nier calme, et lorsque tous
les officiers, les hommes de l'équipage sont assem-
blés , la cérémonie que je viens de décrire , quoique
bien triste, comme elle doit toujours l'être, est sou-
vent si belle, tout considéré, que, quoi qu'on en
ait, elle laisse même des impressions agréables
dans l'esprit.
Parmi toutes les funérailles auxquelles j'ai assisté
sur mer, il en est une qui me causa des émotions
exclusivement mélancoliques. Elle eut lieu à bord
du Hasting . sur les côtes de l'Amérique du Sud.
Il y avait sur le navire un petit garde-marine, si
délicat, si frêle, que la profession de marin n'était pas
sa vocation ; mais sa famille et lui-même en avaient
jugé autrement, et comme il avait une ardeur, un
zèle au-dessus de ses forces, il languit bientôt visi-
blement. Ce jeune homme était le favori de tout
l'équipage. Les matelots lui souriaient lorsqu'il pas-
sait, comme ils l'eussent fait à un enfant. Les offi-
ciers le caressaient et le comblaient d'amitiés. Ses
camarades , avec une familiarité qui ne lui plaisait
pas toujours , mais de laquelle il ne pouvait si;
défendre parce qu'elle exprimait leur amitié pour
lui, l'avaient surnommé Child (le pauvre enfant !;.
Nous le plaignîmes longtemps. J'ai oublié quelle
était la nature de sa maladie, mais il n'était pas mal-
aisé de voir que sa santé déclinait par degrés ; enfin
il s'éteignit comme l'eût fait un flambeau exposé au
vent. Il expira dans la matinée, et le? préparatifs
du cercueil ne furent faits que le soir.
Je me rappelle que, m'approchant de Child dans
le courant de la journée, je lui posai la main sur le
cœur. Je le trouvai chaud, si chaud même que l'on
aurait pu croire qu'il battait encore. J'étais attaché
à mon petit camarade, je n'étais pas beaucoup plus
grand que lui, et j'étais heureux que mon ami,
quoique éteint depuis plusieurs heures, n'eût pas
encore été atteint par le froid glacial de la mort.
Cet incident m'est depuis lors bien souvent re-
venu à la pensée, surtout connaissant la croyance
des Espagnols, qui prétendent que les enfants sont ,
après leur mort, convertis en anges, sans aucun de
ces obstacles qui arrêtent les âmes des hommes.
Quelques circonstances particulières concoururent
aussi, pour leur part, à graver pour jamais cette
scène dans mon souvenir; la superstition des mate-
lots eux-mêmes y contribuait de son côté.
Je ne sais ce qui empêcha dans la journée que la
cérémonie funèbre n'eût lieu avant le coucher du
soleil. La soirée fut très-sombre, et 'le vent souffla
avec tant de force qu'on dut abattre les vergues et
les voiles du màt de perroquet. Il fallait s'attendre
à une nuit orageuse. Comme il était nécessaire d'a-
voir de la lumière pour se reconnaître , plusieurs
lanternes furent placées sur le gaillard d'arrière , et
le long de l'échelle de bord. Tous les matelots et les
officiers étaient assemblés , les uns sur les deux
gaillards, les autres dans les bateaux. La Ilande-
Vorte, illuminée jusqu'à sa vergue, se gonflait sous
le vent, qui devenait de plus en plus fort, et nous
donnait à craindre que nous ne fussions forcés d'in-
terrompre la cérémonie. La batterie basse était tout
à fait sous l'eau, et plus d'une fois l'extrémité du
panier qui renfermait le corps de notre pauvre ca-
marade atteignit le sommet des lames écumantes
qui passaient en sifllant.
Pendant toute la cérémonie , la pluie ne cessa de
tomber sur les tètes nues de l'équipage, et mouilla
le livre de prières. Le vent poussait de tristes gé-
missements autour de nous ; les éléments étaient en
complète harmonie avec les sentiments de tout l'é-
quipage. Le vaisseau, ébranlé par un violent roulis,
criait de la proue à la poupe, et au milieu du bruit
sourd de la mer, des cordages et du vent, il était
souvent difficile d'entendre les paroles de la céré-
monie funèbre. Néanmoins, à un geste du capitaine,
les matelots comprirent que le moment était venu de
jeter le corps à la mer ; justement en ce moment-là
il survint une si forte rafale , que l'on n'entendit
point le bruit de sa chute dans les flots : ce qui fut
cause que les matelots dirent que leur jeune favori
n'avait pas été à la mer, mais que, porté sur l'aile
de l'orage , il avait pris tout droit le chemin du pa-
radis.
(TRADUIT DE l'A.NGLAIS.)
LA DANSE DES SALONS
PAR CELLARIUS.
DESSINS PAR GAVARNI.
La danselongtemps humiliée relève enfin la jambe,
peu à p'iu elle ressaisit son ancien empire , elle a
ses adeptes, ses notabilités, ses gloires. La valse à
deux temps fait des mariages, et la polka des secré-
taires d'ambassade; nous sommes revenus aux beaux
jours de M. de Trenis.
Mais nous n'avons pas le temps d'envisager la
danse au point de vue matrimonial et diplomatique.
Jetons-nous hardiment dans l'esthétique ; aussi bien
voici un livre qui contient toutes les règles,*tous les
préceptes de ce grand art de la danse qui , malgré
ses allures légèrement étrangères , restera toujours
48
un art français. La danse nationale, nous ne pouvons
en disconvenir , a beauroup emprunté pendant ces
dernières années à la cliuré^raphie du Nord; elle a
suivi l'exemple de la littérature; notre danse s'est
inspirée du Goethe anonyme, du Mickiewitz inconnu
qui ont inventé la valse à deux temps et la mazurka.
Comme le théâtre, comme le roman, comme la mu-
sique, la danse est devenue romantique. Terpsichore
était la dernière musc qui fît encore quelque résis-
tance. La victoire du progrés est maintenant complète.
Cellarius peut revendiquer la gloire de ce mouve-
ment : il a arboré hardiment le drapeau des idées
nouvelles, il a révolutionné les jambes de sa généra-
lion. Grâces à son bon goùl, à son élégante modé-
ration , la victoire a été pure de tout excès; les droits
légitimes de l'ancienne danse respectés, la tradition
rajeunie, le bon sens français protégé contre la fou-
gue quelquefois trop capricieuse du Nord parleront
longtemps en faveur de son école, et la feront vivre
dans l'histoire de l'art. Pour juger de l'enseignement
de Cellarius on n'a qu'à lire la Danse des salons;
ce livre dans lequel il vient de déposer le résultat de
ses méditations et le fruit d'une longue pratique.
Depuis la contredanse française jusqu'à la Napoli-
REVUE PITTORESQUE.
laine, que le maître vient à peine de laisser tomber
de ses pieds savants, polka, mazurka, redowa, valse
à deux temps, Cellarius passe toutes les danses en re-
vue , assigne à chacune son caractère propre , donne
les règles de l'exécution, décrit les nécessités de leur
allure particulière Après avoir lu ce livre, je me
suis senti meilleur... danseur.
C'est absolument comme si j'avais assisté à un
cours de Cellarius ; j'ai écoulé le maître, j'ai vu val-
ser, polker, mazurkerdes femmes charmantes, grâce
au crayon de Gavarni qui a enrichi cet ouvrage de
douze dessins des plus dansants. C'est la soirée du
danseur esquissée depuis l'invitation à la première
contredanse jusqu'au cotillon. Quel mol viens-je de
prononcer! Rassurez-vous, conducteurs novices et
inexpérimentés, le cotillon n'aura désormais plus d'é-
cueils pour vous; Cellarius a réuni toutes les figures
du cotillon à la Qn de son livre ; si la mémoire vous
manque au milieu du bal, la maîtresse de la maison
ira chercher son dictionnaire et vous soufflera.
Voilà donc la danse moderne, la danse des salons
définitivement fixée par la publication du livre de
Cellarius.
L/\ JEUXESSE DE NAPOLEON.
-IM.3-
Le 1S août 1769 , naquit à Ajaccio un enfant qui
reçut de ses parents le nom de Buona|)artc , et du
ciel celui de Napoléon.
Les premiers jours de
sa jeunesse s'écoulèrent
au milieu de celte agita-
tion flévreuse qui suit les
révolulions; la Corse, qui
depuis un demi -siècle
rêvait l'indépendance,
venait d'être moitié con-
quise, moitié vendue, et
n'était sortie de l'escla-
vage de Gènes que pour
tomber au pouvoir de la
France. Paoli, vaincu à
Ponte-Nuovo, allait cher-
cher avec son frère et
ses neveux un asile en
Angleterre , où Alfieri
lui dédiait son Timoléon.
L'air que respira le nou-
veau-né était chaud des
haines civiles , et la clo-
che qui sonna son bap-
tême toute frémissante
encore du tocsin.
Charles do Buonaparte, son père, et La;lilia Ua-
molino , sa mère , tous deu.x de rare palricicnne cl
originaires do ce charmant village de San-Miniato ,
qui domine Florence, après avoir été les amis
de Paoli, avaient aban-
donné son parti, et s'é-
(aient ralliés à l'influence
française. Il leur fut donc
facife d'obtenir de M. de
Marbœuf, qui revenait
comme gouverneur dans
l'ile où dix ans aupa-
ravant il avait abordé
comme général , sa pro-
tection pour faire en-
trer le jeune Napoléon
à l'école militaire de
Brienne. La demande fut
accordée , et quelque
temps après, M. Ber-
ton , sous - principal du
collège , inscrivait sur
ses registres la note sui-
vante :
« .Vujourd'hui, 23 avril
1779 , Napoléon de Buo-
naparte est entré à l'É-
cole royale militaire de
Brienne -le-Château , à
l'âge de neuf ans , huit mois et cinq jours. »
Le nouveau venu était Corse, c'est-à-dire d'un
50
pays qui, de nos jours encore, lutte contre la civili-
sation avec une force d'inertie telle , qu'il a conservé
son caractère à défaut de son indépendance : il ne
parlait que l'idiome de son île maternelle ; il avait
le teint brûlé du méridional , l'œil sombre et perçant
du montagnard. C'était plus qu'il n'en fallait pour
exciter la curiosité de ses camarades et augmenter sa
sauvagerie naturelle, car la curiosité de l'enfance
est railleuse et manque de pitié. Un professeur,
nommé Dupuis, prit en compassion le pauvre isolé,
et se chargea de lui donner des leçons particulières
de languefrançaise .'trois mois après il était déjà assez
avancé dans cette étude pour recevoir les premiers
éléments de latinité. Mais dès l'abord se manifesta
chez lui la répugnance qu'il conserva toujours pour
les langues mortes, tandis qu'au contraire son ap-
titude pour les mathématiques se développa dès les
premières leçons ; il en résulta que , par une de ces
conventions si fréquentes au collège, il trouvait la
solution des problèmes que ses camarades avaient à
résoudre, et ceux-ci , en échange , lui faisaient ses
thèmes et ses versions, dont il ne voulait pas enten-
dre parler.
L'espèce d'isolement dans lequel se trouva pen-
dant quelque temps le jeune Buonaparte, et qui te-
nait à l'impossibilité de communiquer ses idées ,
éleva entre lui et ses compagnons une espèce de
barrière qui ne disparut jamais complètement. Cette
première impression, en laissant dans son esprit un
souvenir pénible qui ressemblait à une rancune ,
donna naissance à celle misanthropie précoce qui lui
faisait chercher des amusements solitaires , et dans
laquelle quelques-uns ont voulu voir les rêves pro-
phétiques du génie naissant. Au reste, plusieurs cir-
constances , qui dans la vie de tout autre seraient
restées inaperçues, donnent quelque fondement au.x
récits de ceux-là qui ont essayé de faire une enfance
exceptionnelle à cette merveilleuse virilité. Nous en
citerons deux.
Un des amusements les plus habituels du jeune
Buonaparte était la culture d'un petit parterre en-
touré de palissades, dans lequel il se relirait habi-
tuellement aux heures des récréations. Un jour, un
desesjeunes camarades, qui était curieux de savoir ce
(|u'il pouvait faire ainsi seul dans son jardin, escalada
la barricade, elle vit occupé à ranger dans des dispo-
sitions militaires une foule de cailloux dont la gros-
seur indiquait les grades. Au bruit que Et l'indiscret,
Buonaparte se retourna, et, se voyant surpris, or-
donna à l'écolier de descendre; mais celui-ci, au lieu
d'obéir, se moqua du jeune stratégiste, qui, peu dis-
posé à la plaisanterie , ramassa le plus gros de ses
cailloux , et l'envoya au beau milieu du front du
railleur , qui tomba aussitôt assez dangereusement
blessé.
Vingt-cinq ans après, c'est-à-dire au moment de
REVUE PITTORESQUE.
sa plus haute fortune, on annonça à Napoléon qu'un
individu qui se disait son camarade de collège de-
mandait à lui parler. Comme plus d'une fois des in-
trigants s'étaient servis de ce prétexte pour arriver
jusqu'à lui, l'ex-écolier de Brienne ordonna à l'aide-
de-camp do service d'aller demander le nom de cet
ancien condisciple; mais ce nom n'ayant éveillé au-
cun souvenir dans l'esprit do Napoléon : — Retournez,
dit-il, et demandez à cet homme s'il ne pourrait pas
me citer quelque circonstance qui me remît sur sa
voie. — L'aide-de-camp accomplit son message et
revint en disant que le solliciteur, pour toute ré-
ponse, lui avait montré une cicatrice qu'il avait au
front. — Ah! cette fois je me le rappelle, dit l'Em-
pereur ; c'est un général en chef que je lui ai jeté à
la tète!....
Pendant l'hiver de 178.3 à 1784, il tomba une si
grande quantité de neige que toutes les récréations
extérieures furent interrompues. Buonaparte , forcé
malgré lui de passer les heures qu'il donnait ordi-
nairement à la culture de son jardin au milieu des
amusements bruyants et inaccoutumés de ses cama-
rades , proposa de faire une sortie, et, à l'aide de
pelles et de pioches, de tailler dans la neige les for-
tifications d'une ville, qui sérail ensuite attaquée par
les uns et défendue par les autres : la proposition
était trop sympathique pour être refusée. L'auteur
du projet fut naturellement choisi pour commander
un des deux partis. La ville, assiégée par lui, fut
prise après une héroïque résistance de la part de ses
adversaires. Le lendemain la neige fondit; mais cette
récréation nouvelle laissa une trace profonde dans la
mémoire des écoliers. Devenus hommes, ils se sou-
vinrent de ce jeu d'enfant , et ils se rappelèrent les
remparts de neige que battit en brèche Buonaparte,
en voyant les murailles de tant de villes tomber de-
vant Napoléon.
A mesure que Buonaparte grandit, les idées pri-
mitives qu'il avait en quelque sorte apportées en
germe se développèrent , et indiquèrent les fruits
qu'un jour elles devaient porter. La soumission de
la Corse à la France, qui lui donnait, à lui, son seul
représentant, l'apparence d'un vaincu au milieu de
ses vainqueurs, lui était odieuse. Un jour qu'il dînait
à la table du pèreBerlon, les professeurs, qui avaient
déjà plusieurs fois remarqué la susceptibilité natio-
nale de leur élève, affectèrent de mal parler de Paoli.
Le rouge monta aussitôt au front du jeune homme,
qui ne put se contenir. — Paoli, dit-il, était un
grand homme, qui aimait son pays comme un vieux
Romain; et jamais je ne pardonnerai à' mon père,
qui a été son aide-de-camp , d'avoir concouru à la
réunion de la Corse à la France ■. il aurait dû suivre
la fortune de son général et tomber avec lui.
Cependant, au bout de cinq ans, le jeune Buona-
parte était en quatrième et avait appris de mathé-
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON.
51
maliques tout ce que le père Patraull avait pu lui
en montrer. Son âge était l'âge désigné pour passer
de l'école de Brienne à celle de Paris : ses notes
étaient bonnes, et ce compte-rendu fut envoyé au
roi Louis XYI par M. de Keralio, inspecteur des
écoles militaires :
oM. deBuonaparte (Napoléon), néle15aoùt 1TC9,
taille de quatre pieds dix pouces dix lignes, a fait sa
quatrième : de bonne constitution, santé excellente;
caractère soumis, honnêle, reconnaissant; conduite
très-régulière ; s'est toujours distingué par son ap-
plication aux mathématiques. Il sait très-passable-
ment son histoire et sa géographie ; il est assez faible
pour les exercices d'agrément et pour le latin, où
il n'a fait que sa quatrième. Ce sera un excellent
marin. Il mérite de passer à l'École militaire de
Paris. »
En conséquence de cette note , le jeune Buona-
parte obtint son entrée à l'École militaire de Paris;
et le jour de son départ cette mention fut inscrite
sur les registres :
« Le 17 octobre 178i, est sorti de l'École royale de
Brienne M. Napoléon de Buonaparte, écuyer, né en
la ville d'Ajaccio, en l'île de Corse, le l'i août 1769,
fils de noble (2harles-Marie de Buonaparte, député de
la noblesse de Corse, demeurant en ladite ville d'A-
jaccio, et de dame Lœtitia Ramolino, suivant l'acte
porté au registre, folio 3t, et reçu dans cet établis-
sement le 23 avril 1779. »
On a accusé Buonaparte de s'être vanté d'une no-
blesse imaginaire et d'avoir faussé son âge ; les pièces
que nous venons de citer répondent à ces deux ac-
cusations.
Buonaparte arriva dans la capitale par le coche
de Nogent-sur-Seine.
Aucun fait particulier ne signale le séjour de
Buonaparte à l'École militaire de Paris , si ce n'est
un Mémoire qu'il envoya à son ancien sous-prin-
cipal, le père Berton. Le jeune législateur avait
trouvé dans l'organisation de cette école des vices
que son aptitude naissante à l'administration ne
pouvait passer sous silence. Un de ces vices, et le
plus dangereux de tous, était le luxe dont les élèves
étaient entourés. .4u3si Buonaparte s'élevait-il sur-
tout contre ce luxe : — Au lieu, disait-il, d'entretenir
un nombreux domestique autour des élèves, de leur
donner journellement des repas à deux services , de
faire parade d'un manège très-coûteux , tant pour
les chevaux que pour les écuyers, ne vaudrait-il pas
mieux , sans toutefois interrompre le cours de leurs
études, les astreindre à se servir eux-mêmes, moins
leur petite cuisine, qu'ils ne feraient pas ; leur faire
manger du pam de munition ou d'un autre qui en
approcherait ; les habituer à battre leurs habits et à
nettoyer leurs souliers et leurs bottes? Puisqu'ils
sont pauvres et destinés au service militaire , n'est-ce
pas la seule éducation qu'il faudra leur donner?
Assujettis à une vie sobre, à soigner leur tenue, ils
en deviendraient plus robustes, sauraient braver les
intempéries des saisons, supporter avec courage les
fatigues de la guerre , et inspirer un respect et un
dévouement aveugles aux soldats qui seraient sous
leurs ordres. » Buonaparte avait quinze ans et demi
lorsqu'il proposait ce projet de réforme : vingt ans
après il fondait l'École militaire de Fontainebleau.
En 178o, après des examens brillants, Buonaparte
fut nommé sous-lieutenant en second au régiment
de La Père , alors en garnison dans le Dauphiné.
Après être resté quelque temps à Grenoble, où son
passage n'a laissé d'autre trace qu'un mot apocryphe
sur Turenne, "il \int habiter Valence : là, quelques
lueurs du soleil de l'avenir commencent à se glisser
dans le crépuscule du jeune homme ignoré. Buona-
parte , on le sait , était pauvre ; mais, si pauvre qu'il
fût, il pensa qu'il pouvait venir en aide à sa famille,
et appela on France son frère Louis , qui était de
neuf ans plus jeune que lui. Tous deux logeaient
chez mailemoiselle Bou , Grande-Rue, n° i. Buona-
parte avait une chambre à coucher, et au-dessus de
cette chambre le petit Louis habitait une mansarde.
Chaque matin , fidèle à ses habitudes de collège,
dont il devait se faire plus tard une vertu des camps,
Buonaparte éveillait son frère en frappant le plan-
cher d'un bâton , et lui donnait sa leçon de mathé-
matiques. Un jour le jeune Louis, qui avait grand'-
peine à se faire à ce régime, descendit avec plus de
regret et de lenteur que de coutume : aussi Buona-
parte allait-il frapper le plancher une seconde fois,
lorsque l'écolier tardif entra enfin.
— Eh bien! qu'y a-t-il donc ce matin, il me
semble que nous sommes bien paresseux ? dit Buo-
naparte.
— Oh I frère, répondit l'enfant, je faisais un si
beau rêve.
— Et que rêvais-tu donc?
— Je rêvais que j'étais roi.
— Et qu'étais-je donc alors , moi?... empereur?
dit en haussant les épaules le jeune sous-lieutenant.
Allons 1 à la besogne.
Et la leçon journalière fut , comme d'habitude,
prise par le futur roi et donnée par le futur empe-
reur *.
Buonaparte était logé en face du magasin d'un
riche libraire nommé Marc-Aurel , dont la maison,
qui porte, je crois, la date de 1530, est un bijou de
renaissance. C'est là qu'il passait à peu près toutes
les heures dont son service militaire et ses leçons
' Cette scène se passa devant M. Parnientler, méde-
cin du régiment où Buouapartc était lieutenant en se-
cond.
52 REVUE PITTORESQUE
fraternelles le laissaient maître. Ces heures n'étaient
point perdues , comme on va le voir.
Le 7 octobre 1808, Napoléon donnait à dîner à
Erfurlh; ses convives étaient l'empereur Alexandre,
la reine de Westphalie, le roi de Bavière, le roi de
Wurtemberg, le roi de Saxo, le grand-duc Constan-
tin, le Prince-Primat, le piince Guillaume de Prusse,
le duc d'Oldenbourg, le prince de Mecklembourg-
Schwerin, le duc de Wcimar et le prince de Tal-
leyrand. La conversation tomba sur la bulle d'or,
fpii , jusqu'à l'établissement de la confédération du
Rhin, avait servi de constitution et dérèglement
pour l'élection des empereurs, et le nombre et la
qualité des électeurs. Le Prince-Primat entra dans
quelques détails sur cette bulle , et en lixa la date
à U09.
— Je crois que vous vous trompez, dit en sou-
riant Napoléon ; la bulle dont vous parlez a été
proclamée en 1 336 , sous le règne de l'empereur
Charles IV.
— C'est vrai. Sire, répondit lo Prince-Primat, et
je me le rappelle maintenant ; mais comment se
fait-il que Votre Majesté sache si bien ces choses-là?
— Quand j'étais simple lieutenant en second dans
l'artillerie, dit Napoléon...
A ce début , un mouvement d'étonnement si vif
se manifesta parmi les nobles convives, que le nar-
rateur fut forcé de s'interrompre; mais au bout d'un
instant :
— Quand j'avais l'honneur d'être simple lieute-
nant en second d'artillerie, reprit-il en souriant, je
restai trois années en garnison à Valence. J'aimais
peu le monde et vivais très-retiré. Un hasard heu-
reux m'avait logé près d'un libraire instruit et des
plus complaisants. J'ai lu et relu sa bibliothèque
pendant ces trois années de garnison , etje n'ai rien
oublié, même des matières qui n'avaient aucun rap-
port avec mon état. La nature, d'ailleurs, m'a doué
de la mémoire des chiffres ; il m'arrive très-souvent,
avec mes ministres , de leur citer le détail et l'en-
semble numérique de leurs comptes les plus anciens.
Ce n'était pas le seul souvenir que Napoléon eût
conserve de Valence.
Parmi le peu de personnes que voyait Buonaparte
n Valence était M. de Tardiva, abbé de Saint-Ruf,
dont l'ordre avait été détruit quelque temps aupa-
ravant. Il rencontra chez lui mademoiselle Grégoire
du Colombier, et en devint amoureux. La famille de
cette jeune personne habitait une campagne située
à une demi-lieue de Valence et appelée Bassiau;
le jeune lieutenant obtint d'être reçu dans la maison
et y fit plusieurs visites. Sur ces entrefaites se pré-
senta de son côté un gentilhomme dauphinois,
nommé M. de Brossieux. Buonaparte vit qu'il était
temps de se déclarer s'il ne voulait pas être gagné
de vitesse : il écrivit en conséquence à mademoiselle
Grégoire une longue lettre , dans laquelle il lui
exprimait tous ses sentiments pour elle, et qu'il l'in-
vitait à communiquer à ses parents. Ceux-ci, placés
dans l'alternative de donner leur fille à un militaire
sans avenir, ou bien à un gentilhomme possédant
quelque fortune, optèrent pour le gentilhomme :
Buonaparte fut éconduit, et sa lettre remise aux
mains d'un tierce personne , qui voulut la rendre,
ainsi qu'elle en avait été chargée, à celui qui l'avait
écrite. Mais Buonaparte ne voulut pas la reprendre.
— Gardez-la, dit-il à la personne, elle sera un jour
un témoignage à la fois et de mon amour et de la pu-
reté de mes sentiments envers mademoiselle Grégoire.
La personne garda la lettre et la famille la con-
serve encore.
Trois mois après mademoiselle Grégoire épousa
M. de Bressieux.
En 1806, madame de Bressieux fut appelée à la
cour avec le titre de dame d'honneur de l'impéra-
trice, son frère envoyé à Turin en qualité de préfet,
et son mari nommé baron et administrateur des fo-
rêts de l'état.
Les autres personnes avec lesquelles Buonaparte
se lia pendant son séjour à Valence furent MM. de
Montalivet et Bachasson , lesquels devinrent , l'un
ministre de l'intérieur, et l'autre inspecteur des ap-
provisionnements de Paris. Le dimanche , ces trois
jeunes gens se promenaient presque toujours en-
semble hors de la ville, et là s'arrêtaient quelquefois
à regarder un bal en plein air que donnait, moyen-
nant deux sous par cavalier et par contredanse, un
épicier de la ville, qui, dans ses moments perdus,
exerçait l'état de ménétrier. Ce ménétrier était un
ancien militaire qui, retiré en congé à Valence, s'y
était marié et y exerçait en paix sa double industrie :
mais, comme elle était encore insulDsante, il sollicita
et obtint, lors de la création des départements, une
placé de commis expéditionnaire dans les bureaux
de l'administration centrale. Ce fut là que les pre-
miers bataillons de volontaires le prirent, en 1790,
et l'entraînèrent avec eux.
Cet ancien soldat , épicier , ménétrier et commis
expéditionnaire, fut depuis le maréchal Victor, duc
de Bellune.
Buonaparte quitta Valence , laissant trois francs
dix sous de dettes chez son pâtissier, nommé Coriol.
Que nos lecteurs ne s'étonnent point de nous voir
rechercher de pareilles anecdotes : lorsqu'on écrit
la biographie d'un Jules-César, d'un Charlemagne
ou d'un Napoléon , la lanterne de Diogène ne sert
plus à chercher l'homme ; l'homme est trouvé par la
postérité, et apparaît aux yeux du monde, radieux
et sublime ; c'est donc le chemin qu'il a parcouru
avant d'arriver à son piédestal qu'il faut suivre , et
plus les traces qu'il a laissées en certains endroits
de sa route sont légères, plus elles sont inconnues,
et par conséquent plus elles offrent de curiosité.
Buonaparte arrivait à Paris en même temps que
Paoli. L'Assemblée constituante venait d'associer
la Corse au bénéfice des lois françaises; Mirabeau
avait déclaré à la tribune qu'il était temps de rap-
peler les patriotes fugitifs qui avaient défendu l'in-
dépendance de l'île, et Paoli était revenu. Buona-
parte fut accueilli en fils par l'ancien ami de son
père : le jeune enthousiaste se trouva en face de son
héros : celui-ci venait d'être nommé lieutenant-gé-
néral et commandant militaire de la Corse.
Buonaparte obtint un congé , et en profita pour
suivre Paoli et revoir sa famille, qu'il avait quittée
depuis six ans. Le général patriote fut reçu avec
délire par tous les partisans de l'indépendance, et
le jeune lieutenant assista au triomphe du célèbre
exilé : l'enthousiasme fut tel que le vœu unanime
de ses concitoyens porta en même temps Paoli à la
tête de la garde nationale et à la présidence de l'ad-
ministration départementale. Il y demeura quelque
temps en parfaite intelligence avec la Constituante ;
mais une motion de l'abbé Charrier, qui proposait de
céder la Corse au duc de Parme en échange du
Plaisantin , dont la possessioij était destinée à in-
demniser le pape de la perte d'Avignon, devint pour
Paoli une preuve du peu d'importance qu'attachait
la métropole à la conservation de son pays. Ce fut
sur ces entrefaites que le gouvernement anglais, qui
avait accueilli Paoli dans son exil, ouvrit des com-
munications avec le nouveau président; Paoli, au
reste, ne cachait pas la préférence qu'il accordait
à la constitution britannique sur celle que préparait
la législature française. De cette époque date la
dissidence entre le jeune lieutenant et le vieux géné-
ral ; Buonaparte resta citoyen français, Paoli redevint
général corse.
Buonaparte fut rappelé à Paris au commencement
de 1792. Il y retrouva Bourrienne, son ancien ami
de collège, lequel arrivait de Vienne, après avoir
parcouru la Prusse et la Pologne. Ni l'un ni l'autre
des deux écoliers de Brieniie n'étaient heureux ; ils
associèrent leur misère pour la rendre moins lourde :
l'un sollicitait du service à la guerre , l'autre aux
affaires étrangères; on ne répondait à aucun des
deux, et alors ils rêvaient des spéculations commer-
ciales, que leur défaut de fonds les empêchait pres-
que toujours de réaliser. Un jour ils eurent l'idée
de louer plusieurs maisons en construction dans la
rue Montholon pour les sous-Iouer ensuite ; mais les
prétentions des propriétaires leur parurent si exa-
gérées qu'ils furent forcés d'abandonner cette spé-
culation par le même motif qui leur en avait fait
abandonner tant d'autres. En sortant de chez le con-
structeur , les deux spéculateurs s'aperçurent non-
seulement qu'ils n'avaient point dîné , mais encore
qu'ils n'avaient point de quoi dîner. Buonaparte
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON. 83
remédia à cet inconvénient en mettant sa montre
Sombre prélude du 10 août, le 20 juin arriva. Les
deux jeunes gens s'étaient donné rendez-vous pour dé-
jeuner chez un restaurateur de la rue Saint-Honoré ;
ils achevaient leur repas , lorsqu'ils furent attirés à
la fenêtre par un grand tumulte et les cris de ça
ira , vite la nation, vivent les sans-culottes , à bas le
veto ! C'était une troupe de six à huit mille hommes,
conduite par Santerre et le marquis de Saint-Huru-
gues , descendant des faubourgs Saint-Antoine et
Saint-Marceau et se rendant à l'assemblée. — Sui-
vons cette canaille , dit Buonaparte , et les deux
jeunes gens se dirigèrent aussitôt vers les Tuileries,
et s'arrêtèrent sur la terrasse du bord de l'eau :
Buonaparte s'appuya contre un arbre et Bourrienne
s'assit sur un parapet.
De là ils ne virent point ce qui se passait; mais
ils devinèrent facilement ce qui s'était passé, lors-
qu'une fenêtre donnant sur le jardin s'ouvrit, et que
Louis XVI parut coiHe du bonnet rouge qu'un
homme du peuple venait de lui présenter au bout
d'une pique.
— Co(jlione! cogliuneî murmura en haussant les
épaules et dans son idiome corse le jeune lieute-
nant, qui jusque-là était resté muet et immobile.
— Que voulais-tu qu'il fit? dit Bourrienne.
— Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec
du canon, répondit Buonaparte, et le reste courrait
encore.
Pendant toute la journée il ne parla que de celte
scène, qui avait fait sur lui une des plus fortes im-
pressions qu'il eût jamais ressenties.
Buonaparte vit ainsi se dérouler sous ses yeux les
premiers événements de la révolution française. Il
assista en simple spectateur à la fusillade du 1 0 août
et aux massacres du 2 septembre; puis, voyant qu'il
ne pouvait obtenir de service, il résolut de faire
un nouveau voyage en Corse.
Les intrigues de Paoli avec le cabinet anglais
avaient pris, en l'absence de Buonaparte , un tel
développement, qu'il n'y avait plus à se tromper
sur ses projets. Une entrevue, que le jeune lieute-
nant et le vieux général eurent ensemble chez le
gouverneur de Corte, se termina par une ruptuio :
les deux anciens amis se séparèrent pour ne plus
se revoir que sur le champ de bataille. Le même
soir, un flatteur de Paoli voulut dire devant lui du
mal de Buonaparte : —Chut! lui dit le général en
portant le doigt à ses lèvres , c'est un jeune homme
taillé sur l'antique !
Bientôt Paoli leva ouvertement l'étendard de la
révolte. Nommé, le 2G juin 179:5, par les partisans
de l'Angleterre , généralissime et président d'une
consulte à Corte, il fut, le 17 juillet suivant, mis
hors la loi par la Convention nationale. Buonaparte
Si
était absent
il avait enfin obtenu sa mise en acti-
vité tant de fois demandée. Nommé commandant
de la garde nationale soldée, il se trouvait à bord de
la flotte de l'amiral Truguet, et s'emparait, pendant
ce temps , du fort Saint-Élienne, que les vainqueurs
furent bientôt forcés d'évacuer. Buonaparte, on
rentrant en Corse, trouva l'île soulevée. Salicetti et
Lacombe Saint-Michel, membres de la Convention,
chargés de mettre à e.\écution le décret rendu contre
le rebelle, avaient été obligés de se retirer à Caivi :
Buonaparte alla les y rejoindre et tenta avec eux sur
Ajaccio une attaque qui fut repoussée. Le même
jour un incendie se manifesta dans la ville ; les
Buonaparte virent leur maison brûlée ; quelque temps
après, un décret les condamna à un bannissement
perpétuel. Le feu les avait faits sans asile, la pro-
scription les faisait sans pairie ; ils tournèrent les
yeux vers Buonaparte, et Buonaparte vers la France.
Toute cette pauvre famille proscrite s'embarqua sur
un frêle bâtiment , et le futur César mit à la voile,
protégeant de sa fortune ses quatre frères , dont
trois devaient être rois, et ses trois sœurs, dont
l'une devait être reine.
Toute la famille s'arrêta à Marseille, réclamant la
protection de celte France pour laquelle elle était
proscrite. Le gouvernement entendit ses plaintes :
Joseph et Lucien obtinrent de l'emploi dans l'admi-
nistration de l'armée , Louis fut nommé sous-ofTicier
et Buonaparte passa comme lieutenant en premier,
c'est-à-dire avec avancement, dans le 4" régiment
d'infanterie : peu de temps après il monta, par droit
d'ancienneté, au grade de capitaine dans la deu.xième
compagnie du même corps , alors en garnison à
Nice.
L'année au chiffre sanglant, 93, était arrivée; la
moitié de la France luttait contre l'autre ; l'Ouest et
le Midi étaient en feu ; Lyon venait d'être pris, après
un siège de quatre mois; Marseille avait ouvert
ses portes à la Convention ; Toulon avait livré son
port aux Anglais.
Une armée de trente mille hommes , composée
des troupes qui, sous le commandement de Keller-
inann, avaient assiégé Lyon, de quelques régiments
tirés de l'armée des Alpes et de l'armée d'Italie, et
de tous les réquisitionnaircs levés dans les départe-
ments voisins, s'avança contre la ville vendue. La
lutte commença aux gorges d'Ollioules. Le général
Dutheil, qui devait diriger l'artillerie, était ab-
sent; le général Donimartin, son lieutenant, fut mis
hors de combat dans cette première rencontre; le
premier officier de l'armée le remplaça de droit : ce
premier officier était Buonaparte. Cette fois le ha-
sard était d'accord avec le génie, en supposant
que pour le génie le hasard ne s'appelle point la
Providence.
Buonaparte reçoit sa nomination, se présente à
REVUE PITTORESQUE.
l'élat-major et est introduit devant le général Car-
taux, homme superbe et doré des pieds jusqu'à la
tête, qui lui demande ce qu'il y a pour son service :
le jeune officier lui présente le brevet qui le charge
de venir, sous ses ordres, diriger les opérations de
l'artillerie: — L'artillerie, répond le brave géné-
ral , nous n'en avons pas besoin ; nous prendrons
ce soir Toulon à la baïonnette et nous le brillerons
demain.
Cependant, quelle que fût l'assurance du général
en chef, il ne pouvait pas s'emparer de Toulon sans
le reconnaître: aussi eut-il patience jusqu'au lende-
main; mais au point du jour il prit son aide-de-
camp. Dupas, et le chef de bataillon Buonaparte dans
son cabriolet , afin d'inspecter les premières disposi-
tions otTensives. Sur les observations de Buonaparte,
il avait, quoique avec peine, renoncé à la baïonnette
et en était revenu à l'artillerie : en conséquence, des
ordres avaient été donnés directement par le général
en chef, et c'était ces ordres dont il venait vérifier
l'exécution et hâter l'effet.
Les hauteurs desquelles on découvre Toulon, cou-
ché au milieu de son jardin demi-oriental et bai-
gnant ses pieds à lajiier, à peine dépassées, le gé-
néral descend de cabriolet avec les deux jeunes
gens, et s'enfonce dans une vigne au milieu de la-
quelle il aperçoit quelques pièces de canon rangées
derrière une espèce d'épaulement. Buonaparte re-
garde autour de lui , et ne devine rien à ce qui se
passe : le général jouit un instant de l'étonnement
de son chef de bataillon, puis se retournant avec le
sourire de la satisfaction vers son aide-de-camp :
— Dupas, lui dit-il, sont-ce là nos batteries?
— Oui, général, répond celui-ci.
— Et notre parc ?
— Il est à quatre pas.
— Et nos boulets rouges ?
— On les cliautîe dans les bastides voisines.
Buonaparte n'avait pu en croire ses yeux, mais il
est obligé d'en croire ses oreilles. 11 mesure l'espace
avec l'œil exercé du stratégiste, et il y a une lieue
et demie au moins de la batterie à la ville. D'abord
il croit que le général a voulu ce qu'on appelle, en
termes de collège et de guerre, tâter son jeune chef
de bataillon ; mais la gravité avec laquelle Cartaux
continue ses dispositions ne lui laisse aucun doute.
Alors il hasarde une observation sur la distance et
manifeste la crainte que les boulets rouges n'arri-
vent pas jusqu'à la ville.
— Crois-tu ? dit Cartaux.
— J'en ai peur, général, répond Buonaparte : au
reste on pourrait, avant de s'embarrasser de bou-
lets rouges, essayer à froid pour bien s'assurer de la
portée.
Cartaux trouve l'idée ingénieuse, fait charger et
tirer une pièce, et tandis qu'il regarde sur les mu-
LA JEUNESSE DE NAPOLÉON.
55
railles de la ville l'eflet que produira le coup, Buo-
napurte lui montre, à mille pas à peu près devant
lui, le boulet qui brise les oliviers, sillonne la terre,
ricoche, et s'en va mourir, en bondissant, au tiers à
peine de la distance que le général en chef comptait
lui voir parcourir.
La preuve était concluante ; maisCartaux ne vou-
lut pas se rendre et prétendit que c'étaient « ces
aristocrates de Marseillais qui avaient gâté la
poudre. »
Cependant, comme, gâtée ou non, la poudre ne
porte pas plus loin , il faut recourir à d'autres me-
sures : on revient au quartier général; Buonaparte
demande un plan de Toulon , le déploie sur une ta-
ble, et après avoir étudié un instant la situation de
la ville et des différents ouvrages qui la défendent ,
depuis la redoute bàlie au sommet du iMont-Faron,
qui la domine, jusqu'aux forts Lamalgue et Mal-
bousquet, qui protègent sa droite et sa gauche, le
jeune chef de bataillon pose le doigt sur une redoute
nouvelle, élevée par les Anglais, et dit avec la rapi-
dité et la concision du génie :
— C'est là qu'est Toulon.
C'est Cartaux à son tour qui n'y comprend plus
rien : il a pris à la letlre les paroles de Buonaparte,
et se retournant vers Dupas, son fidèle :
— Il paraît, lui dit-il, que le capitaine Canon
n'est pas fort en géographie.
Ce fut le premier surnom de Buonaparte ; nous
verrons comment lui est venu depuis celui de petit
caporal.
En ce moment, le représentant du peuple Gaspa-
rin entra : Buonaparte en avait entendu parler ,
non-seulement comme d'un vrai, loyal et brave pa-
triote , mais encore comme d'un homme d'un sens
juste et d'un esprit rapide. Le chef de bataillon va
droit à lui :
— Citoyen représentant, lui dit-il, je suis chef
de bataillon d'artillerie. Par l'absence du général
Dutheil et par la blessure du général Dommartin,
cette arme se trouve sous ma direction. Je demande
que nul ne s'en mêle que moi, ou je ne réponds de
rien.
— Eh ! qui es-tu donc pour répondre de quelque
chose ? demande le représentant du peuple , étonné
en voyant un jeune homme de vingt-trois ans lui
parler d'un pareil ton et avec une semblable assu-
rance.
— Qui je suis? reprend Buonaparte en le tirant
dans un coin et en lui parlant à voix basse; je suis
un homme qui sais mon métier, jeté au milieu de
gens qui ignorent le leur. Demandez au général en
chef son plan de bataille, et vous verrez si j'ai tort
ou raison.
Le jeune officier parlait avec une telle conviction
que Gasparin n'hésita pas un instant : — Général ,
dit-il en s'approchant de Cartaux, les représentants
du peuple désirent que dans trois jours tu leur aies
soumis ton plan de bataille.
— Tu n'as qu'à attendre trois minutes, répondit
Cartaux, et je vais te le donner.
Effectivement le général s'assit, prit une plume
et écrivit sur une feuille volante ce fameux plan de
campagne qui est devenu un modèle du genre. Le
voici :
(1 Le général d'artillerie foudroiera Toulon pen-
" dant trois jours, au bout desquels je l'attaquerai
» sur trois colonnes et l'enlèverai.
bCartavs. »
Le plan fut envoyé à Paris, et remis aux mains
du comité du génie. Le comité le trouva beaucoup
plus gai que savant : Cartaux fut rappelé , et Du-
gommier envoyé à sa place.
Le nouveau général trouva en arrivant toutes
les dispositions prises par son jeune chef de batad-
lou : c'était un de ces sièges où la force et le cou-
rage ne peuvent rien d'abord , et où le canon et la
stratégie doivent tout préparer. Pas un coin de la
côte où l'artillerie n'eût affaire à l'artillerie. Elle
tonnait de tous cotés comme un immense orage dont
se croisent les éclairs ; elle tonnait du haut des mon-
tagnes et du haut des murailles ; elle tonnait de la
plaine et de la mer : on eût dit à la fois une tempête
et un volcan.
Ce fut au milieu de ce réseau de flammes que les
représentants du peuple voulurent faire changer
quelque chose à une batterie établie par Buonaparte :
le mouvement était déjà commencé lorsque le jeune
chef de bataillon arriva et fit tout remettre en place ;
les représentants du peuple voulurent faire quelques
observations : —Mêlez-vous de votre métier de dé-
puté, leur répondit Buonaparte, et laissez-moi faire
mon métier d'artilleur. Cette batterie est bien là,
et je réponds d'elle sur ma tète.
L'attaque générale commença le 16. Dès lors le
siège ne fut plus qu'un long assaut. Le 17 au matin
les assiégeants s'emparaient du Pas-de-Leidet et de
la Croix-Faron ; à midi ils débusquaient les alliés
de la redoute Saint-André , des forts des Pomets et
des deux Saint-Antoine ; enfin, vers le soir, éclairés
à la fois par l'orage et par le canon, les républicains
entraient dans la redoute anglaise, et là parvenu à
son but , se regardant comme maître de la ville ,
Buonaparte , blessé d'un coup de baïonnette à la
cuisse, dit au général Dugommier , blessé de deux
coups de feux, l'un au genou, l'autre au bras, et
tombant à la fois d'épuisement et de fatigue -. — Allez
vous reposer, général, nous venons de prendre Tou-
lon, et vous pourrez y coucher après-demain.
Le 18, les forts de l'ÉguiUette et de Balagnier
sont pris, et des batteries dirigées sur Toulon : à la
vue de plusieurs maisons qui prennent feu, au siffle-
56
ment des boulets qui sillonnent les mes
lelligence éclate parmi les troupes alliées. Alors les
assiégeants, dont les regards plongent sur la ville
et dans la rade , voient l'incendie se déclarer sur
plusieurs points qu'ils n'ont pas attaqués : ce sont
les Anglais qui , décidés à partir, ont mis le feu à
l'arsenal, aux magasins de la marine et aux vais-
seaux français qu'ils ne peuvent emmener. A la vue
des flammes , un cri général s'élève : toute l'armée
demande l'assaut; mais il est trop tard, les Anglais
commencent à s'embarquer sous le feu de nos bat-
teries, abandonnant ceux qui avaient trahi la France
pour eux, et qu'ils Iraliissaiunt à leur tour. La nuit
vient sur ces entrefaites. Les flammes qui se sont
REVUE PITTORESQUE,
'a mésin- élevées sur plusieurs points s'éteignent au milieu
de grandes rumeurs ; ce sont les forçats qni ont brisé
leurs chaînes, et qui étouffent l'incendie allumé par
les Anglais.
Le lendemain 19, l'armée républicaine entra dans
la ville, et le soir, comme l'avait prédit Buonaparte,
le général en chef couchait à Toulon.
Dugommier n'oublia pas les services du jeune
chef de bataillon, qui, douze jours après la prise de
la ville, reçut le grade de général de brigade.
C'est ici que l'histoire lo prend pour ne plus le
quitter.
Alexandre DUMAS.
MADEMOISELLE DE LA MANCELIÈRE.
Il y avait dans la vallée de l'Orge, à quelques lieues
de Juvisy, vers le milieu du siècle dernier, un assez
beau eh;ileau dont les constructions vastes , mais
irréguliéres , remontaient au temps de Louis XIII.
Sur la façade de briques rouges, s'ouvraient de larges
fenêtres et s'allongeaient de grands balcons qui, bien
qu'un peu lourds, ne laissaient pas de donner au
château un caractère imposant. Un écusson de pierre
était sculpté au-dessus de la porte principale , où
l'on arrivait par un perron. Des pavillons, des che-
nils, des ailes, toutes sortes de bâtiments qui ser-
vaient de communs s'éparpillaient çà et là derrière
l'édifice principal; si bien que le château, avec ses
constructions capricieuses , avait la tournure d'une
majestueuse robe à queue traînant après elle mille
plis flottants et tortueux. Tout à l'entour s'étendait
un parc dont la moitié avait été convertie en jardins
où se mêlaient coquettement, selon la mode du jour,
des charmilles bien peignées, des boulingrins, des
divinités mythologiques au fond de bosquets frisés ,
des na'ùides et des triions se jouant dans des conques
de marbre, des labyrinthes galants et des grottes de
coquillages. A côté de cette nature mignarde , pré-
tentieuse et musquée, apparaissait une nature sau-
vage, vigoureuse, touffue ; les bois profonds, avec
leurs ombres et leurs mystères, faisaient une cein-
ture au jardin.
Du bois, du jardin et du château, il ne reste rien
aujourd'hui. La spéculation a passé par là. Trente
vilaines bicoques, avec leurs champs de luzerne, se
sont partagé les dépouilles du parc. Le louis d'or a
été divisé en gros sous.
Or, vers le milieu du mois de juin 17.., un grand
tumulte régnait dans le château et aux environs. A
peine le soleil s'était-il montré à l'horizon que déjà
une foule de paysans endimanchés s'étaient répan-
dus dans les jardins, et jeunes fdles et jeunes gar-
çons sautaient à qui mieux mieux. Des laquais
chamarrés allaient et venaient , des ménétriers
accordaient leurs instruments , et il se faisait un
grand bruit des caves aux greniers. Trente cuisi-
niers en tablier blanc trituraient, criant et jurant
dans les offices; des carrosses arrivaient à tout in-
stant par l'avenue du château , les gardes-chasses,
en grand costume , exécutaient des décharges de
mousqueterie aux portes du parc, une bande égril-
larde de soubrettes trottait par les corridors, fort af-
fairées, mais se laissant dérober fleur et baisers à
58
REVUE PITTORESQUE.
tout propos ; de belles dames , merveilleusement
ajustées, circulaient par les galeries; d'élégants
gentilshommes s'empressaient autour d'elles. Ce n'é-
tait partout que danses et chants, galants discours
et fins sourires, plaisirs discrets et joie bruyante,
amoureux lète-à-téte et vagabondes causeries. Le
soleil faisait ruisseler ses clartés sur toutes ces fêtes ;
les arbres frissonnaient dans l'air pur où se jouait un
zéphir indolent qui ne savait quelle collerette sou-
lever de l'aile , quelle rose effleurer de son ha-
leine.
Tout ce tumulte avait pour cause le mariage de
mademoiselle Delphine de la Mancelière avec M. le
vicomte Honoré de Larsac, qui devait être célébré ce
jour-là même dans la chapelle du château.
Au moment où tous les invités étaient arrivés, vers
midi, deux scènes d'une nature contraire retenaient
loin l'un de l'autre doux des héros de cette histoire.
Dans un coin retiré des jardins , tout contre les
bois, un jeune homme se promenait au fond d'un
bosquet, où une statue de Léda abandonnait ses lè-
vres de marbre aux baisers d'un cygne amoureux.
Le jeune homme soupirail très-vivement et froissait
les dentelles de son jabot; un chapeau était posé tout
de travers sur sa tête; sa cravate , aux bouts tlot-
tanls , entortillait son cou comme une corde ; son
épéeen verrouil battait ses jambes, et pendait fort
mal ajustée à un ceinturon que laissait voir un ha-
bit débraillé. A sa mine pâle, contractée, à ses re-
gards humides et brûlants, il était facile de recon-
naître un amoureux.
Le jeune homme qui allait et venait, tantôt foulant
le gazon d'un pied impatient, et tantôt appuyant son
front décoloré sur les pieds blancs de la nymphe an-
tique, parlait tout seul, comme c'est la coutume des
gens bien épris.
— L'ingrate ! la perfide ! disait-il , me tromper
ainsi, me trahir, m'oublier, moi qui l'aimais à mou-
rir pour elle. Ah ! mon cousin le mousquetaire me
l'avait bien dit ! Toutes les femmes sont volages. Et
c'est Delphine qui m'en donne la cruelle preuve.
Mais je me vengerai ! je la punirai I et en mourant
sous ses yeux, je lui apprendrai à connaître ce cœur
qu'elle dédaigne. Mourir, reprit-il en appliquant un
furieux coup de poing sur le cygne, eh bien I non ; la
coquette en serait trop enchantée. Je vivrai, je ferai
la cour à toutes les femmes, j'aurai des succès, des
amantes, des maîtresses, et je me consolerai de ses
mépris par mes triomphes. Hélas! mon Dieu! com-
ment ferai-je donc pour aimer d'autre femme qu'elle,
et ne sera-ce donc pas toujours Delphine que mes
lèvres appelleront?
Et le pauvre garçon se mit à fondre en larmes.
Enfin, tirant un petit portefeuille de sa poche, il
écrivit rapidement quelques mots au crayon, déchira
la page, la plia, et, se glissant hors du bosquet, la
donna à une suivante, en lui recommandant de la
remettre aux mains de sa maîtresse , déjà tout en-
tière aux apprêts de sa toilette. Puis, après avoir
embrassé la suivante avec un gros soupir, il prit
bravement le chemin des grilles du parc.
Mademoiselle Lise était une charmante soubrette
de vingt ans, qui semblait avoir été faite pour jouer
un rôle dans quelque comédie de M. de Marivaux,
MADEMOISELLE DE LA MANCELIÈRE.
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tant elle avait le regard vif, le nez retroussé, la bou-
che souriante, la taille fine et le pied leste. Elle
suivit le beau gentilhomme du coin de l'œil, et quand
il se fut effacé derrière les charmilles, elle entr'ou-
vrit doucement le billet et lut sans y songer ce qu'il
y avait dedans. Voici donc ce que disait le billet :
« Mademoiselle, il m'est impossible d'oublier les
sentiments que j'ai pour vous; mais, après la trahi-
son dont vous vous êtes rendue coupable, il ne me
reste qu'un parti à prendre. Je m'éloigne à l'instant
et ne vous reverrai de ma vie, à moins que je ne
parvienne à vous délester autant que je vous aime.
» Gasto.n de Boisuocer. »
Mademoiselle Lise trouva, sans doute, que c'était
une grande pitié que de laisser partir un aussi beau
garçon; car, prenant sa course à travers le jardin,
elle s'élança vers le chàleau , sans prendre garde
aux belles dentelles de son tablier qui s'accrochaient
aux touffes de buis. Le souvenir du baiser d'adieu
lui prêtait les pieds d'Atalante.
Tandis que ces choses se passaient au jardin, ma-
demoiselle Delphine de la Mancelière était dans sa
chambre fort occupée de sa parure de mariée.
Autour d'elle se pressait une cohorte de demoi-
selles qui se gênaient beaucoup mutuellement sous
prétexte de s'aider les unes les autres; il y avait
par là une demi-douzaine d'amies de pension, autant
de soubrettes et deux ou trois vieilles parentes. Tout
ce monde donnait son avis à la fois; celle-ci deman-
dait des épingles, celle-là roulait des rubans; l'une
attachait une agrafe, l'autre arrangeait une boucle
de cheveux; chacune parlait avant son tour, et
toutes s'agitafcnt sans rien faire. Mademoiselle Del-
phine se dépitait. Il y avait sur les chaises et les
sofas une quantité de robes, de voiles, de ceintures,
de bijoux, de quoi habiller dix fiancées. On ne voyait
qu'éventails, manches et mitaines sur la toilette,
bracelets, écharpes, bas de soie dans les tiroirs ou-
verts et bousculés. Cependant, après quatre heures
de conciliabules et de tentatives préliminaires, on
était presque parvenu à s'entendre, et mademoiselle
de la Mancelière se pavanait dans les fiots de moire
et de dentelles , où scintillaient des milliers de dia-
mants, lorsque mademoiselle Lise entra.
— Je crois qu'il faudrait encore un nœud à cette
épaule, disait une amie.
— Donnez-moi une épingle pour arrêter ce pli ,
ajoutait une autre.
— Une mouche au coin de la bouche ne ferait pas
mal, reprenait une tante.
— Vite, un fer chaud pour arrondir cette tresse,
s'écriait une soubrette.
Mademoiselle Delphine, rouge, immobile, l'œil en
feu, se prêtait à tout et ne témoignait de son impa-
tience qu'en frappant du bout de son pied de fée,
étroitement chaussé d'une mule de satin, sur le tapis
tout jonché de fieurs. Elle était on (rain de déchirer
une cinquième paire de gants, lorsque Lise se glissa
comme une couleuvre aux côtés de sa maîtresse.
Au moment où la mariée se penchait sur la toi-
lette pour y prendre un mouchoir, la soubrette lui
dit tout bas à l'oreille :
— Mademoiselle, j'ai là dans ma poche une lettre
que M. le chevalier de Boisroger m'a remise pour
vous.
— Une lettre de mon cousin?
— La voici , reprit mademoiselle Lise en la pas-
sant aux doigts de sa maîtresse.
— Mon Dieu ! que peut-il me vouloir? C'est bien
le moment de m'écrire!
— Monsieur le chevalier paraît bien malheureux.
— Qu'est-ce donc? demanda une tante, vénérable
personne qui portait des besicles accrochées sur le
nez.
— C'est M. le chevalier qui demande un menuet
à mademoiselle, je crois, dit la soubrette en baissant
modestement les yeux.
— Les chers enfants ! reprit la dame d'un air
béat.
— Mais il est fou, dit vivement mademoiselle Del-
phine à l'oreille de sa camériste. Vois-tu, Gaston
me fera mourir de chagrin. S'il allait me faire pleu-
rer, j'en aurais les yeux tout rouges, et mes bonnes
amies me trouveraient laide.
— Oh ! ce serait affreux !
— Tiens! arrange bien vite cette ganse qui se dé-
fait. Mon corsage me sied-il bien?
— A ravir.
— Ou las-tu laissé, ce vilain méchant?
— Il prenait le chemin des grilles , comme pour
s'en aller.
— Ah! mon Dieu ! c'est donc bien vrai?
— Très-vrai.... seulement il m'a semblé qu'il al-
lait un peu lentement.
— Cours vite et dis-lui de revenir à l'instant
je le veux... Me faire cette peine à moi... m'accu-
ser Voilà une épingle qui tombe J'en perdrai
l'esprit.
— Si mademoiselle lui écrivait... il resterait bien
mieux.
— Tu crois?
— J'en suis certaine.
— Comme tu voudras.
Mademoiselle Lise apprêta promplement une plume
et du papier, et mademoiselle Delphine griffonna à la
hâte quelques mots.
— Qu'est-ce donc encore? grommela la même
tante, qui était une personne fort curieuse.
— La réponse à la demande do M. le chevalier,
répondit la soubrette avec un petit sourire ingénue.
Mademoiselle lui accorde le menuet et une alle-
mande.
fiO
Mademoiselle de la Mancelière plia le papier.
— Cours et reviens , dit-elle en le lui donnant, et
surtout assure-le bien qu'il est un ingrat et que je
ne lui pardonnerai qu'après le bal.
Mademoiselle Lise s'esquiva lestement, mais en
chemin, et tout en courant, elle trouva le temps de
jeter un coup d'oeil sur le billet; il n'y avait q\ie
quatre lignes :
« Je n'ai rien compris à votre billet, sinon que
vous êtes un ingrat qu'on devrait haïr et qu'on aime
de toutes ses forces. Vous parlez de partir; vous ne
trouveriez nulle part un aussi beau château que
celui où votre cousine vous ordonne de rester. Nous
danserons le premier menuet ensemble, et quand
vous m'aurez revue, je vous mets au défi de me dé-
tester.
» Delphine. »
Lise exécuta sa mission avec tant de zèle qu'elle
arriva aux grilles du parc tout essoufflée. Aussitôt
qu'il l'eut aperçue, Gaston, qui se tenait traîtreuse-
ment caché derrière un coudrier, fit mine de vou-
loir franchir la chaussée; elle appela et il s'arrêta
soudain.
Après qu'il eut achevé la lecture du billet, le che-
valier le serra dans sa poche.
— Ta maîtresse est un modèle de perfidie, dit-il
à l'ambassadrice en cornette; elle me raille, maisje
lui prouverai que j'ai du cœur. Je reste pour la con-
fondre.
Lorsque Gaston revint au château, mademoiselle
Delphine avait enfin terminé son interminable toi-
lette. Elle était ravissante à voir dans sa brillante
parure de mariée. On s'extasiait autour d'elle, et la
belle enfant se promenait de salle en salle, distri-
buant à toutes ses compagnes ses sourires et ses
caresses, comme une fleur ses parfums. Gaston se
tenait dans un coin tout ébloui et tout confus. Elle
lui jeta en passant un regard d'intelligence, et
comme la compagnie s'était dispersée dans les jar-
dins, elle courut à lui et l'entraîna dans un bos-
quet.
— Savez-vous bien, monsieur, que je devrais êlre
dans une grande colère contre vous ; tout le monde
est venu me complimenter : vous seul n'avez pas
pris la peine de monter dans mon appartement.
Voyons, comment me trouvez- vous"?
— Trop belle, dit le chevalier avec un grand
soupir.
— De quel air vous dites cela! on croirait que ça
vous fait de la peine. Est-ce que vous me détesteriez
déjà?
— Oh ! non, reprit Gaston. C'est bien plutôt vous
qui ne m'aimez plus.
— Vous savez bien le contraire.
— Et cependant vous épousez M. de Larsac.
— Certainement, il est si bon pour moi !
REVUE PITTORESQUE.
— Mais quand vous serez sa femme, vous ne pour-
rez plus l'aimer.
— El pourquoi?
En disant ces mots, Delphine attacha sur Gas-
ton ses grands yeux noirs, où rayonnaient les pures
flammes do la tendresse et de la candeur.
Gaston balbutia ; ce pourquoi l'embarrassait fort;
il ne savait que répondre, lorsque deux ou trois per-
sonnes vinrent interrompre leur conversation au
moment où il était en train de s'embrouiller.
Cependant, l'heure de la bénédiction nuptiale
sonna ; le cortège se mit en marche pour la cha-
pelle où l'un des vicaires de M. l'archevêque de Pa-
ris attendait les fiancés. On vit alors apparaître M. le
vicomte de Larsac. C'était un vieux seigneur vêlu à
la mode de Louis XIV , et qui cachait son front
chauve sous une ample perruque blonde , dont les
prodigieux anneaux flottaient sur son habit. Le cor-
don bleu brillait sur sa poitrine : son visage respirait
la joie la plus vive, et sous ses gros sourcils grison-
nants on voyait luire le regard d'afl'ection qu'il por-
tait sur la jeune compagne qui marchait à ses côtés
comme une blanche vestale. Toute la personne du
vieux gentilhomme avait un grand air qui imposait
aux plus étourdis. Sa dignité, bien qu'un peu roide
et compassée, contrastait heureusement avec les
manières évaporées que la régence avait mises à la
mode; et, quelles que fussent leurs dispositions à
rire, les jeunes gens de la noce se sentirent frappés
de respect, quand ils virent se presser autour du
vicomte un groupe de seigneurs blanchis au service
du feu roi, calmes et fiers comme des souvenirs vi-
vants d'un temps déjà oublié.
Lorsque le vicaire passa au doigt de Delphine l'an-
neau symbolique, Gaston, pâle comme un mort,
fléchit sur ses genoux et fut obligé de s'appuyer
contre un pilier de la chapelle pour ne pas tomber.
Le cortège rentra dans les appartements en grande
cérémonie, où chacun s'empressa d'aller compli-
menter les nouveaux époux. Gaston se tenait dans
un coin; quelques gentilshommes causaient à demi-
voix près de lui en riant.
— Il n'y a rien de tel que ces ingénues pour avoir
de ces idées-là, disait l'un
Gaston leva les yeux et tendit les oreilles.
— Il faut avouer que c'est une plaisante corbeille
de noces, disait l'autre.
— Parlez-moi des novices pour prévoir l'avenir!
s'écriait un troisième.
— On croit que ces petites filles ne pensent à rien
et ça pense à tout, reprenait-on plus loin.
— Même à l'impossible!
— Bah! il n'y a pas de miracles qu'on ne puisse
attendre d'aussi beaux yeux !
C'étaient alors des rires et des chuchotements
sans fin.
MADEMOISELLE DE
L'un des étourdis avisa Gaston , qui se tenait fort
méianGoliquenient dans son encoignure.
— Venez donc par ici, lui dit-il, et, si vous êtes
triste, nous vous forcerons bien à vous égayer.
— Savez-vous, chevalier, quel cadeau de ma-
riage votre cousine a exigé du vicomte de Lar.-iac"?
reprit un voisin.
— Non, vraiment.
— Parbleu ! je parie mon alezan brûlé contre
un bidet de poste que vous ne devineriez jamais.
— Mais, sans doule; il faut être vierge et mar-
tyr pour deviner ces choses-là, dit un chevau-
léger.
— Parlez alors bien vite! s'écria le chevalier, qui
était sur les épines.
— Sachez donc, interrompit un autre, que votre
cousine a demandé, en guise de corbeille... Vous ne
devinez pas?
— Mille fois non!
— Un berceau!
— Un berceau ! répéta le gentilhomme. A ce mot,
' chacun éclata de rire. Gaston imita la compagnie du
bout des lèvres, mais il aurait tout donné au monde
pour avoir un prétexte de chercher querelle à tous
ces bavards.
Enfin, n'y tenant plus, il s'esquiva. Sa cousine, ne
l'apercevant plus et s'ennuyant fort au milieu des
-complimentsqui tourbillonnaient autour d'elle, s'é-
chap[)a furtivement et trouva Gaston qui rôdait au-
tour de l'appartement de la mariée comme un voleur,
cherchant à ouvrir les portes et regardant par le trou
des serrures. Le berceau trottait par sa tête et brouil-
lait ses idées.
— Ah! je vous y prends, lui dit-elle après s'être
avancée sur la pointe des pieds.
Gaston tressaillit.
— Je suis sûre, reprit-elle, que vous avez grande
envie de voir mon appartement.
— Certainement, et si vous voulez...
— Chut! fit-elle en appuyant son doigt sur ses
lèvres avec un geste charmant, ma tante me l'a bien
défendu; il parait qu'on ne doit pas l'ouvrir avant
ce soir. Mais elle n'en saura rien, suivez-moi.
Et comme une écoliére, prenant Gaston par la
main , elle le conduisit par un couloir jusqu'à un
petit cabinet dont elle avait la clef.
Tous deux y pénétrèrent sans bruit et passèrent
dans la chambre. Mademoiselle Lise, qui se glissait
toujours sur les talons de sa maîtresse, fut chargée
de rester en sentinelle.
— Voyez, dit madame de Larsac à son cousin en
se plantant au beau milieu de la chambre ; n'est-ce
pas du meilleur goût?
Et tout aussitôt elle lui fit admirer les meubles in-
crustés, les tapis aux vives couleurs, les tentures de
soie, les peintures, le lit couronné, les riches orne-
LA MANCELIËIU;. 61
ments. A tout ce qu'elle lui montrait, Gaston répon-
dait d'un air distrait :
— C'est magnifique, superbe, merveilleux!
Mais sa pensée était ailleurs et ses regards cher-
chaient dans tous les coins.
Delphine s'en aperçut.
— Qu'avez- vous donc? lui dit- elle, vous êtes
maussade et semblez trouver tout affreux.
— N'avez-vous pas autre chose encore? demanda
Gaston dans un grand trouble. Les dentelles de son
jabot tremblaient , tant son cœur battait à coups
pressés.
— Quoi donc? reprit sa cousine en tournant la tète
de tous cJlés.
— Je ne sais vraiment , on m'a parlé d'un
meuble
— Ma corbeille de mariage, peut-être?
— Justement.
— Venez la voir.
Et tirant Gaston par le bras, elle le fit passer der-
rière le lit et lui montra dans la ruelle un beau
petit berceau rose et blanc , fait de dentelles et de
satin.
Gaston s'appuya contre un des portants du bal-
daquin. Une larme humecta sa paupière.
— N'est-ce pas qu'il est joli? Quel nid charmant!
s'écria madame de Larsac.
Un léger frisson courut entre les épaules du che-
valier. L'exclamation de sa cousine avait soulevé
une douce, mais triste pensée; une autre image
se mêlait à celle de ce nid charmant. Il regarda Del-
phine, qui, tout entière à sa joie naïve, se penchait
avec ravissement sur le berceau, et semblait y ca-
resser de son souffle un être invisible.
— C'est donc bien vous qui l'avez voulu? dit
Gaston.
— Sans doule.
— Et pourquoi?
Ce fut aulourde Delphineà être embarrassée. Sans
qu'elle en pût deviner la cause, une rougeur divine
se répandit sur son beau visage. Aucune parole ne
venait sur ses lèvres, lorsque mademoiselle Lise ac-
courut.
— Sauvez-vous, dit-elle; on vient.
Au même instant un petit coup sec retentit à la
porte d'entrée. La soubrette, dans sa précipitation,
avait fermé celle du cabinet, dont la clef était restée
en dehors. On entendait la voix de la tante qui ap-
pelait.
— Mon Dieu! que faire? murmura Delphine toute
tremblante, et la timide enfant leva vers son cousin
son beau front empourpré.
— Risquer ma vie plutôt quo de nuire à votre
repos , lui répondit Gaston.
Puis , après avoir presse de ses lèvres le beau
62
UEVUE PITTORESQUE
ni, il courut vers une fenè-
front qui s'inclinait vers
tre, l'ouvrit et s'élani^a.
Delphine poussa un cri et tomba sur un fau-
teuil.
— Est-il mort? demanda-t-elle à sa camériste ;
elle était toute pâle et ses deux mains s'appuyaient
contre son cœur , où le baiser de Gaston était ar-
rivé.
— Non, madame, dit tout bas la camériste, qui ,
penchée sur le balcon, regardait le chevalier courir
par le jardin aussi lestement que trente ans plus tard
devait le fa're Chérubin.
Mademoiselle Lise, rassurée sur le sort du fugitif,
alla vers la porte et l'ouvrit.
— Mon Dieu ' ma nièce, que faites-vous donc ici?
demanda la tante. Voilà un grand quart d'heure que
nous vous cherchons partout.
— La coiflure de madame s'était dérangée, et je
m'occupais à la réparer, répondit la soubrette en
passant les doigts dans les cheveux de sa maî-
tresse.
— Ce n'est point une raison pour s'enfermer ; et
puis, j'ai cru entendre un cri au moment où j'ai
cogné.
— C'est quej'ai maladroitement enfoncé une grosse
épingle dans la tète de madame.
— Avez-vous vu votre cousin, ma chère nièce?
reprit la tante; on ne sait plus ce qu'il est de-
venu.
— Mais le voilà qui court là-bas parmi les plates-
bandes; voyez, dit mademoiselle Lise en haussant
les épaules, quel étourdi !
La tante releva ses lunettes et s'avança sur le
balcon; il y avait trente piedsentre le sol et la saillie.
Comme la bonne dame était fort laide de naissance,
personne n'avait jamais tenté un pareil saut pour
elle ; si donc elle avait gardé quelques soupçons sur
l'orthodoxie du tète-à-tète de madame de Larsac
avec mademoiselle Lise, la hauteur du balcon les
lui fit perdre, et très-rassurée cette fois, elle em-
brassa sa nièce dévotement. Delphine n'avait pas
une goutte de sang dans les veines.
Après le bal, l'heure du coucher de la mariée sonna
enfin. Elle sortit pompeusement de la salle, en
compagnie de ses parentes. Le digne vicomte de
Larsac lui donnait le bras. On aurait dit la marche
d'un cortège ou la présentation d'une nouvelle du-
chesse ayant tabouret à" la cour, tant il y avait de
gravité dans la cérémonie. Mais le chevalier n'as-
sista pointa cette étiquette nuptiale; nes'étant point
senti le courage d'y garder un maintien compassé,
il avait pris le parti de s'échapper et s'était caché
dans le jardin, sous des massifs de marronniers où
les voix de la nuit lui versaient leurs mystérieuses
consolations.
Quand le cortège fut arrivé aux portes de l'ap-
partementconjugal, les groupes saluèrent les mariés
et chacun se retira. Ce fut alors le tour du vicomte;
tandis que les parentes dépouillaient Delphine de
ses atours, le vieux seigneurs'approcha, prit la main
de sa femme, la porta à ses lèvres, s'inclina et sortit
majestueusement, comme aurait pu le faire un am-
bassadeur congédié par le grand roi.
Un quart d'heure après, Delphine se trouva toute
seule dans la chambre à coucher.
Le mariage, le bal, la danse, et, il faut bien le
dire aussi , le baiser de son cousin l'avaient fort
agitée. Elle passa un peignoir qui laissait voir ses
beaux bras nus , entr'ouvrit la fenêtre et se pencha
sur le balcon.
La nuit était sereine. Une clarté vaporeuse flottait
sur la campagne, dont les sombres verdures ondu-
laient en frémissant. Le croissant aminci de la lune
étincelait comme la lame d'un sabre recourbé , et
sa lumière blonde faisait scintiller comme des gerbes
de diamants les cascatelles harmonieuses des fon-
taines. Une fraîche odeur d'herbes fauchées mon-
tait des champs, et les senteurs aromatiques des
mille plantes que les nuits d'été baignent de leur
rosée embaumaient l'air transparent.
Delphine, inclinée comme une blanche statue,
promenait au loin sa rêverie et ses regards; l'âme
noyée dans de vagues pensées pleines de souvenirs
indécis et d'incertaines aspirations, où le rêve de
l'amour flottait comme une ombre pâle et fugitive,
elle écoutait sans les entendre, les bruits confus que
les haleines des brises semaient dans l'espace; mille
désirs voilés s'agitaient dans son coeur comme une
nichée d'oiseaux subitement réveillés. Ainsi que les
parfums de la verveine restent aux mains qui l'ont
touchée, le baiser de Gaston semblait attaché à son
front, et sous la peau blanche et lustrée elle croyait
sentir encore le frisson brûlant de deux lèvres alté-
rées. Comme ces rapides clartés qui , pendant les
nuits chaudes, illuminent un instant la campagne, le
baiser de Gaston faisait rayonner la flamme dans
des espaces inconnus où jamais sa pensée n'avait
plongé. Elle levait vers la lune, amante des songes
amoureux, des yeux humides et craintifs, lorsqu'un
léger bruit la fit tressaillir. Son nom, conmie un sou-
pir, venait de passer à son oreille; elle pencha sa
tête en avant, et dans les branches touffues d'un
marronnier elle vit apparaître le visage de Gaston.
La veille, la folâtre enfant avait accueilli cette ap-
parition par un éclat de rire; aujourd'hui, elle se
sentit rougir jusqu'au front et frémir jusqu'au cœur.
— Gaston! dit-elle d'une voix douce à rendre ja-
loux le rossignol qui chantait sous un berceau de
jasmin.
— Delphine 1 répondit le cousin ; est-ce bien vous?
vous seule?
-^ Oui, sculCi
MADEMOISELLE DE LA MANCELIEHE.
63
— Quoi ! El M. le vicomte de Larsac?
— Il m'a gravement saluée après m'avoir em-
brassé la main le plus sérieusement qu'il a pu.
Gaston aspirait ces paroles plutôt qu'il ne les en-
tendait. Ivre de joie, il s'avança sur la branche qui
le soutenait.
— Mon Dieu ! vous allez vous tuer , s'écria Del-
phine.
— C'est impossible ! vous êtes seule ; il me semble
que je marcherais dans l'air.
— Cependant, tenez-vous tranquille et surtout
parlez bas : si l'on vous entendait !
Chose étrange! Pourquoi avait-elle peur d'être
surprise ? La veille encore , elle aurait babillé sans
crainte, la nuit à son balcon, et l'aurait avoué ingé-
nument au matin.
— Tout dort , repri l Gaston , même le vieux vicomte,
votre abominable mari !
— Oh ! pouvez-vous parler ainsi d'un si digne
gentilhomme !
— Je le déteste !
— Lui ! que vous a-t-il fait ?
— 11 vous a épousée.
— N'en auriez-vous pas fait autant '.' dit coquette-
ment la Juliette en poudre à son Roméo en talons
rouges.
— Cruelle ! vous me désolez en me rappelant un
bonheur que j'ai longtemps espéré et qui ne peut
plus être le mien. Allez ! vous ne m'avez jamais
aimé !
— Vous mentez; ne vous ai-je point assez donné
de preuves du contraire?
— Si vous m'aviez aimé, vous seriez-vous unie
au vicomte?
— Et pourquoi non? Je ne l'eusse pas fait, si j'a-
vais cru mal faire. Ne fallait-il pas me marier? et
savez-vous un meilleur et plus parfait gentilhomme
que M. de Larsac?
— Il serait votre grand-père !
— Ah ! il est vrai qu'il est un peu bien vieu.x
pour courir dans le jardin ou me pousser sur l'escar-
polette ; mais vous serez là pour le remplacer.
— Vous m'aimez donc toujours?
— Toujours ! répondit-elle comme un écho.
Tandis qu'ils causaient, Gaston s'était peu à peu
avancé sur la grosse branche , dont l'extrémité se
balançait sur la balustrade du balcon. Au dernier
mot de sa cousine , il fit un mouvement, et la bran-
che, chargée d'un poids inaccoutumé, plia.
— Ah ! fit la belle enfant épouvantée.
— Si je m'élançais? dit le jeune homme en se
dressant à demi. Une toise le séparait du balcon.
— N'en faites rien.
— Je vous en prie.
— Je vous le défends.
^ Un bond, et je suis à vos genoux.
— Ou par terre, et mort peut-être.
— Vous me pleurerez alors.
Gaston appuya son pied sur la branche et chercha
de la main un rameau pour s'enlever.
— De grâce!... murmura Delphine tremblante
d'effroi et joignant les mains.
— Est-ce donc vous qui parlez, ma nièce? de-
manda une voix chevrotante tout à coup.
Delphine tressaillit ; Gaston se coucha tout de son
long sur la branche flexible , et , derrière les per-
siennes entrebâillées d'une fenêtre voisine, se mon-
tra la tète de la vieille tante encapuchonnée d'une
grande coitl'e à barbe.
— Est-ce bien vous? redemanda-t-elle en tour-
nant son nez taillé en bec à corbin vers le balcon.
— Oui, ma tante, reprit Delphine à moitié morte
de frayeur.
— A qui en avez-vous à cette heure? Seriez-vous
indisposée ?
— Non , ma tante ; mais il faisait si chaud dans
mon grand lit à baldaquin, que je me suis mise à la
fenêtre pour respirer l'air frais.
— Il m'a semblé que vous parliez.
— Oui, vraiment, je parlais.
— A qui donc?
— Eh, mon Dieu! à Lise; ma petite chienne,
Miss-Love, s'est échappée ce soir... j'ai cru la voir
passer là-bas... J'ai appelé Lise et l'ai envoyée à
sa poursuite afin qu'elle ne s'égarât point.
Delphine balbutiait bien fort en improvisant ce
conte ; mais la tante n'eut garde de no pas la croire
sur parole; elle maugréa contre les fantaisies qui
prennent aux griffons de courir et aux petites filles
de babiller pendant la nuit, et engagea sa nièce à se
remettre bien vite au lit.
— Oui, ma tante, répondit la nièce avec un sou-
pir; et, jetant un dernier regard sur la branche du
marronnier, elle rentra chez elle et ferma la fenêtre.
Gaston maudit mille fois du fond de son âme les
tantes qui viennent se jeter à la traverse des entre-
prises amoureuses; puis, voyant enfin que le balcon
restait silencieux, il prit le parti de se laisser couler
à terre, et disparut sous les massifs du jardin.
Mais avec les ombres s'envolèrent les rêves de la
nuit. Les fraîches haleines du matin emportèrent sur
leurs ailes humides les songes embrasés, et quand
Gaston revit sa cousine; la souriante et tendre Del-
phine s'était revêtue des grands airs de madame la
vicomtesse de Larsac.
Ces grands airs étaient bien encore un peu en-
fantins; mais il n'en fallait pas davantage pour eO'a-
roucher un amant qui n'avait de hardiesse que dans
l'ombre, et dont It-sprit novice prenait volontiers un
ruban de soie pour une formidable barricade.
Delphine le salua avec majesté, et quand ils fu-
rent seuls, comme Gaston essayait timidement de
64
REVUE PITTORESQUE.
renouer le lil brisé de leur nocturne entrelien , elle
l'interrompit pour lui dire que son imprudence de la
veille l'avait entraînée à commettre un gros men-
songe , ce qui était un vilain péché, et qu'elle ne
voulait point se damner pour satisfaire à tous ses
caprices.
Gaston demeura abasourdi et se retira bien con-
vaincu que les nièces ne valaient pas mieux pen-
dant le jour que les tantes pendant la nuil.
Mais ce fut bien pis encore lorsque Gaston eut
causé quelques inslanis avec son cousin le mous-
quetaire. Ce cousin, qu'on appelait M. le comte Cé-
sar de Précorbin , avait quitté Paris tout exprès pour
prendre sa part des fêtes dont le mariage de made-
moiselle de la Mancelière devait être suivi. Le comte
César était un terrible homme. Le régiment des
mousquetaires gris ne comptait pas un plus redou-
table lieutenant; il n'y avait pas de grisette de la
rue Saint-Honoré qu'il n'eût mise à mal ; quand il
passait sur la chaussée, le chapeau sur l'oreille, le
jabot au vent, l'épée battant ses mollets, et frisant
ses moustaches, il était irrésistible; ses camarades
disaient de lui qu'il demeurait aux Percherons et
couchait partout. Au demeurant, c'était le meilleur
garçon qui se pût voir ; son épée et sa bourse étaient
toujours au service de ses amis ; mais, comme il était
plus facile de faire dégainer l'une que de puiser
dans l'autre, il donnait plus de fer que d'argent.
Le chevalier ne manqua pas une aussi belle oc-
casion de se renforcer sur l'art de la galanterie. Le
mousquetaire prit te.\te de ses confidences pour lui
développer ses propres théories sur une matière
qu'il se vantait de posséder mieux qu'aucun gentil-
homme de France. Ce cours de morale , que César
avait professé dans toutes les ruelles du Palais-Royal,
édifia fort le chevalier, et de leur conférence il ré-
sulta que lui, Gaston, ét;iit un sot; que Delphine
était une coquette; que toutes les femmes ne va-
laient pas le diable, et que lui, César de Précorbin,
se chargeait de montrer à son cousin comment on
enlevait les cœurs à la manière du maréchal de Ber-
vvick, qui prenait les villes d'assaut.
— Ne me parle pas de la candeur de madame de
Larsac ; je ne crois pas à la candeur. Eve, qui n'a-
vait pas d'amie intime, sut très-bien cueillir la pomme
de son plein gré. Ta cousine a épousé le vicomte
parce qu'il est riche, et elle l'a choisi vieux, parce
qu'elle pourra. le tromper plus aisément. Elle se pro-
pose de lui faire jouer au naturel le rôle d'un tuteur
de comédie. Tu avais la partie belle pour t'en faire
aimer; lu as été un maladroit, ote-toi de là que je
m'y mette.
Gaston frémissait à l'audition de ces épouvanta-
bles doctrines; mais, à son insu, elles s'infiltraient
dans son âme, où elles détruisaient sourdement la
confiance et la foi. Madame de Larsac le traitait avec
une superbe gravité , tandis qu'elle paraissait se
plaire fort en la compagnie de M. de Précorbin, qui
la faisait rire par ses folies. Désespéré et furieux,
Gaston s'élança à corps perdu dans l'arène des
prouesses galantes , afin de bien montrer à sa cou-
sine qu'il n'était pas homme à se laisser jouer. Avec
un formidable courage , il attaqua tout d'abord la
femme d'un conseiller au parlement de Paris , qui
habitait dans le voisinage. La dame , qui accusait
vingt-neuf ans et en comptait quarante-deux , ne
s'était pas trouvée depuis longtemps à pareille fête.
Elle s'enflamma aux œillades du chevalier et le lui
fit bien voir. Delphine, qui, tout en ayant l'air de se
réjouir beaucoup aux propos du mousquetaire, sui-
vait tout ce manège du coin de l'œil, en témoigna
un dépit extrême. Le malheureux Gaston , placé
entre les dédains de sa cousine et les bonnes grâces
de la conseillère, en perdait la tête. Les félicitations
MADEMOISELLE DE LA MANCELlÈltE .
(i.'i
de Céiar aclie\erenl de le désespérer, etim ?oir ijue
la conseillère lui avait fait entendre qu'elle se pro-
mènerait, vers minuit, devant un pavillon qu'il con-
naissait trop bien, il prit le parti de la fuite
Tandis que le coche emportait le chevalier vers
le manoir de Boisroger , tout au fond de la Nor-
mandie, il repassait dans son esprit la conduite de
sa cousine, se répétait mille fois par jour qu'il la dé-
testait et ne pouvait se défendre de l'aimer comme
un fou.
Son départ a\ait fait une grande sensation au
château.
Cinq ou six jours après, une compagnie de mous-
quetaires, qui dînait joyeusement au Moulin-Rouge,
vit entrer, à la brune, M. de Précorbin , poudreux,
botté et éperonné. Comme il s'était vanté de triom-
pher de la jeune mariée et qu'il portait l'oreille
basse, on l'accabla de railleries : il répondit en
homme qui a remporté assez de victoires pour avouer
sa défaite. Mais comme on le pressait 4'e>;pliqiiPi' les
causes de sa déconvenue i
— Messieurs, dit-il en se campant le poing sur
la hanche, un mousquetaire gris ne se bat pas contre
un enfant.
Mais laissons la compagnie à table et retournons
au château , où madame de Larsac chasse aux pa-
pillons et où M. le vicomte raconte les campagnes
de M. de Yillars. Avant de continuer cette histoire,
il est de notre devoir de dire quelles causes avaient
amené le mariage de la jeune fille efdu vieillard.
Un jour que M. de Larsac se rendait dans une de
ses terres , en Périgord , l'essieu de sa chaise cas;a
devant un château assis aux bords de l'Orge. Une
espèce d'intendant accourut avec des hommes de
peine et lui offrit l'hospitalité au nom de sa maî-
tresse.
— Remerciez votre maîtresse, lui dit il. de Lar-
sac, cet accident sera promptement réparé...
— Non pas, interrompit l'intendant, je n'aurai
point à remercier de votre part madame de laMan-
celière, qui ne sait pas que je vous ai prié d'acccp-
lerunapparlement chezelle ; maisollem'en voudrait
beaucoup si je consentais à vous laisser sur la chaus-
sée lorsque son château est dans le voisinage.
Cette réponse élonna le vieux seigneur, et, curieux
de faire la connaissance d'une dame dont les gens
se montraient si polis, il accepta.
Madame de laMancelière reçut M. de Larsac dans
une vaste pièce qu'égayaient une jeune fille et des
fleurs. Il fut touché de la grâce simple et prévenante
avec laquelle on lui fit accueil, et son cœur s'émut
à la vue de l'enfant que la vieille dame entourait
d'ime sollicitude grave et tendre. La jeune fille était
souriante et folâtre, et sa gaieté remplissait de vie
le grand château un peu froid et délabré.
Quand l'essieu fut raccommodé
T. IV.
songea plus à partir; on mit la chaise toi- I,i re-
mise et on n'y pensa plus. Le seigneur a\;ut bien
gagné la confiance de la châtelaine, et un suirfpjiU
étaient à se promener dans une avenue de tilleuls ,
tandis que l'enfant dévastait les parterres, elle lui
fit la confidence de ses craintes.
L'avenir de Delphine en était seul la cause. Fille
d'un colonel de cavalerie mort au combat d'Exilles,
sous M. de Belle-Iîle, elle n'avait pour tout héritage
qu'un nom honorable, et pour tout patrimoine que
sa candeur et sa beauté. Sa tante, madame de la
Mancelière, l'avait recueillie chez elle; mais le châ-
teau où elles vivaient toutes deux devait, à sa mort,
échoir aux mains d'une communauté de religieuses
de l'ordre de la Visitation. La bonne dame écono-
misait le plus qu'elle pouvait sur ses revenus pour
en faire une dot qui permît à sa nièce d'enlret dans
un couvent quand elle ne serait plus auprès d'elle
pour la protéger.
— Mais pourquoi avec cette dot ne la marieriez-
vous pas '.' lui demanda le vieux seigneur.
— Celte dot sera suffisante pour entrer en reli-
gion, dit la bonne dame, mais elle ne le serait pas
pour entrer en ménage. Ce qui convient à Dieu ne
convient pas aux gentilshommes.
M. de Larsac tourna ses yeux vers le côté du jar-
din où chantait Delphine; la tète couverte d'un cha-
peau de paille et les bras nus, elle se mirait dans
une fonlaine.
M. de Larsac pensa que ce serait une grande pitié
que de laisser mourir dans les ombres glacées d'un
cloitie celte vivante fleur qui souriait à la lumière.
— Si je vous demandais la main de voire nièce.
66 REVUE PITTORESQUE.
me l'accorderiez-vous ".' dit-il a lu dame inii soupi-
rait.
Madame de la Mancelière tressaillit et leva les
yeux.
Le vicomte lui prit la main doucement.
— Ma question un peu brusque, il est vrai, vous
étonne, lui dit-il ; mais voilà longtemps que je désire
nie marier, afin de laisser mon bien à des gens que
j'aime et qui me rendent mon affection. A mon âge
ce n'est point facile. L'occasion se présente , vous
seriez bien cruelle si vous m'empêchiez de la saisir.
Votre aimable nièce sera pour moi une amie bien
plus qu'une femme, une fille bien plus qu'une amie.
Quand je mourrai, au moins aura-1-elle une fortune
digne de sa beauté et qui lui permettra de tenir
dans le monde le rang qui lui convient. Vous voyez
bien que ce mariage assure deux bonheurs, le mien
dans le présent, le sien dans l'avenir.
La tante se remit bien vile de sa surprise et, sans
déguiser la joie où le discours du vicomte l'avait
jetée, elle engagea sa parole.
M. de Larsac partit. Il avait quelques affaires à
régler, et on se promit de tenir les fiançailles se-
crètes. Delphine n'en apprit rien ni son cousin non
plus. Le cousin passait, chaque année, six mois au
château de madame de la Mancelière et six mois
chez son père, en Normandie. Durant l'été il aimait
comme un écolier en vacance ; en hiver, il se souve-
nait comme un poète. A son retour le vicomte se
chargea lui-même de parler à Delphine. Delphine,
qui l'aimait tendrement, l'interrompit vingt fois en
s'amusant à faire pirouetter le chapeau du vieux
seigneur au bout de sa canne. Cependant elle finit
|)ar lui jurer qu'elle l'épouserait très-volontiers.
Quant au couvent , elle lui déclara d'un air déter-
miné que, ne l'eùt-il pas épousée, elle était décidée
à fuir jusqu'au bout du monde plutôt que d'y en-
trer.
On sait comment le mariage s'accomplit et quelles
choses se passèrent ce jour-là.
M. de Larsac ]>araissait le plus heureux des
hommes et se félicitait chaque jour davantage d'a-
voir désespéré ses collatéraux en épousant made-
moiselle Delphine, qui le charmait par la douceur
et la gaieté de son caractère. !1 avait racheté la
propriété du château aux dames de la Visitation, et
y réunissait pendant la belle saison une élégante
compagnie , qui contribuait à lui faire passer le
temps.
Grâce au respect, à l'estime, à l'affection qu'il
avait su inspirer à sa femme , il exerçait un grand
empire sur son jeune esprit , qu'il se plaisait à in-
struire et à former. Il lui apprenait à connaître le
monde sans lui laisser goûter le fruit amer de l'ex-
|)érienco , et comme ces fleurs délicates, épanouies
sous le cristal d'une serre, sans que jamais la pluie
ait battu leur corolle , lame de Delphine s'ouvrit à
la vie et à la vérité , sans que la souffrance ou la
crainte en ternît la pureté.
Tandis que sous l'influence paternelle du vicomte
les qualités charmantes de Delphine se dévelop-
paient, tandis que la jeune femme commençait à
briller sous la jeune fille , comme la rose sous
le buisson , Gaston errait aux bords de l'Océan,
appelant sa cousine dans son cœur et voyant sa
douce image passer sur le fond gris de ses souve-
nirs.
Son père, vieil officier de marine, grondait quand
le vent du nord réveillait ses rhumatismes. Assis
dans tm grand fauteuil auprès d'un grand feu , il se
faisait lire par son fils les campagnes des célèbres
navigateurs et maugréait contre l'injustice des con-
seillers du roi qui ne savaient jamais donner une
escadre à commander à ceux qui le méritaient. La
voix terrible de l'Océan retentissait sur les grèves ,
l'orage sifflait en secouant les vieux chênes, et Gas-
ton, solitaire 'dans sa douleur, maudissait la perfidie
de la coquette qui l'avait chassé de l'Éden embaumé
où tant de beaux jours s'étaient envolés sur les di-
vines ailes de l'amour.
Un jour vint où Delphine se trouva veuve et Gas-
ton orphelin. Le vicomte de Larsac s'était éteint
doucement , bénissant le front incliné de sa jeune
femme, et la remerciant du bonheur dont elle avait
illuminé le déclin de sa vie ; M. le baron de Bois-
roger était mort bravement, les yeux tournés vers
la mer, où il avait vécu ses plus belles années. —
Ne pleurez pas, Gaston, avait-il dit à son fils, qui
sanglotait à son chevet ; je vous laisse quatre mille
livres de revenus , mon épée et un nom sans tache.
C'est plus qu'il n'en faut à un gentilhomme pour
faire son chemin dans le monde. Puis se tournant
sur l'oreiller, il avait rendu son âme à Dieu.
Le cousin et la cousine s'écrivirent pour se faire
part mutuellement du malheur qui venait de les
frapper; les deux lettres se croisèrent en route.
Après les premiers mois donnés à la douleur et
aux affaires de la succession, Delphine jeta les yeux
autour d'elle et se sentit bien isolée dans son grand
château. Sa tante avait précédé de quelques mois
M. de Larsac dans la tombe ; la compagnie s'était
éloignée d'une demeure que le deuil assombrissait ,
et la jeune veuve se trouva, avec sa beauté virginale
et ses cent mille livres de rentes, fort en peine de ce
qu'elle allait devenir. Mademoiselle Lise , qui avait
conservé ses fonctions de camériste et de confidente,
la lira d'embarras en lui conseillant de quitter le
château, dont le silence et la solitude l'épouvantaient,
et de se rendre à Paris.
— Mais qu'y ferai-je sans mon mari ? lui dit ma-
dame de Larsac.
— Allez toujours , madame. Un mari n'est pas
MADEMOISELLE DE LA MANCELIÉRE. 67
nécessaire pour bien vivre eu ce pays-là ; avec 1 grands chagrins que les vôtres. Encore une foii ,
votre visage et votre fortune, on s'y console de plus | quittez cette solitude
"^SEÏ7
M. de Boisroger arriva à Paris en même temps
que sa cousine. Son premier soin fut de lui rendre
visite; mais la solitude où il avait vécu depuis leur
séparation avait augmenté sa timidité; d'un autre
Coté, il conservait un amer souvenir de ce qu'il ap-
pelait la trahison de madame de Larsac. Le splen-
dide hôtel où elle était descendue lui rappela quelle
distance séparait leur fortune; il la salua avec roi-
déur et s'assit d'un air compassé. Les vêtements
Doirs et les manières graves de sa cousine, quicher-
diait à dissimuler par son maintien les battements
de son cœur, lui imposèrent étrangement , et , au
bout d'une heure, il se leva, ébloui par sa beauté et
plus malheureux que jamais.
Un soir qu'il y avait un petit cercle d'amis chez
une dame de leurs parentes, qui passait pour un
bel esprit , M. de Boisroger y rencontra madame
de Larsac. Tous deux se saluèrent froidement; il ne
pouvait lui pardonner son maraige; elle lui gardait
rancune de son départ du château et de son peu
d'empressement à la venir voir. La conversation
tomba bientôt sur l'amour. Sur ce chapilre-la, la
discussion s'établit chaudement. Toutes sortes de
théories s'entrechoquèrent; chacun disait son mot :
un gentilhomme suédois avança que les dames ne
savaient pas aimer ; une demoiselle d'honneur de la
reine riposta vivement et soutint que les hommes
n'entendaient rien aux affaires du cœur. Tout le
monde se récria. Ceux-ci prirent parti pour le gen-
tilhomme et ceux-là pour la demoiselle. La maîtresse
de la maison proposa de raconter une histoire à ce
sujet, après quoi, lorsque chacun aurait dit la sienne,
on délibérerait; la proposition fut accueillie gaie-
ment et les interlocuteurs se mirent en devoir de
parler. Quand vint le tour de M. de Boisroger, il
regarda sa cousine, qui ne s'était point prononcée,
et commença une histoire, où madame de Larsac ne
tarda pas à deviner une intention qui devait échap-
per aux autres auditeurs.
C'était le récit d'un passé où l'amour était par-
tout sans que le mot fût nulle part. A mesure que
M. de Boisroger parlait, s'animant lui-même aux
souvenirs qui lui revenaient en foule, un voile glis-
sait sur les yeux de madame de Larsac et lui mon-
5.
68
REVUE PITTORESQUE.
Irait à nu les charmants mystères quelle avait à
peine pressentis. Émue et rougl-sante, elle compre-
nait enfin mille choses auxquelles elle ne s'élait ja-
mais arrêtée, et qu'elle s'élonnait alors de n'avoir
pas devinées. Lorsque Gaston peignit dans un lan-
gage enflammé les douleurs de l'amant convié au
mariage de celle qui le trahissait, ses angoisses le
lendemain, l'amertume de ses désolantes pensées
après l'éloignemenl, un soupir d'enivrement et de
souffrance souleva le sein de Delphine , une larme
vint à ses yeux, et elle se baissa sur son éventail,
afin qu'on ne vît pas la rougeur brûlante de son
front.
— Il m'aimait donc, disait-elle. C'était de l'amour!
Il m'accuse ! Et , toute palpitante, elle écoutait les
paroles de Gaston , et leurs jours passés s'illumi-
naient de clartés éblouissantes. L'éclatante vérilé
venait de luire dans les ténèbres de ses souvenirs,
et son cœur se dilatait sous les rayonnements infinis
de l'amour. Que de divines larmes Gaston n'aurait-
11 pas surprises au bord des paupières de Delphine,
s'il avait écarté l'éventail ! Mais une trop vive émo-
tion l'agilait lui-même pour qu'il prit garde aux
mouvements qui faisaient trembler les dentelles sur
le corsage de sa cousine. Ce petit drame passa
inaperçu; lesdamesregardaient curieusement M. de
Boisroger, qui parlait l'œil étincelant et la pâleur
sur la joue, et la demoiselle d'honneur pensait tout
bas qu'il était trop éloquent et trop beau pour qu'il
pût être le héros d'une pareille mésaventure.
Après que l'histoire eut été achevée , madame de
Larsac se leva et passa dans une autre pièce. Un
balcon s'ouvrait sur un jardin plein d'ombre et de
silence; elle appuya son front rougissant sur le
marbre et fondit en larmes.
Quand elle rentra au salon , M. de Boisroger
avait disparu.
Plus tard , lorsqu'elle se reirouva seule dans son
alcôve, la tète penchée sur l'oreiller, le regard perdu
dans la mousseline des rideaux, sa pensée discrète
interrogea son cœur, et, tout bas, en frémissant, elle
se demanda si elle aimait. L'aveu passa sur ses lè-
vres, timide ainsi qu'un soupir; ravie comme un
enfant qui vient de découvrir un trésor, elle se
souleva à demi, et, tendant ses mains charmantes
vers un fantôme invisible, elle répéta tout haut, et
délirante, le mot divin : «Je t'aime. » Mais le son
de sa propre voix l'effaroucha, elle tressaillit, et
voyant dans une glace son image réfléchie , l'œil
humide et le sein nu , tremblante, elle inclina son
visage empourpré et voila son cœur entre ses bras
croisés.
Bientôt sa bouche rose souffla la veilleuse, et
noyée dans les souvenirs , son âme , emportée sur
l'aile des anges, côtoya les sentiers fieurisoù si sou-
vent tous deux s'étiiient promenés, cueillant l'églan-
tine aux branches verdoyantes et mêlant leurs ha-
leines et leurs chansons. Le sommeil la surprit, la
chaîne des rêves s'unit à la chaîne des souvenirs, et
le matin lumineux dorait sa chambre, que Delphine
dormait encore bercée dans son virginal amour.
Mais que devint-elle au réveil , lorsque la de-
moiselle d'honneur qui défendait si chaudement la
cause des dames lui annonça qu'il n'élait bruit dans
leur coterie que du prochain mariage du baron
de Boisroger avec la nièce de M. Plégneul , gen-
tilhomme du Berry ? Madame de Larsac faillit se
trouver mal ; en même temps qu'elle avait ouvert
son âme à la tendresse , la douleur y était entrée.
.\mour et souffrance , toute la vie de la femme lui
fut révélée en un jour.
Le soir elle se rendit chez sa parente où il devait
y avoir grand cercle. Coquette, maintenant qu'elle
aimait, madame de Larsac avait pris un soin ex-
trême de sa toilette et tiré un parti galant de son
deuil. Elle entra au milieu d'un murmure flatteur.
Son premier regard rencontra M. de Boisroger, qui
causait avec une jeune personne ; au mouvement de
son cœur, elle comprit que ce devait être la nièce
du gentilhomme berrichon.
Elle était à peine assise , que M. de Plégneul se
fit présenter à elle par la maîtresse du logis, et lui
fit part du projet qu'il avait conçu d'unir sa nièce
à M. de Boisroger.
— Je suis dans l'ordre de Malte et le dernier de
mon nom, lui dit-il ; je serais fort marri si la maison
de Plégneul venait à s'éteindre , et j'ai résolu de
donner la main de mademoiselle Victorine à un
jeune gentilhomme, sous la condition expresse de
prendre les armes et le nom des Plégneul.
— Et vous avez fait choix de M. de Boisroger
pour qu'il cède son nom en échange d'une fortune,
dit-elle avec un sourire amer auquel le comman-
deur ne prit pas garde.
— Il est pauvre , et cinq cent mille livres de dot
aplanissent bien des difficultés. M. le baron de Bois-
roger sera baron de Plégneul.
M. le comte de Précorbin , qui, depuis la mort jju
vicomte , avait repris le cours de ses galanteries
auprès de madame de Larsac, dont la beauté lui
semblait merveilleusement rehaussée par l'éclat de
cent mille francs de revenus, vint se jeter à la tra-
verse de la conversatiiin qu'elle avait engagée avec
M. de Plégneul. Gaston , qui avait perdu le fil de ses
discours à mademoiselle Victorine, depuis l'arrivée
de sa cousine , fronça le sourcil. Delphine s'en aper-
çut, et, dépitée qu'elle était contre lui, fit accueil
au mousquetaire.
M. de Boisroger se leva brusquement et s'en vint
rôder autour d'elle. Elle affecta de n'y pas prendre
atten'ion et de s'égayer beaucoup aux madrigaux de
M. de Précorbin, dont la verve s'enflamma. Quel-
MADEMOISELLE DE LA MANCELIËRE.
69
queà phrases galantes airivèrent aux oreilles de
Gaston , sans que madame de Larsac les eût enten-
dues. 11 se sentit une furieuse envie de donner de
son épée dans la gorue du mousquetaire; et , crai-
gnant de faire un esclandre s'il restait plus long-
temps dans cette place, il s'éloigna, non sans avoir
mis ses gants en pièces.
Mademoiselle de Plégneul et son oncle le sollici-
tèrent du regard ; il passa et s'assit résolument à
une table de pharaon.
— Vous jouez? lui dit le commandeur.
— Une bagatelle, répondit Gaston; et il ji'ta sur
la table une vingtaine de louis sans compter. Il au-
rait joué la couronne de France pour échapper à
la pensée qui le torturait.
M. de Plégneul bondit à la vue de cet or.
— Mais, mon cher baron, s'écria-t-il , il y a plus
de cent écus.
— C'est possible , reprit l'autre , qui battait les
cartes.
Madame de Larsac n'avait pas entendu un mot
de ce court dialogue, mais aucun des mouvements
des interlocuteurs ne lui avait échappé. Lorsque le
commandeur s'approcha d'elle, l'expression de son
visage lui donna la clef de son caractère; il avait la
physionomie d'un moine qui vient de voir le démon
face à face.
— M. de Boisroger, votre cousin, dit-il à la vi-
comtesse,joue donc quelquefois"?
— C'est son goût dominant, reprit-elle négligem-
ment; il en a pris l'habitude avec les officiers de
marine qui visitaient son père en Normandie.
— Ah! fit le commandeur en tournant les yeux
vers la table où les pièces d'or étincelaient.
— Il m'a enseigné tous les jeux au château de ma-
dame de la Mancelière, ma tante. C'est un beau
joueur; il tient ce qu'on veut, et ne sourcille jamais
quand il perd. Je m'en vais faire sa partie.
Madame de Larsac prit le bras de M. de Plégneul
et le ramena vers le tapis vert ; M. de Précorbin les
suivit. Leur présence alluma la fièvre dans le sang
de Gaston. H avait gagné, et une centaine de louis
étaient empilés sous ses mains; madame de Larsac
s'assit en face de lui ; M. de Précorbin se pencha sur
son épaule , il avait un sourire vainqueur qui donnait
le frisson à M. de Koisroger.
— Vingt louis contre toi , dit le mousquetaire.
— Cinquante , si tu veux, répondit le baron.
M. de Plégneul frémit.
— Je tiens la moitié de votre jeu , dit madame de
Larsac en se tournant coquettement vers M. de Pré-
corbin.
— Alors cent louis! s'écria Gaston , la pàleui' de
la mort sur le visage.
Un cercle de joueurs entoura la table; Gaston te-
nait ce qu'on voulait et jouait tout de travers. Ivre
de jalousie et de douleur, c'était à peine s'il voyait
les cartes. Au bout d'un quart d'heure , la banque
sauta.
M. de Boisroger quitta la table; ses oreilles bour-
donnaient; il avait toujours devant les yeux le sou-
rire du niou.squetaire.
— Vous perdez, s'écria M. de Plégneul en s'élan-
çant vers lui.
— Sans doute , on perd toujours.
— Beaucoup?
— Je n'ai pas compté-
— Mais encore ?
— Tout ce que j'avaissur moi et cinq ou six mille
livres sur parole , à peu près.
— Grand Dieu!
— Ce n'est rien ; quand on a payé , on n'y pense
plus.
Lecommandeur , épouvanté , le regarda s'éloigner.
Puis , secouant la tête , il alla prendre le bras desa
nièce et sortit.
M. de Boisroger erra toute la nuit sur les quais
avec la pensée de se jeter à l'eau ; mais il avait vingt-
trois ans, et à cet âge on ne se tuait pas encore en
ce temps-là. Comme il rentrait chez-lui, au petit
jour, il heurta un passant qui longeait le pont Royal
le manteau sous le nez.
— Au diable le maladroit! s'écria Gaston.
— Morbleu ! lequel de nous l'est plus que l'autre?
reprit M. de Précorbin, eu rajustant son chapeau
ébranlé par le choc.
César et Gaston se regardèrent.
— Ma foi, mon cher, bien te prend d'être mon
cousin , ajouta le mousquetaire, j'allais te proposer
de nous couper la gorge , pour t'enseigner à ménager
tes épithètes.
— Qu'à cela ne tienne , si tu en as la fantaisie, je
suis à tes ordres, répondit Gaston, de qui les res-
sentiments se réveillaient en foule.
— Non pas , je ne tue jamais mes débiteurs , et tu
me dois cent louis. Ah! si ce n'était pas loi, je me
passerais cependant l'envie de dégainer , ne fût-ce
que pour me distraire un peu. Gaston , tu vois de-
vanttesyeu.N leplusinfortuné des mousquetaires gris.
— Toi?
— Moi-même, César de Précorbin. Ne te fie ja-
mais aux femmes , mon ami : la plus innocente est
fantasque comme le vent.
— Il me semble pourtant que tu n'as pas lieu d'être
très-mécontent, au train dont marchent tes galan-
teries!
— Je pensais précisément comme toi à minuit;
entre madame de Larsac et moi il n'y a plus qu'une
circonstance, me disais-je, eh bien! mon cher, celle
circonstance est au diable ; la cousine n'a jamais
voulu me permettre de la ramener chez elle, quo'
70
que j'aie pu lui dire, elle m'a traîtreusement laissé
au beau milieu de la rue , après m'avoir souhaité le
bonsoir par la portière de son carrosse. Au diable la
coquette!
Gaston soupira comme un homme à qui on enlève
un poids énorme de dessus la poitrine. Cependant
il reprit :
— Lorsque je t'ai rencontré filant au petit jour,
le manteau sur le nez , je te croyais en meilleure for-
tune.
— Hélas ! je reviens du logis d'une aimable per-
sonne qui m'a bien voulu prêter l'hospitalité sur ma
bonne mine. Me forcer à renouveler connaissance
avec uue maîtresse de l'an passé ! voilà une action
indigne que je ne pardonnerai jamais à madame de
Larsac , et je le lui ferai bien voir quand je serai son
mari.
— Quoi ! tu persévères après la mésaventure ! s'é-
cria Gaston.
— Sans doute; quand on fait le siège dune place,
il faut s'attendre à des sorties ; mais je ne suis pas
homme à me décourager , et jesaurai réduire l'ennemi
à se rendre à merci. Je vais de ce pas méditer à mon
plan de campagne.
En finissant ces mots, M. de Précorbin enfonça
son chapeau sur les yeux, rejeta son manteau sur
lépaule, et se dirigea vers la caserne des mousque-
taires d'un pas délibéré.
XI. de Boisroger était bien un peu rassuré sur les
résultats immédiatsdes entreprises de son formidable
cousin, mais les conséquences qu'elles pouvaient
avoir dans l'avenir lui paraissaient pleines de périls
pour un amour que la douleur avivait. 11 y réfléchis-
sait encore , lorsqu'il arriva à l'hôtel garni où il avait
retenu un appartement. Une lettre l'y attendait. Elle
était de M. de Plégneul , qui lui faisait savoir que de
nouvelles dispositions ne lui permettaient plus de
disposer de la main de sa nièce en sa faveur, comme
un instant il en avait eu l'intention.
Gaston retourna l'épître en toussens pour y trouver
le motif secret qui avait pu déterminer le comman-
deur. Ne pouvant y parvenir, il jugea que le mieux
serait de lui en demander l'explication à lui-même,
et sans prendre le temps de changer de costume, il
sauta dans un fiacre qui le conduisit chez le gentil-
homme berrichon.
Le commandeur ne se fit pas prier pour lui avouer
qu'il avait de grandes craintes sur la manière dont il
administrerait la fortune de mademoiselle Victorine.
— Les cartes en mangeraient la moitié et les dès
le reste, lui dit-il en finissant.
Gustave le considéra avec stupéfaction. Il avait
joué la veille pour la première fois de sa vie.
— Ce n'est pas, monsieur, reprit-il, que je tienne
â vous faire revenir sur votre résolution, mais je
me dois à moi-même de vous faire revenir sur l'opi-
REVUE PITTORESQUE.
nion que vous avez de mon caractère. Lejeu et moi ,
nous sommes tout à fait étrangers l'un à l'autre.
— Peste, des étrangers qui se connaissent depuis
le berceau! repartit le Berrichon.
Gaston allait répliquer vertement, lorsque M. de
Plégneul l'arrêta tout net, lui faisant part des révé-
lations de madame de Larsac.
M. de Boisroger rompit l'entretien et se retira. Son
premier mouvement fut de courir chez sa cousine
pour lui demander compte d'une conduite aussi in-
juste qu'inexplicable.
Madame de Larsac le reçut dansunboudoir écarté.
Quand il entra, le premier désir de la jeune veuve fut
de se lever et de courir à lui; mais une émotion ir-
résistible la cloua sur son fauteuil , et ce fut en bal-
butiant , et sans oser même le regarder , qu'elle lui
fit signe de s'asseoir. Gaston prit son trouble pour
du dédain; son cœur se serra horriblement.
— .le devrais vous haïr , lui dit-il enfin , et je sens
que je n'en ai pas la force.
— Me haïr, et pourquoi? s'écria-t-elle en levant
sur Gaston ses beaux yeux humides.
Le pur éclat de son regard arriva jusqu'au cœur
de Gaston ; mais le souvenir de la calomnie raffer-
mit son courage ébranlé.
— Vous le saurez bientôt, madame, conlinua-
t-il ; mais si malheureusement j'ai un motif suffisant
pour vous devoir haïr, de quel crime me suis-je
donc rendu coupable pour que vous me détestiez si
cruellement?
— Je vous déteste, moi! s'écria encore madame
de Larsac.
Une flamme si vive brilla dans les yeux de la vi-
comtesse, il y avait dans son cri une innocence si
pleine do surprise, tant de douloureux étonnement,
qu'un amoureux plus habile que Gaston y aurait lu
un aveu. Mais il se tenait en garde contre son émo-
tion, et, bien qu'une secousse électrique eût préci-
pité le cours de son sang, il reprit :
— De quel nom voulez-vous que j'appelle le rap-
port que vous avez fait à M. de Plégneul? Est-ce
médisance ou seulement espièglerie?
Madame de Larsac ne s'attendait pas à cette at-
taque. Elle rougit, et, trop novice dans l'art de se
composer un maintien , elle baissa les yeux sous le
regard de Gaston , et balbutia quelques mois sans
suite.
Mais M. de Boisroger continua d'une voix altérée :"
— Je n'attendais pas un grand bonheur d'une
union que je souhaitais plutôt par lassitude que par
désir. Dieu m'est témoin que je n'aimais pas made-
moiselle de Plégneul ; et, à ne consu Iter que mes sen •
timents , peut-être devrais-je vous remercier d'avoir
rendu impossible un mariage dont la pensée seule
m'affligeait. Mais je n'y puis voir que le désir de me
nuire, cl cette découverte m'a percé le cœur.
MADEMOISELLE DE
Delphine était agitée de mille sensations confuses,
el ses beaux yeux (imiclement levés sur Gaston les
exprimaient avec la plus tendre éloquence. Mais
Gaston se cuirassait contre les effluves de leur ma-
gnétisme amoureux , et voulait n'y rien voir que le
manège d'une coquette qui, la veille encore, avait
eu les regards les plus complaisants pour César de
Précorbin.
— Ainsi, dit-elle en hésitant, vous n'épouserez
pas mademoiselle de PlégneuT?
— Non; ni elle, ni une autre; maintenant je ne
me marierai jamais.
— Jamais? reprit-elle avec le plus doux éclair qui
puisse illuminer les yeux d'une femme.
— .lamais, ajouta-t-il avec un soupir.
Delpfiine avait bonne envie de lui prouver qu'il
mentait. Elle eut un instant la folle pensée de se
jeter à son cou et de lui demander bien bas, entre
deux baisers, si rien ne le ferait changer de réso-
lution.
On ne peut savoir si elle aurait obéi à sa fantaisie ,
et quel tour aurait pris l'entretien , les femmes ayant
prouvé qu'en matière de soudaines extravagances il
n'est rien qu'elles ne puissent oser, lorsque la porte
du boudoir s'ouvrit devant la demoiselle d'honneur.
En entrant, elle adressa à M. de Boisroger un
sourire qui déplut fort à madame de Larsac. Il aug-
menta le déplaisir qu'elle éprouvait à voir inter-
rompre un tète-à-tète où son cœur était inlerressé,
et pendant quelques minutes la conversation languit.
La demoiselle d'iionneur lui donna une nouvelle
vie en demandant à madame de Larsac ce qu'il fal-
lait penser d'une nouvelle dont on l'avait entretenue
le matin même.
— 11 n'est bruit, dit-elle, que de votre prochain
mariage avec le duc de T. , qui commande une com-
pagnie dans la maison du roi.
Gaston pâlit.
Madame de Larsac s'en aperçut et se récria vive-
ment.
— On en parle pourtant comme d'unechose décidée.
— Il n'en est rien, vraiment. C'est un projet que
ma parente, madame d'illois, s'était mis en tête,
mais je ne m'y suis même pas arrêtée. .le crois
qu'elle aura bavardé, comme c'est sa coutume .
M. de Boisroger ne voulut pas en entendre da-
vantage. Il se leva.
Madame de Larsac , aussi douloureusement émue
que lui, l'accompagna jusque sur la porte, sans
prendre garde au malin sourire de la demoiselle
d'honneur , dont elle maudissait la présence.
— Vous reveçrai-je? lui dit-elle tout bas.
— M. de Boisroger aura l'honneur de revoir ma-
dame de Larsac, répondit-il amèrement , mais Gas-
ton ne reverra [)lus Delphine.
En achevant ces mots, M. de Boisroger s'inclina
LA MANCELIÈRE. "1
jusqu'à terre et se retira, lais.sant sa cousine atterrée
et les yeux pleins de larmes.
11 y eut, le soir même, grand conseil privé entre
madame de Larsac et sa confidente intime , made-
moiselle Lise; mais mademoiselle Lise, malgré la
fertilité de son imagination et son habileté à trouver
des ressources, ne parvint pas à tirer sa maîtresse
d'embarras. L'honnêle fdie ne comprenait pas , dans
son for intérieur, qu'on eût tant de peine à s'entendre
quand on s'aimait franchement. Lorsque par aven-
ture la chose lui était arrivée, elle en avait pris ré-
solument son parti. Mais madame de Larsac avait
de ces délicatesses qui ne peuvent entrer dans le
cœur d'une soubrette. D'un mot elle aurait pu dis-
siper l'erreur où Gaston était tombé , mais ce mol
elle ne pouvait le prononcer sans faire un aveu
qu'une femme jeune et honnête, pour si éprise qu'elle
soit, hésite toujours à exprimer. Les apparences la
condamnaient certainement , elle comprenait donc
que M. de Boisroger eût l'ame froissée; mais, d'un
autre côté, elle ne comprenait pas qu'il n'eût pas
mieux interprété le trouble où sa présence l'avait
jetée. Dans son dépit, elle allait jusqu'à l'accuser de
maladresse, et se disait qu'elle était bien bonne de
tant s'inquiéter d'un garçon qui ne savait rien de-
viner. Alors elle jouait un air sur le clavecin, chan-
tait une ariette, chiffonnait ses rubans, lisait le
roman du jour, puis retombait dans ses perplexités.
Les choses durèrent ainsi quelque temps , vingt fois
Delphineeutla pensée d'écrire à Gaston: mais, quand
elle avait tracé quelques mots, elle repoussait le
papier bien vite, ne sachant comment terminer, la
plume à la main, ce qu'elle n'aurait pas osé com-
mencer face à face. Le temps des jeux était passé ;
madame de Larsac pleurait parfois ; souvent elle
tressaillait lorsque la porte de son salon s'ouvrait
avec fracas; son cœur battait au bruit des roues
ébranlant la cour de son hôtel ; ses nuits étaient agi-
tées, ses rêveries impatientes; elle passait des
heures entières le visage collé aux vitres d'une fe-
nêtre qui donnait sur la rue pour épier le retour de
l'ingrat. Quand elle se couchait le soir après une
journée d'attente fiévreuse , elle se prenait à regret-
ter bien fort l'époque où son sommeil était calme ,
où aucim frémissement ne troublait la paix de son
âme. Et si quelque fée avait voulu , d'un coup de
baguette , lui rendre ce passé frais et reposé , elle
s'y serait bien vite refusée. Ses ennuis lui étaient
chers; ses peines la berçaient délicieusement.
Depuis sa sortie de chez madame de Larsac, Gaston
avait complètement rompu avec ses anciennes ha-
bitudes : le timide jeune homme était devenu un
hardi cavalier qu'on rencontrait au jeu de paume ,
au Palais-Royal , dans tous les cabarets où allait la
meilleure et la plus bruyante compagnie; le chapeau
sur l'oreille, le jabot chiffonné, le poing sur la han-
"-' REVLF PITT
cl»', i; lianliiil lescuiili.s^es , ft'iiiiiiliiil (lall^ les salles
ii'armes el menait la vie la plus débraillée qui se
put voir. M. de Piécorbin s'était chargé de le polir
aux belles manières, et sous une telle direction
IM. de Boisrogerne pouvait manquer d'aller fort loin.
Mais, sous lécorce du mauvais sujet, on relro:vait
bientôt l'honnête amoureux : au beau milieu des
soupers les plus tapageurs, lorsque les assieir. = com-
mençaient à voler par les fenêtres, il lui arrivait de
pousser de himenlables soupirs. Il criait plus fort
que les autres, au besoin; mais il ne pouvait s'é-
gayer, et , vers minuit, quand ses camarades par-
laient d'éteindre les bougies, il s'en allait le long
de la I ière regarder les étoiles dans l'eau. Le mous-
quetairi lui avait fait faire la cûniKii-;sance d'ai-
mables personnes qui ne demandaient pas mieux
que de façonner les éducations mal ébauchées. En
le leur présentant , il n'avait dit que ces trois mots :
C'est mon cousin. Mais à ceux qui savaient quel
homme c'était que César de Précorbin, ces trois mots
sufli^aient. On fit fêle au gentilhomme, et il ne tint
qu'à lui de prendre ses grades dans la carrière des
galanteries. Mais, sur ce chapitre-là, M. de Boisro-
ger était plus farouche qu'un chartreux. Ce n'est pas
qu'il y mît de la mauvaise volonté , mais il ne pou-
vait s'empêcher de penser à une b; !'e cousine auprès
de laquelle toutes les femmes du mondr lui semblaient
laides , et lorsque le moment venait de franchir le
Rubicon des bonnes fortuoe^ , il s'enfuyait soudain
co.T.me Joseph de chez Puliphar.
Selon qu'il faisait beau ou mauvais, qu'on avait
l'humeur folâtre ou le tempérament bilieux ; ou
riait aux éclals ou on se fâchait horriblement. Mais
Gaston se souciait de la colère comme de la gaieté.
On parla bientôt beaucoup de l'étrange gentilhomme
que M. de Précorbin avait lancé dans le monde; on
fit à son sujet les plus curieux paris; et si M. de
Boisrogcr avait voulu profiler de sa position , il au-
rait fait les plus grands ravages parmi les comé-
diennes du temps. Mais c'est à quoi il ne songeait
nullement. Il lui suffisait d'avoir les dehors de la
rouerie sans en avoir les profits, afin de laisser
croire à madame de Larsac qu'il se résignait aisé-
ment à ne pas lui plaire.
Tandis qu'il fréquentait les demoiselles de l'Opéra,
M. de Précorbin continuait ses assiduités auprès de
madame de Larsac. Il avait converti ses escarmou-
ches et ses assauts en un système de circonvallations,
si bien que l'impétueux mousquetaire en agissait
avec la jeune veuve comme le maréchal de Noailles
aurait pu le faire devant Maéstricht ou Berg-op-
Zoom. Qua'id on le raillait sur sa patience, il disait
qu'un général doit connaître toutes les stratégies, et
que , de force sans égale sur les batailles en rase
ciimpagne, il voidait savoir si un siège régulier lui
réussirait aussi bien.
OHIiSOL'É-
Madame de Larsac l'accueillait volontiers, parce
qu'elle en tirait adroitement des nouvelles de Gaston,
et Gaston le recherchait afin qu'il lui parlât de ma-
dame de Larsac : ce qu'il faisait des deux côtés avec
la plus charmante indiscrétion. Gasion n'avait donc
pas tardé à comprendre que le prétendu mariage avec
M. le duc de T... était un bruit de ruelle, mais le
chapitre des calomnies restait tout entier, et M. de
Boisroger fit bien voir à sa cousine qu'il s'en sou venait.
Madame de Larsac l'ayant un jour rencontré chez
madame d'Illois, elle lui fit entendre qu'elle savait
de quelle manière il vivait.
— Cherchez-vous le bonheuret l'avez-vous trouvé'?
lui dit-elle.
— Je ne cherche rien qu'à ne pas donner un dé-
menti à vos paroles.
Elle attacha sur lui un regard interrogateur.
— Vous m'avez prêté un vice qui est le père de
tous les aulres. Voilà où le jeu m'a conduit, repiit il
avec un sourire amer.
Mais M. de Boisroger se donnait les gants de vices
qu'il n'avait pas; bien difi^érent en cela de ces per-
sonnes qui se font un masque de la vertu , il se van-
tait hautement d'une rouerie qu'il aurait été au dés-
espoir de pratiquer. Las enfin d'une vie creuse où
il n'y avait de réel que l'ennui, il se résolut, une
nuit qu'il livrait aux brises fugitives toutes les élé-
gies de son âme , de prendre un parti violent. On
venait d'équiper une escadre pour l'envoyer aux
Antilles; un jeune homme brave et ayant quelque
instruction pouvait espérer de faire son chemin en
ce lointain pays , et le pire qu'il dût lui arriver , c'é-
tait de mourir sous les balles des Anglais. Gaston se
décida à solliciter un emploi honorable dans cette
expédition , et dès le lendemain il se mit en cam-
pagne. Comme il était de bonne mine et qu'd portait
un nom connu dans les bureaux du ministère de la
marine, ses sollicilations eurent un bon résultat et
il obtint la promesse d'un commandement à la Mar-
tinique.
Quand M. de Boisroger fit part de ce beau projet
à M. de Précorbin , le mousquetaire haussa les
épaules.
— Que diable vas-tu chercher dans ce pays d'en-
fer? lui dit-il; les femmes y sont noires comme
l'encre, et les hommes perfides comme les cartes.
— J'y vais chercher fortune ; les gens déterminés
y font leur chemin , m'a-t-on dit , repartit Gaston ,
qui se gardait bien d'avouer son mal.
— Il y a des gens , mon cher , qui , sans quitter
le Palais-Royal , ont néanmoins un chemin infini.
— Eh bien ! dit l'autre brusquement , je m'ennuie
et veux me faire tuer.
— C'est différent , reprit César ; cependant je te fe-
rai observer qu'on meurt tout aus.-i bien en Flandre
el sur les bords du Rhin qu'aux Antilles. C'est se
ciumier bien du mouvement pour al'.er clicrcher au
loin les boulets qui sifflent pour tout le monde.
Une heure après, madame de Larsac était infor-
mée du projet de Gaston.
— Mais il est fou! s'écria-t-clle.
— Ou à peu près. Si je ne savais que mademoi-
selle Merise est toute disposée à lui être agréable en
toute chose , je croirais qu'elle lui a fait perdre la
tète.
— Vous dites qu'il va aux Antilles?
— A la Guadeloupe ou à la Martinique, à deux
ou trois mille lieues.
— Mais c'est un pays affreux!
— Les gens heureux y meurent d'un coup de ca-
non ; les autres sont emportés par la fièvre jaune,
tués par les serpents ou empoisonnés par les nègres.
Delphine ne voulut pas en entendre davantage ;
elle renvoya M. de Précorbin sous un prétexte quel-
conque , jeta un mantelet sur ses épaules, Ht atteler
sa voilure et se rendit chez le ministre de la marine.
Une jolie femme avait en ce temps-là ses entrées
partout.
Delphine exposa nettement au ministre qu'elle
avait une grâce à lui demander. Le ministre lui ré-
pondit que c'était absolument comme si elle l'avait
déjà obtenue.
— Il s'agit de certaines places que vous avez à
donner pour les Antilles.
— J'entends. Elles sont fort recherchées. Cepen-
dant je vous dirai, entre nous, que la Martinique
n'est pas le Pérou.
— Il ne vous en sera que plus facile de vous
rendre à ma prière.
— Dites à vos ordres. Que vous faut-il? un pro-
tégé à nommer , un importun à écarter, un ami a
pousser?
— Moins que cela : un parent à destituer.
— C'est on ne peut pas plus aisé.
— Ainsi vous consentez ?
— Sans peine, et vous ne m'en devez avoir aucune
obligation. C'est vous qui m'apportez une place quand
je croyais que vous vouliez en solliciter une. Com-
ment s'appelle monsieur votre parent?
— Gaston de Boisroger.
— Le fils de M. le baron de Boisroger, capitaine
de vaisseau ! il avait des litres aux bontés de Sa
Majesté, et m'était vivement recommandé. .l'ai là
sa nomination sous les yeux.
— Je m'en empare et la déchire.
— Il ne méritait pas les honneurs du roi , puis-
qu'il a su vous déplaire.
— Mais j'exige plus encore.
— Parlez.
— Votre promesse de lui refuser tout comman-
dement s'il s'avisait de solliciter de nouveau.
— Vous ne demandez que des choses faciles,
MADEMOISELLE Dli LA MANCELIËRE. 73
quand vous auriez le droit de vouloir des choses
impossibles.
— Mais qu'exigerait-on en retour? dit-elle co-
quettement, en prenant congé du ministre.
— Rien que voire reconnaissance.
— La plus prodigue des vertus! Vous comprenez
bien, monsieur le ministre, que je ne suis pas assez
riche pour payer l'intérêt de cette dette-là.
A quelque temps de là, lorsque M. de Boisroger
se présenta au ministère pour retirer son brevet,
on lui apprit qu'un autre venait d'èlre nommé à sa
place. Indigné , il voulut savoir quelle influence avait
]iu lui arracher une nomination qu'il était en droit
de regarder comme assurée, ayant la parole du mi-
nistre, et il ne tarda [)as à reconnailre que sa cou-
sine était la seule cause de sa disgrâce.
— Si j'avais pu conserver une illusion, lui dit-il à
leur première rencontre, vous me l'auriez enlevée.
— 11 vous en reste une encore , lui répondit-elle;
celle-là surtout vous la penlrez.
Gaston la suivit des yeux tandis qu'elle s'éloignait,
mais sans pouvoir comprendre ses paroles.
Privé du commandement qu'il espérait aux An-
tilles, M. de Boisroger essaya tout de bon de chasser
le souvenir qui survivait à toutes les angoisses dans
son cœur. Une actrice, mademoiselle Merise, de la
Comédie italienne, c'est la même dont M. de Pré-
corbin avait parlé à madame de Larsac , se prêta
de la meilleure grâce 'Ju monde'à l'aider dans cette
difficile entreprise. C'était une bonne personne , tou-
jours gaie, qui n'avait rien à elle, son cœur surtout,
et qui, voyant le beau gentilhomme toujours mé-
lancolique, s'était imaginée qu'une belle fille serait
un remède souverain pour le rendre à la joie. Au
plus fort de sa passion, alors qu'elle s'évertuait le
plus consciencieusement à le guérir de ses chagrins ,
un certain marquis de Villermé qui était la monnaie
de M. de lîichelieu, s'avisa de lui faire la cour. Made-
moiselle Merise était , à sa manière , une très-honnèle
personne. Elle ne prenait pas la peine de compter
ses amants; mais elle se serait reproché comme une
vilaine action d'en tromper aucun. Comme elle ne
se cachait pas pour avouer qu'elle aimait et qu'elle
n'hésitait pas à dire le contraire quand ses feux
s'éteignaient , elle avait supprimé de sa vie, ainsi
qu'une charge incommode , la ruse et les roueries.
Aux premiers mots de M. de Vdlermé, elle l'arrèla
tout net.
— Vous êtes un très-aimable gentilhomme . lui
dit-elle , mais je ne vous aime pas. Restons bons
amis et n'en parlons plus.
— Mais je vous adore, reprit-il, et n'ai jamais vu
d'aussi beaux yeux que les vôtres. Ils brillent de
mille feux, et je donnerais volontiers tous les dia-
mants de ma grand'mère s'ils voulaient devenir aussi
lendres qu'ils sont séduisants.
7i
REVUE PITTORESQUE.
— Tous les diamants du monde n'y feraient rien.
J'aime mieux le petit doigt de M. de Boisroger que
des monceaux de pierreries.
— Vous me ferez mourir de désespoir.
— J'en serais bien fâchée; mais, si vous mourriez»
je ne saurais qu'y faire.
— Que voulez-vous donc que je devienne?
— Attendez, je ne sais pas ce que je penserai demain.
( Mademoiselle Merise. )
— M. de Villermé attendit. Mais, vovant , au bout
d'un mois ou deux , que tous les jours avaient des
lendemains pareils , il renoua la conversation au
(loint où il l'avait laissée.
Mademoiselle Merise partit d'un éclat de rire.
— Quoi ! vous y pensez encore? dit-elle.
— Plus que jamais; mais c'est bien à vous à me
reprocher ma constance? Ne vous voit-on pas tou-
jours éprise de M. de Boisroger.
— J'en suis étonnée la première. C'est un miracle !
— Je ne crois pas aux miracles.
— Il faudra bien cependant vous convertir.
— Je ne demande pas mieux, si vous voulez être
ma patronne.
— Mon cher marquis, je suis encore trop novice
pour me charger du salut de deux âmes à la fois.
— Ainsi , vous vous refusez bien décidément à
me donner ma part de paradis?
— Adressez-vous à mes camarades. Il y a parmi
elles des anges pleins de charité.
— Eh bien 1 morbleu , je vous ferai voir qu'il n'y
a pas de sainte qui ne pèche trois fois par jour.
— Et moi , je vous ferai comprendre qu'il n'y a
pas de diable qu'on ne puisse exorciser.
La sonnette du régisseur retentit et mademoiselle
Merise, riant comme une folle, salua le marquis.
Ce fut alors un combat en règle. L'attaque était
vive, mais la défense ne lui cédait en rien. M. de
Villermé, qui s'était piqué au jeu, envoyait chaque
jour les billets les plus enflammés, les plus beaux
fruits de la saison et les cadeaux les plus galants.
Mademoiselle Merise lisait les lettres, mangeait les
fruits et renvoyait les cadeaux. Toute la comédie
italienne assistait au tournoi et chacun pariait pour
ou contre M. de Villermé. M. de Boisroger était peut-
être, de tout ce monde, celui qui s'intéressait le
moins au résultat.
La veille d'un jour où l'on devait donner une co-
médie nouvelle au Théâtre Italien , M. de Précorbin
avait invité à souper les compagnons de ses plaisirs,
parmi lesquels M. de Boisroger et M. de Villermé
tenaient le premier rang. Mademoiselle Merise et
plusieurs de ses camarades étaient au festin.
Ainsi qu'on le pense bien, la sagesse n'avait que
MADKMOISELLE DE LA MANCELIËRE.
faire en un pareil lieu; on déraisonnait au premier
service. Un garçon s "étant avisé de placer des ca-
rafes sur la table , M. de Villermé les fit sauter par
la fenêtre et proposa de faire prendre au pauvre
diable le même chemin , pour lui enseigner à com-
mettre de semblables impertinences.
M. de Précorbin intervint. — 11 faut lui pardonner
pour cette fois, dit-il.
— Alors qu'il se grise ou je l'assomme, reprit
M. de Villermé.
Le garçon jura qu'il n'aurait garde de désobéir.
Lorsque , deux heures plus tard , fidèle à son ser-
ment, il arriva en trébuchanl pour étaler avec ses
acolytes le dessert sur la table , les tôles étaient dans
un état impossible à décrire. M. de Villermé s'était
rapproché de mademoiselle Merise.
— Vous me fuyez toujours, inhumaine, lui dit -il.
Prenez garde que je ne me venge.
— Et comment , s'il vous plaît?
— Eh parbleu ! en vous sifflant demain à votre
entrée.
— Ce serait infâme! s'écria mademoiselle Merise.
— Que dites-vous donc? demanda Gaston au bras
de qui la comédienne s'était suspendue.
— Je dis que demain je sifflerai mademoiselle
.Merise pour lui apprendre à s'être jouée du marquis
de Villermé.
— Et je vous ferai rentrer le silïlet dans la gorge
avec la pointe de mon épée, répondit froidement
Gaston.
Le marquis tendit la main à son rival.
— A demain donc à la Comédie italienne , reprit-il.
Mademoiselle Merise sauta au coup de Gaston.
Pour cette fois elle se crut aimée.
M. de Villermé eut beaucoup de peine, le lende-
main, à se souvenir de ce qu'd avait dit la veille.
Jamais, s'il avait eu sa raison, il n'aurait tenu un
pareil propos, dont alors il se sentait humilié ; mais
il y avait eu une provocation publique, il crut son
honneur engagé à poursuivre jusqu'au bout sa folle
menace.
— Tu es un fou , lui dit M. de Précorbin.
— C'est possible , reprit l'autre. Mais comment
ferais-tu si tu étais à ma place?
— Comme toi.
.Madame de Larsac n'avait pas tardé à être infor-
mée de l'aventure : son dépit fut extrême en appre-
nant que M. de Boisroger allait mettre son épée au
service d'une comédienne , et ce jour-là elle fut tout
sourire et toute grâce pour l'heureux mousquetaire.
Mais quand vint le soir, elle ne put s'empêcher de
se rendre à la Comédie italienne pour voir comment
les choses se passeraient. M. de Villermé était dans
les coulisses, où M. de Boisroger se montra bientôt.
Le mousquetaire accourut. Il était radieux.
— Si tu as dans ta bourse une centaine île louis
dont tu ne saches que faire, prête-les-moi, lui dit
César. Je suis à sec d'argent , et je prévois qu'il m'en
faudra prochainement.
Ici le gentilhomme appliqua une chiquenaude à
son jabot, que constellaient quelques grains de ta-
bac. Puis il ajouta :
— Entre nous, je t'avouerai que la dame s'est af-
folée de moi. Il ne serait pas impossible qu'elle se
rendit tout à l'heure , et je dois être en état de faire
quelque figure a la noce. La veille d'un duel, qu'a-
t-on besoin de louis d'or? tandis que la dame exi-
gera peut-être que je l'enlève. Les femmes sont si
capricieuses !
Gaston jeta sa bour.se au mousquetaire, et marcha
droit au marquis.
— La pièce va commencer, monsieur, lui dit-il,
me permettrez-vous de vpus demander en quel en-
droit il vous sera agréable de vous asseoir , afin que
j'aie l'honneur d'être en votre compagnie?
Le marquis s'inclina poliment.
— Aux fauteuils d'orchestre, lui dit-il , si la place
vous convient, monsieur le baron.
Gaston lui fit signe de marcher et le suivit.
Lorsque les deux jeunes gentilhommes entrèrent,
tous les yeux se dirigèrent vers eux. L'histoire du
défi avait circulé , et l'on voyait se pencher hors des
loges et des galeries les tètes des plus jolies femmes
de la cour.
Quand la toile se leva, un grand silence se fit.
On laissa passer les premières scènes sans aucun té-
moignage extérieur d'iinprobation ou d'approbation.
Les deux gentilhommes causaient en échangeant
leurs observations sur le mérite de la comédie et
des acteurs. Enfin mademoiselle Merise parut. Elle
tremblait , et s'approcha de la rampe en hésitant.
Tous les regards se tournèrent vers M. de Villermé.
Tirant de sa poche un petit sifflet d'or, il en appro-
cha le bout étiiicelant de ses lèvres, et un son aigu
traversa le théâtre. M. de Boisroger se leva grave-
ment , arrêta le bras de M. de Villermé , et de l'autre
main toucha la garde de son épée. Le marquis le
salua, remit son instrumeut dans sa poche, et tous
deux se rassirent.
Cet incident avait été si rapide, que ceux qui n'é-
taient pas dans le secret n'avaient rien pu compren-
dre à la pantomime des deux gentilshommes ; mais
madame de Larsac ne perdit pas un seul de
leurs gestes, et leur signification était assez claire
pour elle.
Pendant l'entr'acte , les adversaires sortirent un
instant et leurs amis les rejoignirent au foyer du théâ-
tre. Bientôt M. de Précorbin rentra, riant comme
un fou , dans la loge de madame de Larsac.
— Que s'est-il donc passé? lui demanda vivement
la vicomtesse.
— M. de Villermé eût été digne de combattre
76
REVUE l'ITTORESyUE.
dniis hi iiuiiïon du rui u Foiileiiuy. dit -il. Comme
M. de Boiàroger insistait pour se battre sur l'heure
et sous le premier réverbère, il l'a prié de remettre
leur rencontre à la fin de la pièce. — Je dois, a-t-il
dit, une réparation à mademoiselle Merise et veux
lui prouver par mes applaudissements que , si demain
elle était privée du secours de votre épée , elle trou-
verait en moi un défenseur tout prêt à la protéj;er,
M. de Boisroger a consenti et le duel est remis au
dénoûment.
— Lesparolesde M. de Villermé laisseraient suppo-
serqu'ilest assuré deiriompher. Est-ildoncsi redou-
table à l'escrime? reprit Delphine d'une voix émue.
— Le résultat du duel ne peut èlre un instant
douteux. M. de Boisroger sera tué inévitablement.
M. de Villermé n'a pas de rival, l'épée à la main ; il
embrochera ce pauvre Gaston comme une mauviette.
Delphine devint toute [làie.
— Mais je serai là , reprit M. de Précorbin , et je
vous promels que les choses se passeront en con-
science.
Comme le rideau allait se relever de nouveau ,
madame de Larsac quitta sa loge.
— Veuillez , je vous prie, dit-elle à M. de Pré-
corbin, donner ordre à mes gens de faire avancer
ma voiture, je me sens indisposée.
— Mais vraiment vous êtes plus blanche que vos
deniclles. Me permeltrcz-vous de vous accompagner?
— C'est inutile, j'ai besoin de repos et me cou-
cherai en rentrant.
A peine fut-elle assise dans sa voiture que ma-
dame de Larsac cria au cocher de la conduire au
plus vite chez M. le duc de T...
M. le duc était alors avec sa compagnie aux Tui-
leries , et elle eut quelque peine à pénétrer jusqu'à
lui. Mais à son nom , il donna ordre qu'elle fût in-
troduite.
— Je travaillais avec le ministre de la guerre ,
lui dit-il, mais j'ai mis les affaires de l'état à la
porte pour vous recevoir. Dois-je remercier la for-
tune qui vous envoie"?
— Vous n'en devez remercier que votre obligeance
à venir en aide, en toute occasion, à la veuve de
M. de Larsac , votre ami , et l'étourderie d'un gentil-
homme qui m'oblige à recourir à vous.
— Si je connaissais ce gentilhomme, je voudrais
lui prouver ma gratitude.
— Vous le pouvez sans peine.
— Auriez-vous quelque faveur à solliciter pour lui ?
— Oui , monsieur le duc.
— Laquelle?
— Une lettre de cachet.
Le duc de T... regarda madame de Larsac avec
étonnement.
— Ce gentilhomme vous aurait-il manqué de res-
pect? reprit-il.
— Oh I mon Dieu non , il est bien trop occupé de
comédiennes pour songer à moi ! Mais c'est bien
assez qu'il se ruine sans s'exposer à être tué; il a
follement provoqué en duel un gentilhonune qui a
une terrible réputation; ils doivent se battre dans
deux heures, et j'aurais le plus grand dé-ir d'en-
voyer l'un d'eux coucher en prison. Sa Majesté a
bien quelque chambre vacante au service de sa no-
blesse à la Bastille?
— S'il n'y en avait pas, on en trouverait.
— Eh bien, je vous saurais le plus grand gré, si
vous m'aidiez à lui procurer un logement on ce sé-
jour,
— Mais ne serait-il pas plus simple d'y envoyer
le terrible gentilhomme dont l'épée est si redoutable?
reprit le duc avec un malin sourire.
— Oh ; je ne m'intéresse pas à lui , répondit naïve-
ment Delphine.
— En effet, on ne peut avoir de ces attentions
pour tout le monde , dit le duc en inclinant ses lèvres
sur la main de madame de Larsac.
Elle se sentit rougir sous le regard du grand sei-
gneur et baissa les yeux.
— C'est qu'il est mon parent, balbutia-t-elle
— On l'est toujours dans ces occasions- là; car,
lorsqu'on ne l'est pas, on le devient.
Vne heure après, au moment où Gaston et M. de
Villermé, en compagnie de leurs témoins, s'arrê-
taient sous un réverbère, derrière le Luxembourg,
un exempt se présenla devant eux , sa baguette à la
main.
— Lequel de vous est monsieur le baron de Bois-
roger? dit-il.
— C'est moi , monsieur , répondit Gaston ; que me
voulez-vous?
— Je ne veux rien que votre épée, et vous prier
de me suivre à la Bastille.
— Moi! c'est impossible! quel crime ai-je donc
commis?
— Je l'ignore ; mais je suis porteur d'un ordre que
je dois exécuter. Lisez.
L'e.xenipl présenta la lettre de cachet à M. de Bois-
roger. Elle était revêtue de la signature du lieute-
nant de police. Gaston se résigna.
MADEMOISELLE ME LA MANCELIEKE. 77
— Voici mon épée, dit-il à l'exempt. Je vous suis.
— Quel fâcheux contretemps! s'écria César de
Précorbin! Si tu n'avais pas été tué, tu aurais pu
assister à mes noces.
Cotte exclamation aida M. de Boisroger à tiouver
la perspective de son emprisonnement moins désa-
gréable. Il serra la main à M. de Villermé et monla
résolument dans le fiacre que l'exempt a\ai( eu l'at-
tention d'amener avec lui.
A son arrivée à la Bastille, M. de Boisroger fut
enfermé dans une petite chambre, où il euttoutle loi-
sir de se livrer a ses réflexions. Il avisa dans"un coin
un lit orné de rideaux de serge verte qui l'invitait
au sommeil. Il s"y coucha, et, tandis qu'il rêvait aux
aventures étranges qui lui procuraient un logement
dans les prisons de Sa Majesté , il s'endormit. Gaston
avait vingt-quatre ans.
Il rêvait que Delphine, changée en papillon, vol-
tigeait autour d'un parterre où lui-même se balan-
çait sous la forme d'une belle rose , lorsque le bruit
d'une porte qu'on ouvrait le réveilla en sursaut.
Gaston se dressa sur son séant et vit , au milieu
de la chambre , une espèce de valet, qui , le chapeau
à la main , lui demandait s'il voulait bien faire à M. le
gouverneur l'honneur de le recevoir. Gaston se frotta
les yeux et se souvint qu'il était, à la Bastille.
— Tout l'honneur sera pour moi, dit-il; priez
M. le gouverneur d'entrer.
Le gouverneur paraissait être un fort galant
homme. Il commença par s'excuser auprès de M. de
Boisroger d être venu interrompre son sommeil de
si grand malin.
— Mais j'avais liàle, lui dit-il, de vous présenter
mes regrets sur l'accueil qu'on vous a fait cette nuit.
— Je n'ai point à m'en plaindre, dit Gaston.
— Si le guichetier m'avait remis plus tôt la lettre
dont l'exempt était porteur, je me serais empressé
de vous conduire dans un autre logement. Veuillez
me suivre. Cette chambre n'est pas digne d'un gen-
tilhomme de votre mérite.
Gaston s'inclina, et, s'étanl habillé, il suivit le
gouverneur.
— Voici voire appartement , reprit l'officier en
s'arrétant dans une vaste pièce fort proprement
meublée et ayant vue sur le faubourg Saint-Antoine.
Veuillez vous considérer comme chez vous et agir
en conséquence. Vous serez servi par mes gens, à
moins que vous ne m'accordiez l'honneur de votre
compagnie à ma table.
78 RE\'UE PITTORESQUE.
— Vous me feriez croire, niunsieur, dit Gaston,
que je suis un personnage plus considérable que je
ne pensais. Poiirriez-vous m'apprendre quelle affaire
me conduit ici?
— Je l'ignore.
— Permettez-moi , du moins , de prévenir mes
amis , pour que l'un d'eus me procure les rensei-
gnements dont vous-même n'êtes pas instruit.
(Le Coin ciiicur.}
— Je regrette , monsieur , de ne i)ouvoir vous
donner cette consolation, mes ordres sont précis.
Vous ne devez recevoir personne.
— Ils me répondront, du moins ; leurs lettres me
tireront de cette incertitude.
— Je suis vraiment au désespoir, mais toute cor-
respondance vous est formellement interdite.
— Veuillez alors , monsieur le gouverneur, m'in-
former de ce qui m'est permis ; peut-être mettrez-
vous moins de temps à me l'apprendre qu'à me dire
ce qui m'est défendu.
— Il vous est permis de faire dans la Bastille ab-
solument tout ce que vous feriez dans une île dé-
serte ou la tempête vous aurait jeté. Un océan vous
sépare du monde ; vous devez en perdre le sou-
\enir.
L'entretien se prolongea quelques instants encore ;
mais, quelque pressantes que fussent les question*
de M. de Boisroger, il ne put apprendre à quelle
influence il devait son arrestation. Cependant le
gouverneur lui laissa comprendre qu'un personnage
important avait recommandé de le traiter avec tous
les égards qu'on doit à un honorable gentil-
homme.
A partir de ce moment , Gaston jouit de toute la
liberté dont on peut user en une prison d'état ; il
eut la facilité de se promener dans les préaux et
sur les terrasses, de puiser dans la bibliothèque du
gouverneur, de manger à sa table ou de rester chez
lui, à sa fantaisie; tout ce qu'il souhaitait, il l'avait
à l'instant , et rien de ce qui pouvait adoucir sa
captivité ne lui était refusé. Sauf la permission de
sortir et de recevoir ses amis, Gaston n'avait point
à se plaindre ; la chère qu'il faisait à la Bastille
était exquise ; l'appartement qu'il y occupait, beau-
coup plus agréable que la chambre de son hôtel
garni de la rue St-Thomas-du-Louvre; il y voyait la
meilleure compagnie, grands seigneurs et dignitaires
de l'état en disgrâce , tous prisonniers comme lui,
et cependant Gaston aurait de grand cœur donné un
furieux coup d'épée au malavisé personnage qui le
retenait sous clef comme une nonne. Ce n'est pas
qu'il regrettât mademoiselle Merise et la vie dissipée
où M. de Prêcorbin l'avait entraîné, mais il enra-
geait de se voir en captivité et de n'en pouvoir
connaître ni le motif ni la durée.
Si la séquestration rigoureuse où on le tenait,
unie aux égards dont il était l'objet, le surprenait
étrangement , il avait un autre motif de s'étonner
bien davantage encore. Une personne étrangère avait
l'attention délicate de lui envoyer chaque matin les
plus beaux fruits de la saison, le gibier le plus rare,
les livres les plus nouveaux. Aucun bout de papier,
aucun indice ne trahissait le nom de l'aimable per-
sonne qui se souvenait du prisonnier, un guichetier
recevait la corbeille des mains d'un commissionnaire
et la remettait à Gaston, qui, par cette voie, avait
déjà reçu le linge le plus riche et les habits les plus
frais.
Gaston distribuait les comestibles, prêtait les li-
vres, se parait des habits et se perdait en conjec-
tures sur l'origine de ces présents quotidiens. A
l'arrangement coquet de la corbeille , au choix des
objets qui la remplissaient, on devinait qu'une main
de femme avait passé par là. Des bourses et des
nœuds d'épée s'y trouvaient mêlés à des oranges, et
l'on découvrait des manchettes de dentelles sur une
bourriche succulente.
— Ce ne peut être que mademoiselle Merise qui
pense à moi. Pauvre fille, disait Gaston en nouant
autour de sou cou une cravate de batiste brodée.
Pauvre fille '.elle seule m'a vraiment aimé. Et moi'?...
Un matin, il fut tout surpris en voyant entrer dans
MADEMOISELLK DE LA JlANCtLlKUL.
sa chambre le comte César de Précorbin. A moitié
nu, il sauta de son lit dans les bras du mousquetaire.
Après les premiers embrasseraents , Gaston se re-
cula vivement. ^
— Hélas! dit -il, ma joie est bien égoïste! La
main invisible qui m'a frappé te frappe sans doute
aussi; tu viens partager ma captivité?
— Je viens te délivrer.
— Me délivrer?
— Parbleu ! oui.
— Voyons, César, ne badinons pas. Tu vas me
tirer de la Bastille, hors de ces abominables tours?
Tu as le pouvoir de m'emmener loin de ces murs
affreux ?
— Aussi loin que tu voudras de ces murs affreux
et de ces abominables tours, où cependant on mène
une vie de prince , si j'en juge par ces vénérables
bouteilles de vin de Bourgogne d'un bouquet exquis,
et ces perdrix dodues à faire damner un char-
treux.
— Mon ami , laisse-moi te serrer dans mes bras.
Que ne te dois-je pas!
— Tu ne me dois que cinq cents livres que tu as
perdues au pharaon la veille du jour de ton arres-
tation. Du reste, rien.
— Quoi ! ce n'est pas toi qui me sauves?
— Non, vraiment.
■ — Nomme-moi bien vite l'ami généreux qui me
rend à la liberté...
— Je le ferais volontiers, si...
— Je mets ma cravate et tu me conduiras vers lui.
— Je ne demanderais pas mieux, mais il y a une
petite dilTiculté.
— 11 n'est peut-être pas à Paris ! N'importe, nous
partirons ensemble. Nous le trouverons bien, fùt-il
au bout du monde.
— Ma foi, j'en serai charmé; au moins verrai-je
son visage.
— Que veux-tu dire?
— La vérité.
— Tu ne le connais pas?
— Je ne le connais pas.
— Que ne le disais-tu plus tôt?
— Eh ! palsambleu ! voilà une heure que tu me
coupes la parole quand j'ouvre la bouche pour te
l'apprendre!
— N'y prends pas garde. C'est la joie. J'en étouffe.
Embrasse-moi encore , César. Sais-tu que voilà une
aventure merveilleuse.
— C'est mon opinion.
— Je n'y croirais pas si elle était arrivée à un
autre qu'à moi. Comment se fait-il donc que tu
puisses me tirer d'ici?
— Voici l'ordre d'élargissement.
— En bonne règle vraiment. Si j'étais fils de prince
par hasard ! (lu'en dis-tu, César?
— Ce serait possible , si tu n'avais pas madame
la baronne Adéiai'de-Élisabeth-Irene de Boisroger
pour mère. Sa vertu te déshérite des bénéfices du
hasard.
— Mais tu ne me comptes pas comment cet ordre
est venu dans tes mains ?
— Comment diable veux-tu que je me fasse en-
tendre; tu parles toujours!
— Ne t'inquiète pas, je t'écoute tout de même.
— Je commence donc !
— C'était donc cette nuit, dit M. Précorbin; je
rentrais de bonne heure, vers minuit, comme un
moine, rêvant de la jambe de mademoiselle Margot,
une danseuse de l'Opéra. Je te la ferai voir.
— Qui ? la danseuse ou la jambe?
— L'une et l'autre. En remontant l'escalier, j'a-
vise mon valet Jolibois, qui faisait le guet.
— Jolibois ! tu n'as donc plus Courtois ?
— Je l'ai Chassé. Un drôle qui se grisait, et dont
la langue galopait , une fois qu'il avait bu un verre
de vin. Jolibois est discret comme un juge, et rangé
comme une vieille lille. Je lui donne dix écus de
gages ; il m'en vole deux cents, et nous nous enten-
dons à merveille. Si je meurs, je te le recommande,
il n'a pas son pareil pour remettre un billet doux et
chasser les créanciers.
— C'est un trésor.
— Jolibois s'avance et me remet une lettre. L'é-
criture m'était inconnue ; le cachet n'avait ni devise
ni armoirie. Je l'ouvre, etj'y trouve un ordre d'élar-
gissement avec ces mots : « M. Gaston de Boisroger
est à la Bastille. On estime que le séjour qu'il y a fait
lui aura été profitable. Mais il est temps qu'il finisse,
et M. de Précorbin est prié de lui porter demain
l'heureuse nouvelle de sa délivrance. » J'interroge
Jolibois, et j'apprends que la lettre a été remise par
un valet sans livrée. Je me couche, et, le matin, au
point du jour, je prends un fiacre qui me conduit a
la Bastille. Je montre l'ordre; les portes s'ouvrent,
et je m'élance dans la chambre du prisonnier, que je
trouve dormant comme un curé.
— Où as-tu laissé le fiacre?
— Là-bas, au guichet.
— Partons , mon ami , partons. J'imagine que je
suis promis à des deslins miraculeux. Un inconnu
m'emprisonne, un inconnu me délivre !
— Pardon, tu te trompes de la moitié.
— Qu'est-ce encore ?
— J'ignore qui a tiré les verrous ; je sais du moins
qui les a mis.
— Nomme-moi le traître! Morbleu ! je l'ai vingt
fois juré, celui-là ne mourra que de ma main.
— Va donc lupr madame la vicomtesse de Larsac.
— Delphine ! s'écria M. de Boisroger.
Il tomba sur une chaise et resta un instant acca-
blé comme un homme frappé d'un coup violent.
80 REVUE PIT
— C'est (le la haine ! c'est de la haine ! dit-il en-
lin. Mais qne hii ai-je donc fait, mon Dieu !
— Il ne faut point te désoler , reprit César , à qui
la pâleur et rabattement de son ami faisaient pitié.
Sait-on jamais pourquoi les femmes vous aiment ou
vous détestent? Les plusroués n'y comprennent rien,
.l'ai failli faire mourir d'amour une mercière de la rue
Saint - Honoré , parce que je portais mon chapeau
sur l'oreille, et la maîtresse de M. le duc de Tolignac
a eu la fantaisie de m'expédier aux Grandes-Indes
parce que j'avais un jabot de point d'Alençon. Ainsi,
console-loi. Tu aurais plutôt fait de trouver la pierre
philosophale que de chercher la cause de l'animosité
de ta cousine.
Cependant Gaston ne pouvait s'empêcher d'y pen-
ser.
— C'est inou'i! repiil-il lorsque tous deux se fu-
rent assis dans le fiacre ; il ne lui suffit pas de me
faire manquer ma fortune , il faut encore qu'elle me
fasse mettre en prison.
— Ah! dit le mousquetaire, ce n'est donc pas la
première fois que tu éprouves des effets de sa
haine ?
— La première fois! tu vas en juger toi-même. Un
digne gentilhomme me prend en amitié, sa nièce est
riche, il veut me la donner en mariage. Ma cousine
l'apprend, et, grâce à un système de calomnies fort
ingénieux, elle rompt nos projets.
— Au moment où tu allais te marier?
— Précisément. Plus tard on l'inslriiit que j'ai
obtenu une compagnie dans l'expédition qu'on ar-
mait à Brest pour la Martinique. Elle intervient, et
mon brevet est donné à un autre.
— Si bien que l'expédition met à la voile et te
laisse à Paris?
— Enfui, un brave gentilhomme se prend de que-
relle avec moi; je me fais un plaisir, pour me désen-
nuyer, de lui donner ou de recevoir un coup d'épée.
Mais j'avais compté sans ma cousine , et son amitié
me fournit l'occasion de loger dans les prisons du
roi. N'est-ce pas de la persécution? Je me propose
d'aller faire mes excuses à M. de Villermé, et de me
mettre à sa disposition pour regagner le temps que
je lui ai fait perdre.
— Mon très-cher, m'est avis que ce n'est pas lui
qui, dans toute cette affaire, a le plus perdu , reprit
César qui, tandis que Gaston parlait, était devenu
progressivement soucieux.
Bientôt même, absorbé par ses réflexions, il ne
répondit plus que par monosyllabes aux questions
de M. de Boisroger , et quand la voiture s'arrêta à
la rue Saint-Thomas-du-Louvre , M. de Précorbin
était tout à fait muet.
M. de Boisroger grimpa dans sa chambre , où, à
l'exception des meubles qui ne lui appartenaient pas,
il ne trouva ni malles, ni coffres, ni vêtements.
rORESQUE.
L'hôtelier, qui l'avait suivi , le bonnet a la main,
lui apprit que, durant son absence, force gens étaient
venus et avaient fait main basse sur tout. En par-
tant, ils avaient laissé aux mains de l'hôtelier un
papier où, en style de procureur, M. de Boisroger
était informé que tous ses biens, meubles et immeu-
bles, avaient été saisis à la requête de ses créanciers.
Gaston comprit alors qu'il avait mangé le capital
de ses quatre mille livres de revenus en dix-huit
mois.
Dans les poches d'un habit qu'il avait reçu la
veille, Gaston avait trouvé une bourse bien garnie;
il la tira, paya le mémoire de l'hôtelier et le loyer
de sa chambre jusqu'à la fin du mois, puis sortit
pour réfléchir à sa situation.
l.'.omme il traversait la rue , il s'entendit appeler
par son nom; un carrosse passait, et dans ce car-
rosse mademoiselle Merise, penchée à la portière,
faisait signe au cocher d'arrêter.
Gaston n'attendit pas que le marchepied fut
abaissé , et sauta dans la voiture. La comédienne
l'accabla de mille caresses.
— Que j'ai de grâces à vous rendre, dit enfin Gas-
ton, quand il lui fut permis de s'exprimer. Au
moins ne m'avez-vous pas oublié?
— Oh! pour ça, non. J'ai pensé à vous tous les
jours.
— Vous me l'avez trop prouvé. Que d'agréables
surprises ne m'avez-vous pas ménagées chaque ma-
tin ! Mais que je vous gronde ! Vous avez dû vous
ruiner! Des pêches au mois de janvier!
— Ce doit être en effet très-coûteux ; mais, mon
ami, si vous en avez mangé, ce dont je vous félicite,
ce n'est point à moi que vous les devez.
— Ce n'est pas vous qui m'avez envoyé les meil-
leurs fruits, les vins les plus délicats, et cet habit, et
cette bourse encore?
— Comment l'aurais-je pu? Je n'avais aucun
moyen de me mettre en rapport avec vous.
— C'est alors une singulière a\enture où mon
esprit se perd.
— Elle n'est pas très-désagréable, s'il n'en ar-
rivait jamais d'autres, on en prendrait son parti
aisément. Le lendemain de votre arrestation, dont
M. de Précorbin était venu m'instruire dans la nuit,
je me rendis à la Bastille. On m'apprit que l'ordre
était donné de ne vous laisser communiquer avec
personne. Je vous écrivis. On me renvoya ma lettre,
avec un avertissement où l'on m'engageait à sus-
pendre ma correspondance. Je me désespérais. M. de
Villermé se présenta chez moi.
— Il m'avait promis de vous proléger, s'il me
tuait. Un prisonnier vaut un mort. Je le remercierai.
— Il me trouva tout en pleurs.
— Et il vous consola.
— Que vouliez-vous que je fisse? Lors même que
MADEMOISELLE DE
je me serais désolée mille ans de suite , ra ne \uus
aurait pas tiré de la Bastille une heure plus lot '. El
puis j'étais trè-chagriue de votre emprisonnement ;
il faut prendre les distractions tomme elles se pré-
sentent.
— C'est une maxime pleine de philoso])liie.
— Au lieu d'être deux à nous ennuyer, nous n'é-
tions plus qu'un. C'était toujours ça de gagné.
— Sans doute. C'est une méthode dont j'es-
suierai.
— Je vous y engage. Je la pratique le plus que
je puis. Tenez, précisément dans ce moment-ci.
LA MANCELIËRE 8l
— Ah '. M. de Villernié serait-il...
— Non pas; je me suis mise à l'aimer de tout
n\on cœur, et il me le rend de toute son ùme. Mal^
hier j'ai joué un mauvais rôle dans une comédie
nouvelle de M. Goldoni; je veux l'oublier, en soii-
pant ce soir dans la petite maison de M. de Villermé.
Venez avec moi. Il sera enchanté de vous revoir.
— Volontiers.
Mademoiselle Merise ne s'était pas trompée. Le
marquis fit l'accueil le plus amical à M. de Bois-
roger. M. de Précorbin rejoignit la compagnie et
l'on se mil à table.
.Igtllilfci:;,,,
M/^-é^l
— A propos, vous battrez-vousV s'écria toul à
coup le mousquetaire en s'adressant aux deux jeu-
nes gens.
— Point du tout, répondit M. de Villermé. J'aime
mieux toucher la main de M. de Boisroger que son
épée.
— Ma foi , dit Gaston , vous me rendriez peut-
être service, si vous me passiez la votre au travers
du corps.
— Ah! mon Dieu , et pourquoi? demanda made-
moiselle Merise.
— Parce que je suis ruiné.
— On ne l'est jamais quand on a des amis, dit
M. de Villermé.
T. IV.
— La \ieille masure ou mon père est mort a été
mise en vente, je n'avais pas d'autre château.
— Parbleu , il ne sortira pas de la famille, s'écria
M. de Précorbin ; je sais de bonne source que ma-
dame de Larsac , ta cousine , avait acquis les titres
de tes créanciers, et vient de prendre possession du
manoir des Boisroger.
— Il faut bien qu'elle prolite de son œuvre, reprit
Gaston en vidant un verre de Champagne d'un trait.
— Que comptes-tu faire, dit César, maintenant
([u'il ne te reste rien ?
— Grâce à cet or que je tiens d'un ami inconnu,
repondit Gaston , je puis gagner Saint-Malo. On y
arme des corsaires, je m'embarquerai sur le pre-
6
mier venu ol j irai mu laire cysser la tèle par les
Anglais.
— Parbleu ! c'est une idée. La mort ou la fortune !
s'écria César.
— Puisque vous consentez à vous expatrier, faites
mieux, dit M. de Villermé. Je connais un seigneur
russe chargé de recruter des officiers français pour
les mettre à la tète de régiments moscovites. Le
czar veut civiliser son armée. Permettez-moi de
vous recommander à lui , et je puis vous assurer
(]ue lesépaulettes de colonel vous attendent à Saint-
Pétersbourg.
— Mais je n'ai jamais servi.
— Vous êtes brave. Le reste s'apprend en route.
Acceptez- vous?
— J'accepte.
— Alors , tenez-vous prêt à partir au premier
jour. Le Moscovite n'attend plus que les ordres de
sa cour pour monter en voiture.
— Tu nous reviendras feld-maréchal, s'écria Cé-
sar. A ta santé, colonel !
— A ton mariage 1 répondit Gaston avec un
amer sourire.
— Oh! mon mariage n'est point encore fait, dit
le mousquetaire en hochant la tète. Nous en repar-
lerons à Pâques.
Au moment de se séparer, mademoiselle Mérisc,
qui était fort attendrie , embrassa Gaston avec ef-
fusion.
— Pauvre garçon, dit -elle; aller chez des sau-
vages! il est bien malheureux !
— Bah! murmura M. de Précorbin, qui distri-
buait des coups de pied à un escadron de bouteilles
vides, il y a des malheureux bien heureux!
— Que dit-il donc ? demanda M. de Villermé.
Mademoiselle Merise regarda César, qui s'était
mis à battre la charge avec ses doigts sur la table.
— Le vin seul le sait ! dit-elle.
En rentrant chez lui , au petit jour , M. de Bois-
roger trouva un billet qui l'invitait à se rendre au
bal de l'Opéra le soir même... « La personne qui
vous a tiré de la Bastille après vous en avoir adouci
le séjour le plus qu'elle a pu, lui disait-on, vous
attend au foyer à une heure du malin. Elle portera
un domino vert, avec un nœud de rubans jonquille
sur l'épaule gauche. »
Dans la soirée, comme il s'apprêtait à se rendre à
l'Opéra, impatient de rencontrer plus tétM'auleur
mystérieux de sa délivrance, il reçut une lettre de
M. de Villermé, qui le prévenait de l'heureuse issue
de ses démarches. « Vous êtes colonel, lui disait-il;
tenez-vous prêt. Les voitures du Moscovite iront
vous chercher avec vos bagages demain à midi. »
— Parbleu, dit Gaston en glissant la leltre dans
une autre poche, ce ne sont point mes bagages qui
me retarderont !
REVUE PITTORESQUE.
Bientôt après il était dans la salle de l'Opéra , et
courait se placer tout au milieu du foyer, seul au
milieu des valets qui finissaient à peine d'allumer
les bougies.
Les dominos commencèrent à se montrer , et la
ibule, comme un flot, ne larda pas à inonder de ses
bigarrures l'immense vaisseau de l'Opéra. Il y avait
beaucoup de dominos verts , mais aucun ne portail
sur l'épaule gauche le nœud de rubans jonquille.
Gaston se désespérait , il tirait sa montre à toute
minute et l'appuyait contre son oreille aiin d'être
bien sûr qu'elle marchait; vainement l'agaçait-on
de mille propos, il ne répondait pas ; déjà toutes les
bergères le tenaient pour le plus maussade cavalier
de l'endroit, lorsque le bienheureux nœud de rubans
jonquille apparut sur l'épaule d'un domino vert.
— Enfin ! s'écria Gaston , tandis que le domino
passait doucement son bras sous le sien.
— Vous ne diriez pas mieux si vous attendiez une
maîtresse tendrement aimée , dit le domino d'une
voix douce et légèrement émue.
— C'est que pour moi vous oies plus qu'une mai-
tresse, vous êtes un ange protecteur; ne m'avez-
vous pas sauvé, tiré de la Bastille? reprit Gaston,
qui sentait remuer toutes les fibres de son cœur aux
accents de celte voix dont le timbre pur et frais ne
lui semblait pas étranger.
— Oui ! Je vous ai tiré de cette affreuse Bastille
où vous n'étiez pourtant pas si malheureux.
— Grâce à des bontés dont je vous garde une
éternelle reconnaissance.
— Une éternité qui durera trois semaines ou trois
jours, le temps d'aimer ou d'être aimé.
— Vous seule pourriez me distraire de la recon-
naissance. Mais le permettriez-vous?
— Pourquoi non? Si je n'avais la certitude d'é-
chouer, et, vous l'avouerai-je , j'ai peur.
— Prenez garde, madame, de grâce! Si vous
manifestez une crainte, j'aurai presque le droit de
montrer une espérance.
— C'est un droit dont vous n'userez pas.
— Et pourquoi ?
— Mademoiselle Merise le permettrait-elle?
— Si nous la rencontrons , je lui laisserai le soin
de vous répondre.
— Déjà! lequel de vous a oublié le premier?
— Ni l'un, ni l'autre. Elle s'est distraite...
— Ah ! Eh vous ?
— Je me suis souvenu que je ne l'avais jamais
aimée.
— Alors, je remonterai plus haut. N'y a-l-il pas
quelque part une cousine?
— Madame de Larsac.
— On la dil jolie.
— Vous avez sa taille, son regard, sa voix, et Je
MADEMOISELLE DE
sens que, depuis que je vous ai à mon bras , je ia :
déteste moins.
Le domino tressaillit et détourna la tèle un mo-
ment. Comme elle la relevait , une nymphe pou- |
drée, portant le carquois sur l'épaule et le croissant
au front, vint en riant prendre le bras de M. de
Boisroger.
— Eh ! quoi '. monsieur, dit-elle, vous êtes revêtu
dune haute dignité, et vous n'accourez pas en faire
part à vos amis ?
— M. Villermé a dû vous l'apprendre.
— Et c'est pourquoi je vous ai attendu à dîner.
On ne s'en va pas si loin sans dire adieu aux gens.
— C'était mon projet.
— Je vous attends demain alors. N'y manquez
pas. J'ai des commissions à vous donner.
— Quelque renard bleu pour vous servir de
griffon ■?
— A peu près. Des fourrures d'hermine pour me
faire un manchon. Quand on n'est pas sûr de se
revoir, au moins faut-il avoir un souvenir. A de-
main ! J'avise là-bas M. de Précorbin ; je vais le
prévenir. Bonsoir, colonel!
Mademoiselle Merise s'échappa et fila comme un
anguille dans la foule.
Le domino vert palpitait au bras de Gaston.
— Colonel! vous êtes colonel"?
— Je le serai j du moins.
— Vous avez un régiment en France?
— Non pas , mais en Russie.
— Vous partez".'
— Demain à midi. .
La dame au nœud de rubans jonquille poussa un
faible cri et chancela.
Gaston passait son bras autour de sa (aille pour
la soutenir , lorsqu'un domino rose accourut.
— Monsieur, lui dit-elle vivement, de grâce
éloignez-vous un instant. J'ai quelque chose à dire
à mon amie.
Gaston obéit, mais sans perdre de vue les deux
dominos.
— Madame, dit le rose au vert, M. de Précorbin
est sur mes pas , il m'a reconnue; s'il vous rencon-
tre avec M. de Boisroger , il vous abordera sans
doute, et trahira votre incognito.
— Ah! ma chère Lise, il s'agit bien d'autre chose!
je suis toute bouleversée.
— Mon Dieu! qu'y a-t-il donc? Parlez vite, tan-
dis que M. de Précorbin est aux prises avec une
nymphe qui le lutine.
— M. de Boisroger part demain.
— Pour la Martinique, encore une fois?
— 11 va à Saint-Pétersbourg.
— C'est-il bien loin, madame?
— Au bout du monde , dans un pays affreux !
— Il faut l'en empocher.
LA MANCELlEUE. 8^3
— Et comment faire'.' Oh! j'en mourrai, Lise.
— Gardez-vous-en bien! il faut vivre plus que
jamais!
— Mais sais-tu bien qu'il part demain à midi ;
demain, entends-tu?
— Tant mieux. Il n'y a pas de temps à perdre.
Voilà M. de Précorbin, laissez-moi faire.
Le mousquetaire s'approchait, le sourcil froncé.
Un vague pressentiment lui disait qu'il marchait sur
le terrain glissant d'une intrigue. Il regardait autour
de lui, mais un groupe lui cachait M. de Boisroger,
qu'il n'avait point encore aperçu.
Lise courut droit à lui.
— M. de Précorbin , dit-elle, madame deLarsac.
ma maîtresse, réclame vos services.
Le mousquetaire s'avança. Déjà cette ouverture
avait déridé son front.
— Je suis aux ordres de madame la vicomtesse,
dit-il en s'inclinant.
— Ma maîtresse est indisposée, reprit la sou-
brette. Je crois que la chaleur l'a surprise ; elle m'a
témoigné le désir de rentrer à l'hôtel.
— Me permettez-vous de faire avancer uu fiacre?
— J'allais vous en prier, monsieur, dit madame
de Larsac d'une voix faible.
— Si M. de Précorbin voulait ramener madame
dans sa loge, il serait sûr de la retrouver ajjssitôt ,
ajouta Lise.
— Sans doute, dit le mousquetaire. Et, prenant le
bras de madame de Larsac, qui ne savait où sa sui-,
vante voulait en venir, il se dirigea triomphant vers
les couloirs.
Lise se glissa du côté de Gaston.
— Silence, lui dit-elle tout bas. Ne tentez pas de
nous suivre ; votre protectrice va revenir.
— J'attendrai, répondit Gaston.
Un instant après, la maîtresse et la soubrette
étaient assises dans la loge, et M. de Précorbin
courait chercher un fiacre.
— Je m'étais trompé, disait-il en dégringolant
les escaliers. Évidemmei\t elle m'aime! un caprice
l'avait éloignée , une fantaisie la ramène : que le
hasard soit béni!
Mais, tandis qu'il raisonnait , Lise ne perdait pas
son temps.
— Vous voulez empêcher M. de Boisroger de
partir? disait-elle à sa maîtresse.
— Sans doute.
— .\lors , ôtez vite votre domino et prenez le mien.
— Quel est ton projet? demandait madame de
Larsac en passant du vert au rose.
— Contraindre M. de Boisroger à rester : cela
dépend de vous ; vous voici maintenant à l'abri des
poursuites de M. de Précorbin, dont je me charge.
— Cette voiture que tu m'as forcée à lui deman-
der?...
6.
. que je
M. de
8i REVUE PITTORESQUE
— Elle est pour lui et pour moi. Tandi:
l'emmènerai , il vous sera aisé de décider
Boisroger à vous suivre.
— Mon Dieu! que lui dirai-je"?
— Tout ce que vous voudrez. Il est trois heures ;
occupez-le jusqu'à midi. Voici déjà M. de Précorbin.
Je me dévoue.
Lise se leva aveciissurance.
— Ma chère , dit-elle à madame de Larsac , en
déguisant sa voix, courez au foyer; vous direz aux
dames de ma compagnie que j'ai dû quitter le b;il.
Je vous autorise à y rester.
Et, faisant un signe de tète à sa maîtresse, elle
prit résolument le bras de M. de Précorbin. Le
mousquetaire ne douta pas un instant que madame
de Larsac n'eut éloigné sa suivante pour rester
seule avec lui.
Après que madame de Larsac les eût vus dispa-
raître, elle se dirigea vers le foyer, poussée bien
plus par les dernières paroles de Lise, dont elle
pressentait la signification , que par une volonté
positive et raisonnée.
Elle y rencontra M. de Boisroger, qui attendait le
retour de sa mystérieuse amie, et se suspendit à
son bras. Gaston, surpris, à la vue du vêlement
rose, lui demanda tout de suite des nouvelles du
domino vert qu'il avait vu s'éloigner avec M. de
Précorbin.
Madame de Larsac sourit , et l'étrangeté de sa
' posi(ion lui donna la fantaisie de profiter de l'erreur
où le changement de costume avait fait tomber M. de
Boisroger.
— Il est parti, dit-elle en déguisant légèrement
sa voix, mais il m'a transmis tous ses pouvoirs.
— Quoi 1 ne reverrai-je pas celle qui généreuse-
ment m'est venue en aide?
— J'imagine que sans moi elle ne serait point
venue à bout de ce qu'elle a fait pour vous. Je ré-
clame donc ma part de la reconnaissance dont vous
lui parliez tantôt.
Gaston, un peu étourdi de l'aventure, prit la chose
comme elle se présentait , et ne chercha plus qu'à
égayer les dernières heures de son séjour à Paris.
De son côté, madame de Larsac, excitée par le
tumulte, l'éclat des lumières et des costumes, l'har-
monie de la musique, sentait son cœur battre à
coups pressés, et, pleine d'indicibles émotions, se
laissait emporter enivrée au courant d'une conver-
sation où l'amour était sous tous les mots.
Si M. de Boisroger avait un instant conçu quelque
soupçon vague en voyant le domino vert s'enfuir au
bras du mousquetaire, l'entrain, la verve, la gaieté
du domino rose le dissipèrent bien vite. La pensée
que la femme dont le rire et la joie enfantine écla-
taient à ses cotés pouvait être madame de Larsac ne
lui vint pas une minute. C'est qu'il ne savait pas
l'influence électrique de ce jour où régnent la folie
et le plaisir sur une organisation nerveuse, sur un
esprit passionné. Madame de Larsac n'avait jamais
mis le pied dans un bal de l'Opéra; pour la pre-
mière fois elle assistait à ces fêtes éiincelantes où
l'amour pétille sous le masque, et son âme et ses
sens en aspiraient tous les enivrements.
Une idée folle, comme il en peut naître dans un
lieu tout plein d'extravagances, lui était venue sou-
dainement à l'esprit, et elle l'avait saisie avec cette
audace que les femmes les plus timides puisent
dans la pensée de leur amour mis en péril.
— Vous verrai-je enfin et saurai-je votre nom?
lui dit Gaston dans un moment où , fasciné par les
prestiges de sa grâce et de son esprit, il portait la
petite main du domino à ses lèvres.
— Oui , mais à une condition.
— Je l'accepte.
— Alors, suivez-moi.
— Jusqu'au bout du monde.
— Mais songez-y : un regard indiscret, un geste,
un mot, et je m'arrête.
— Je suis aveugle et muet.
.Le domino rose quitia le foyer et descendit au
bras de Gaston. Une voiture brune et sans armoiries
stationnait au coin delà rue, la portière s'ouvrit, et
tandis que M. de Boisroger montait , madame de
Larsac dit quelques mots à voix basse au cocher.
Un laquais sans livrée abaissa les rideaux sur les
vasistas, le domino s'assit à côté de Gaston et la
voiture partit.
Il sembla à M. de Boisroger que la voiture sortait
de Paris et roulait fort vite; mais ce qui lui arrivait
depuis la veille était si singulier qu'il ne prêta
qu'une médiocre attention au nouvel épisode de son
roman. La main du domino reposait dans la sienne ;
elle tremblait sous la bouche du jeune homme ; quel
que fût le résultat du voyage , il ne pouvait être
bien redoutable.
On avait changé une ou deux fois de chevaux , et
la voiture venait d'entrer dans une avenue dont le
gravier criait sous les roues, lorsque le domino pria
M. de Boisroger de se laisser mettre un bandeau sur
les yeux.
— Faites, dit-il, puisqu'aussi bien je suis votre
prisonnier.
— C'est bien ainsi que je l'entends, et vous allez
me promettre de ne point tenter de vous échapper,
quoi qu'il arrive.
— Je vous en donne ma parole.
— Descendons maintenant.
La voiture venait de s'arrêter. Tenant M. de
Boisroger par la main , madame de Larsac l'intro-
duisit dans un corridor, au bout duquel se trouvait
un petit escalier. Tous deux le montèrent et arrivè-
rent devant une porte que le domino ouvrit. Gaston
MADEMOISELLE DE LA MANCELIERE.
85
foulait des lapis sous les pieds; un air cliaud le
frappa au visage.
— Nous sommes arrivés , dit sa conductrice. Je
vous quitte un instant. Vous saurez bientôt où vous
êtes et qui je suis.
Gaston entendit le frôlement d'une robe passant
une porte discrètement ouverte , et tout rentra dans
le silence.
Gaston s'assit dans un fauteuil. Alors qu'il cou-
rait en voiture, il s'était aperçu de la naissance du
jour; mais son esprit était à mille lieues de la Mos-
covie, et personne moins que lui ne pensait à partir
pour Saint-Pétersbourg.
Il rénéchissait depuis quelques minutes à son
aventure et au.\ conséquences agréables qu'elle lui
promettait , lorsqu'une pensée lui fit porter la main
à son front.
— On ne m'a pas défendu d'enlever ce bandeau,
dit-il , en défaisant le mouchoir de soie enroulé au-
tour de ses yçux.
Un instant la lumière qui filtrait entre des rideaux
de mousseline blanche l'éblouit. Il était alors grand
jour. Cette découverte n'inquiéta point Gaston, qui,
se levant , promena ses regards autour de lui.
Il se trouvait dans un appartement où la magni-
ficence le disputait à la grâce; mais la richesse des
ameublements et des tentures disparaissait sous le
goût qui avait présidé à l'arrangement général. Après
le premier moment donné à la surprise , Gaston crut
reconnaître à quelques détails un lieu qu'il avait
déjà vu ; son cœur lui rappelait une divine chambre
à coucher , dont toutes les formes et les divers acci-
dents de couleurs et de lumières étaient restés dans
sa mémoire. Ce n'était plus la même chose, mais
c'était mieux peut-être; la pensée d'une femme
avait donné la vie à la splendeur. Gaston s'élança
vers la fenêtre , enlro'uvrit les rideaux , et jeta un
regard avide sur la campagne. Un parc bien connu
déroulait au loin ses massifs d'arbres dépouillés; le
clocher de Juvisy pointait à l'horizon. Gaston poussa
un cri et se retourna ; alors un portrait, qu'il n'a-
vait pu voir d'abord, resplendit à ses yeux à l'un
des côtés de la cheminée.
— Delphine! s'écria-t-il.
— Elle-même , dit madame de Larsac en soule-
vant une portière, et elle apparut au milieu de l'ap-
partement, vêtue du costume simple et gracieux
qu'elle portait au temps où elle était jeune fille.
Gaston se recula ; mille émotions diverses se pei-
gnaient sur son visage; ses yeux ne pouvaient quit-
ter la douce image qui venait de se révéler à lui
ainsi qu'un fantôme animé ; un instant il lui tendit
les bras comme s'il eût voulu la presser sur son
fffur avant qu'elle ne s'évanouit; mais une pensée
amère traversa son esprit, et ses bras s'abaissèrent
découragés.
— 'Vous! reprit-il. Oh ! si je suis chez madame de
Larsac, que j'avais juré de ne plus revoir, c'est
qu'un piège m'y attend.
— Peut-être, dit-elle avec un sourire.
En ce moment le timbre d'une pendule sonna
midi ; madame de Larsac tourna le bout de son
éventail vers le cadran.
— Regardez, dit-elle.
— Midi! Oh! je comprends tout! On m'attend ;\
Paris... Mais, dussé-je crever dix chevaux...
— Arrêtez. Les équipages du seigneur russe
quittent Paris à cette heure. D'ailleurs, vous ou-
bliez que vous êtes prisonnier sur parole.
— Il est vrai , répondit Gaston , que le sang-froid
de madame de Larsac exaspérait; mai^, puisque
vous m'avez attiré, puisque vous me retenez, je
veux du moins vous dire tout ce que je pense, tout
ce que je sais , tout ce que j'ai souffert, combien je
vous ai aimée et combien je vous hais.
— Parlez, Gaston , parlez, je vous écoule.
— Vous savez si je vous chérissais, vous savez
si votre mariage avec M. de Larsac me brisa le
cœur ; loin de vous j'allai cacher ma douleur muette,
et lorsque, après m'avoir oublié , je vous rencontre
à Paris, vous, riche, heureuse, entourée; moi,
pauvre, triste, obscur, lorsqu'un gentilhomme me
propose une alliance honorable et fortunée, dites,
n'est-ce pas vous qui l'avez rompue par des men-
songes"?
— Oui, c'est moi.
— Certes, je n'aimais pasmademoiselledePlégneul,
et je ne l'ai point regrettée ; mais vous m'aviez ca-
lomnié, vous, Delphine, reprit l'impétueux jeune
homme. Ce fut la première blessure, vous n'avez
pas voulu que ce fût la dernière. Plus lard , las de
la vie désœuvrée que me faisaient l'ennui et un
souvenir toujours vivant , je sollicite et j'obtiens un
commandement aux Antilles; mais, lorsque l'heure
de partir arrive, j'apprends que votre influence
avait détruit ce que le nom de mon père avait fait.
Un autre emporta le brevet. Est-ce vrai, dites,
madame ?
— Gaston , c'est vrai.
— Oh! je vous aimais encore! mais ce coup lua
mon souvenir et le changea en amertume. J'ignore
alors ce que je fis. Ce furent des jours de fièvre.
Enfin , je me réveillai à la Bastille. Votre main m'y
avait poussé alors que mon épée allait se croiser
avec celle d'un gentilhomme que j'avais provoqué.
Et pendant trois mois votre volonté m'y a enchaîné !
L'avez-vous fait?
— Je l'ai fait.
— Une influence étrangère m'arrache de celle
prison ; la ruine m'attendait à la porte , le gouffre
avait englouti ma misérable fortune , tout , jusqu'à
86
REVUE PITTORESQUE.
la maison de mon père ; et cette maison , c'est vous
qui l'avez achetée !
— Oui , Gaston.
— Qu'allais-je devenir ! Mon épée de gentilhomme
me restait encore. Un ami me procure les moyens
d'y suspendre mon existence : un grade , une épau-
lel le me sont offerts; mais vous ne voulez pas que
votre victime vous échappe, et tout ce que j'ai gagné
par vous je le perds encore!
— Oui, par moi.
— Vous l'avouez! Mais cette haine persévérante
a une cause I s'écria M. de Boisroger pfile et les lù-
vics tremblantes. Quand je vous ai vue cette nuit ,
votre voix a fait tressaillir tout mon être; vous avez
étrangement payé cet amour dont le souvenir m'a-
gile encore. Que vous ai-jedonc fait, madame, dites,
et pourquoi me poursuivre ainsi?
— Parce que je vous aime, Gaston.
Gaston laissa tomber la main qu'il avait prise.
Éperdu, il regardait Delphine , qui se tenait devant
lui, les yeux humides, pâle et rougissante tour à
tour, le sein oppressé, inquiète et souriant.
— Vous m'aimez! vous! reprit-il avec un sourire.
— Oui, je vous aime! Ohl de grâce, à mon tour,
laissez-moi vous dire tout ce que j'ai voulu ! Gaston,
vous me jugerez après. Enfant , je me suis mariée
sans comprendre l'amour qui palpitait dans votre
cœur! Oh! si je l'avais compris, je me serais don-
née à vous, et nous aurions vécu pauvres, mais
l'un à l'autre. Veuve, vous m'avez révélé cet amour,
et de ce jour-là je vous ai aimé.'Xlor's, irritée, souf-
frant de cet oubli, j'ai brisé votre mariage, un ma-
riage qui nous séparait pour jamais. Je vous ai ca-
lomnié, dites-vous! que m'importait alors! avais-je
d'autre but que de vous enlever à mademoiselle de
Plégneul?
— Delphine! dit Gaston, Et tombant à ses ge-
noux il sentit des larmes lui venir aux yeux.
— Plus lard vous avez voulu partir, aller à la
Martinique ! C'était vous perdre encore. Savais-je si
vous échapperiez à la fièvre jaune , aux balles des
Anglais, à la tempête! Et puis, vous partiez ! Voyais-
je autre chose. .l'ai forcé le ministre, pauvre ministre
qui a cru que je vous haïssais, à donner votre bre-
vet à un autre, et vous êtes resté. C'est alors que
vous avez pris mademoiselle Merise pour maîtresse!
Ai-je souffert, mon Dieu! mais une pensée, un es-
poir me soutenait! Mais de quelle épouvante n'ai-je
pas été saisie lorsqueM. dePrécorbin m'apprit voire
duel avec M. de Villermé, avec M. de Villermé si
terrible l'épée à la main! Éperdue, j'ai sollicité de
M. le duc de T... une lettre de cachet. Celui-là ne
s'est pas trompé sur le sentiment qui m'inspirait !
Et j'ai mis la Bastille entre la mort et vous. Com-
bien de temps y êlcs-vous resté, dites, Gaston?
— Trois mois.
— Et combien de temps ont duré vos galanteries
avec mademoiselle Merise, vous en souvenez-vous?
HISTOIRE VÉRITABLE D'UNE TULIPE.
87
— Trois mois.
— Vous n'avez pas compris que je me vengeais !
Tandis que je laissais à mademoiselle Merise le loi-
sir de se consoler, vos fournisseurs, inquiets de votre
absence, ont tout pris, tout vendu. Moi, j'ai tout ra-
cheté. Aurais-je permis que la maison où votre père
est mort, où vous êtes né, passât à des mains étran-
gères !
— Delphinel s'écria le jeune homme éperdu.
— Déjà mon cœur tressaillait de joie; moi-même,
sans me faire connaître d'abord, je voulais tout vous
rendre, et c'est au moment où je vous vois que vous
m'apprenez votre départ pour la Russie. Pouvais-je
vous tout avouer dans un bal, lorsque M. de Pré-
corbin nous surveillait? Je vous ai enlevé, Gaston,
je vous ai forcé, sans me nommer, à me suivre ici ;
l'heure est passée , vous êtes encore près de moi.
Dites, maintenant si je ne vous aime pas?
— Vous m'aimiez 1 s'écria Gaston les mains
jointes.
Le bruit d'une voiture arrivant au galop dans l'a-
venue les interrompit ; un instant après mademoi-
selle Lise entrait dans la chambre de sa maî-
tresse.
— Ah! madame , dit-elle en riant , on s'expose à
de grands périls quand on veut servir ses amis. Quel
homme que M. de Précorbin ! Ah ! il vous aimait
d'une terrible fai;on!
Madame de Larsac sourit.
— Je ne sais quel saint m'a protégée , reprit la
soubrette; mais plus d'une fois j'ai désespéré de
triompher de sa flamme. Enfin , quand j'ai cru pou-
voir le faire sans vous exposer â le voir accourir au
bal, je me suis démasquée. Quel coup de théâtre!
M. le comte est resté étourdi , mais il a pris héroï-
quement son parti. J'en ai été quitte pour la peur.
— Il voulait se venger? dit Gaston.
— Peut-être; mais il s'est ravisé, et, s'approchant
d'une table, il s'est mis à écrire. <i Que faites-vous ,
monsieur le comte? lui ai-je dit. — Regarde, m'a-
t-il répondu; j'envoie ma démission au colonel des
mousquetaires. M. deBoisroger m'a pris ta maîtresse,
je lui prends son régiment. Je pars pour Saint-Pé-
tersbourg. »
— Il est parti! s'écria Delphine.
— Ça m'allligeail de voir un si beau jeune homme
aller dans un si vilain pays. Comme je lui faisais
observer que c'élait une folie ; « Que veux-tu, m'a-
t-il dit, madame de Larsac m'a fait perdre ime ba-
taille de Rosbach; il faut qu'une princesse russe me
fasse gagner une bataille de Fontenoy. » Il m'a em-
brassée, et il court encore.
Mademoiselle Lise venait de sortir sous prétexte
de veiller au dîner des fiançailles, chose bien trop
terrestre pour occuper les pensées de deux si par-
faits amants, lorsque Gaston, qui depuis un instant
avait les yeux tournés vers un coin de l'appartement
entre le lit et la muraille , s'approcha d'une espèce
de chapelle de rideaux, et, les soulevant, vit dans
son réduit charmant un petit berceau, le même ber-
ceau rose et blanc qui, la première fois qu'il l'avait
aperçu, l'avait si douloureusement ému.
Il tressaillit et revint à Delphine.
— Quoi! dit-il, vous l'aviez conservé?
Delphine, toute rougissante et confuse, jeta ses
bras autour du cou de M. de Boisroger, puis, se
haussant sur la pointe des pieds, elle approcha sa
bouche purpurine de l'oreille de son amant :
— Ce berceau, c'était l'espérance, dit-elle, je l'ai
gardé.
Amédée ACHARD.
HISTOmE VÉRITABLE D'UNE TULIPE.
Un amateur de tulipes faisait l'exhibition de ses
fleurs; — il s'était livré à tous les exercices usités
en pareil cas , — entre autres, l'exercice de la ba-
guette , qui consiste à appuyer la baguette de dé-
monstration sur la tige de la tulipe , en feignant
d'employer toutes ses forces , sans pouvoir réussir
à la courber , — et à dire : « Je vous recommande
ta tenue de celle-ci : — c'est itiw tringle, messieurs,
c'est «ne 6arrc de fer. u
En (>tTet, il est convenu entre ces messieurs qu'une
tulipe qui ne pèse pas le quart d'une once doit être
portée par une barre de fer , — de même que, vers
1812, je crois , — il a été défendu aux tulipes d'être
jaunes.
Il avait montré Gluck, cette pla)il(> si méritante,
— à fond blanc strié de violet ; — et Joseph Des-
chiens , — un vrai diamant , également blanc et
violet ; — et Vandael , celle perle du genre , — tou-
jours blanche et violette; — et Czartoriski , fleur
de a' ligne, blanche et rose, remarquable par l'ex-
S8
REVUE PITTORESQUE.
trènie hhincheur Jes o»(//e/s; — et Xapoléun I" ,
et le Pourpre incomparabli' , et 1,600 autres. —
Lorsqu'il arriva à une tulipe devant laquelle il s'ar-
rêta avec un sourire ineffable, la désignant du
geste, — mais sans parler, — un des visiteurs de-
manda si celte tulipe n'avait pas un nom comme les
autres.
Le maître des tulipes mit un doigt sur sa bouche,
— comme eût fait Harpocrate, le dieu du silence,
— puis il dit : Voyez quelle magnificence de coloris,
— quelle forme , — quels onglets , — quelle tenue,
— quelle pureté de dessin , — quelle netteté dans les
stries, — comme c'est découpé, — comme c'est
proportionné! — C'est une tulipe sans défauts.
— Et vous l'appelez?
— Chut... c'est une tulipe qui à elle seule vaut
tout le reste de ma collection. — 11 n'y en a que
deux au monde, messieurs.
— Mais son nom?
— Chut!... son nom... je ne puis le prononcer
sans forfaire à l'honneur... — je serais bien fier et
bien heureux de dire son nom , de le dire à haute
voix ; — de l'écrire en lettres d'or au-dessus de sa
magnifique corolle; — c'est un nom connu et res-
pecté...
— Pardon , monsieur , je n'insiste pas , — cela
parait tenir à la politique , — peut-être est-ce le
nom de quelque fameux proscrit , — je ne veux pas
me compromettre... D'ailleurs, nous ne partageons
pas peut-être les mêmes opinions...
— Nullement, monsieur, ce nom n'a rien de poli-
tique, mais j'ai juré sur l'honneur de ne pas la faire
voir sous son vrai nom; — elle est ici incognito,
sous l'incognito le plus sévère; — peut-être même
en ai-je trop dit... Mais avec tout le monde, —
avec les gens pour qui je n'ai pas l'estime que vous
m'inspirez, — je ne vais pas aussi loin, — je n'a-
voue même pas que c'est une tulipe , la reine des
tulipes ; — je passe devant avec indifférence , —
une indifférence jouée; — comprenez bien, — je la
désigne sous le nom de Rebecca , — mais ce n'est
pas son nom...
Les amateurs partirent et moi avec eux, mais je
retournai le lendemain, et je lui dis :
— Mais, enfin , c'est donc un mystère bien ter-
rible?
— Vous allez en juger : Cette tulipe... que nous
continuerons à appeler Rebecca , était la possession
d'un homme qui l'avait payée fort cher, — surtout
parce que , sachant qu'il y en avait une autre en Hol-
lande, il était allé l'acheter et l'avait écrasée sous
les pieds pour rendre la sienne unique. — Tous les
ans, elle excitait l'envie des nombreux amateurs
qui vont voir sa collection; tous les ans, il avait
soin de détruire les caïeux qui se formaient autour
de l'oignon el qui auraient pu la reproduire. —
— Pour moi, monsieur, je n'ose pas vous dire tout
ce que je lui avais offert pour un de ces ca'ieux qu'il
pile tous les ans dans un mortier... ; j'aurais engagé
mon bien, compromis l'avenir de mes enfants.
Je ne regardais plus ma collection, — mes plus
belles tulipes ne pouvaient me consoler de ne pas
avoir celle... que je ne dois pas nommer. En vain,
— mon ami... — dois-je appeler ainsi un homme
qui me laissait dépérir sans pitié ; — en vain mon
ami me disait : Venez la voir tant que vous voudrez.
— J'y allais, — je m'asseyais devant des heures
entières; — on ne me laissait jamais seul avec
elle, — on eût craint sans doute ma passion. En
effet... je l'aurais peut-être volée, — je l'aurais
peut-être arrosée d'une substance délétère pour la
faire périr; — au moins elle n'aurait plus existé, —
et je n'aurais pas eu de remords. Quand Gygès tua
Candaule pour avoir sa femme , — tout le monde
donna tort au roi Candaule — qui avait voulu la
faire voir à Gygès toute nue, sortant du bain. — On n'a
qu'à ne pas montrer la tulipe. — J'arrivai à un tel
étal de désespoir, — qu'une année je ne plantai pas
mes tulipes , — mes chères tulipes. — Mon Jardinier
eut pitié d'elles et peut-être de moi, — et le rustre...
je le lui pardonne , — car il les a sauvées , — les
planta au hasard , — dans une terre vulgaire.
— Mais enfin, conmient avez-vous eu cette tulipe?
— Voilà la chose... Je n'ai pas tout à fait imité
Gygès, quoique mon ami ne se fût pas montré plus
délicat que Candaule ; — mais cependant j'ai fait
un crime... J'ai fait voler un ca'ieu. — Candaule a
un neveu... Ce neveu, qui attend tout de son oncle,
lequel est fort riche, l'aide à planter et à déplanter
ses tulipes, et affecte pour ces plantes une admira-
tion qu'il n'a pas, le malheureux ! mais sans laquelle
son oncle ne supporterait pas même sa présence. —
L'oncle est riche , mais il n'est pas d'avis que les
jeunes gens aient beaucoup d'argent... Le neveu
avait contracté une dette qui le tourmentait beau-
coup... Son créancier le menaçait de faire sa récla-
mation à son oncle. — Il s'adressa à moi , et me
supplia de le tirer d'embarras. Je fus cruel, mon-
sieur : je refusai net. — Je me plus à lui exagérer
la colère où serait son oncle quand il aurait appiis
l'incartade. Je le désespérai bien, — puis je lui dis ;
«Cependant, si tu veux, je te donnerai l'argent
dont tu as besoin. »
— Oh ! s'écria-t-il, — vous me sauvez la vie.
— Oui, mais à une condition.
— A mille, si vous voulez.
— Non ; une seule. — Tu me donneras un caïeu
de la tulipe en question.
Il recula d'horreur à cette proposition. — Mon
oncle me chassera, — s'écria-t-il, — me chas.sera
et me déshéritera.
HISTOIRE v^:kitable dune tutipë.
89
— Oui , mais il ne le saura pas, — tandis qu'il
saura certainement que tu as fait des dettes.
— Mais s'il le savait jamais !
— A moins que tu ne le lui dises...
— Mais vous...
Enfin, je pressai, j'effrayai le malheureux jeune
homme ; il promit de me donner un caïeu quand
on déplanterait les tulipes, — mais il exigea mon
serment sur l'honneur de ne jamais nommer... celle
que j'appelle Rebecca, à personne, — et de lui don-
ner un autre nom — jusqu'à la mort de son oncle.
En échange de sa promesse, je lui donnai l'argent
dont il avait besoin. Depuis, nous avons tenu tous
deus. nos serments; j'ai eu la tulipe et je ne l'ai
nommée à personne ; — la première fois qu'elle a
fleuri ici, — chez moi, — étant à moi, — l'oncle
est venu voir mes tulipes. — C'est une politesse
qu'on échange, comme vous savez, entre amateurs;
— il l'a regardée et a pâli. — Comment appelez-
vous ceci ? m'a-t-il dit d'une voix altérée.
Ah! monsieur, je pouvais lui rendre tout ce qu'd
m'avait fait souffrir 1 — Je pouvais lui dire... le
nom que vous ne savez pas... Je me suis rappelé
ma promesse , ma promesse sur l'honneur , et le
neveu était là , il me regardait avec angoisse, — et
j'ai dit : Rebecca.
Cependant il trouvait bien quelques ressem-
blances avec sa tulipe; — aussi il est reslé préoc-
cupé, — il a beaucoup loué le reste de ma collec-
tion, et n'a rien dit de celle qui est la perle et le
diamant de ma collection. — Il est revenu le len-
demain, — puis le surlendemain, — puis tous les
jours tant qu'elle a élé en fleurs, — puis il a réussi
à se tromper lui-même; — il a cru voir entre Re-
becca et... l'autre... des différences imaginaires.
Alors seulement il a dit : Elle ressemble un peu
à vous savez.
Eh bien ! monsieur, — j'ai aujourd'hui la tulipe
que j'ai tant désirée, — et je ne suis pas heureux.
— A quoi cela me sert-il, puisque je ne puis le dire
à personne! — Quelques amateurs, — forts, —
la reconnaissent à peu près ; mais je suis forcé de
nier, — et je n'en rencontre pas un assez sûr de
lui pour me dire ; — Vous êtes un menteur. — Je
souffre tous les jours d'affreux tourments ; — j'en-
tends ici faire l'éloge de la tulipe que j'ai comme
lui.. — Quand je suis seul, je m'en régale, je l'ap-
pelle de son vrai nom , auquel je joins les épithètes
les plus tendres et les plus magnifiques. — L'autre
jour, j'ai eu un peu de plaisir; — je l'ai prononcé
ce nom , — ce nom mystérieux , — tout haut à un
homme. — Mais je n'ai pas manqué à mon ser-
ment; — cet homme est sourd à ne pas entendre lo
canon.
Eh bien , cela m'a un peu soulagé, — mais c'est
incomplet. — On ne sait pas que je l'ai — elle...
tenez... ayez pitié de moi, — mon serment me
pèse, — jarez-moisur l'honneur, à votre tour, de ne
pas répéter ce que je vais vous dire... Je vofis dirai
alors son vrai nom , — le vrai nom de Rebecca , de
cette reine déguisée en griselte. — Votre serment à
vous ne sera pas difficile à tenir ; — vous n'aurez pas à
lutter comme moi, — monsieur, c'est affreux, mais
je désire que cet homme, que ce Candaule soit mort,
— pour dire tout haut que j'ai .. Tenez, faites moi
le serment que je ^ous demande. — J'eus pitié de
lui et je lui promis solennellement de ne pas répéter
le nom de la fameuse tulipe.
Alors avec une expression d'orgueil intraduisible,
— il toucha la plante de sa baguette , — et me dit :
Voici...
Mais, à mon tour, je suis engagé par un serment,
— je ne puis dire le nom qu'il fut si heureux de
prononcer.
Croyez-vous qu'on invente ces choses-là?
Alphonse KARR.
LES EAUX DE BADE.
Nous empruntons l'article suivant au magnifique volume-keepseak que vient
de faire paraître l'éditeur Ernest Bovrdin sous le titre de I'Été a. Bade. Ce
splendide volume, illustré d'une vingtaine de vignettes sur acier et d'une foule
de vignettes sur bois, est le plus beau livre publié par la librairie parisienne.
Quant au texte de ce volume il est dil à la plume d'EoGÈNE Guinot. L'édi-
teur ne pouvait mieux choisir que le spirituel chroniqueur du journal le Siècle.
La saison de Bade com-
mence au mois de mai ;
l'ouverture officielle se
fait vers la fin du prin-
temps, et dès celte époque le beau monde arrive au
rendez-vous , d'abord peu à peu, un à un, deux par
deux ; puis les rangs se serrent, l'affluence augmente
graduellement, la foule devient'de jour en jour plus
nombreuse et plus brillante. Ceux qui , venus les
premiers, ont fait de lointaines excursions dans la
Forêt-Noire et dans les provinces du grand-duché
qui avoisinent le Rhin, la Suisseet le Wurtemberg,
trouvent au retour la ville envahie par une armée
splendide à laquelle toutes les nations de l'Europe
ont fourni leur contingent d'élite. Bade se présente
alors sous un nouvel aspect : après l'avoir surprise
dans ses préparatifs de fêtes, on la revoit dans tout
l'éclat de sa parure , dans toute la vivacité de sa
joyeuse animation.
Voulez-vous savoir quels hôtes nouveaux la ville
a reçus pendant votre absence ? Voici la liste des
étrangers que le Badeblatt vous donne avec une ré-
gularité minutieuse.
Le Badeblatt est la gazette de Bade ; mais que ce
titre de gazelle ne vous effraie pas; vous ne trou-
verez dans cette feuille ni politique , ni critique , ni
LES EAUX DE BADE.
91
rien de ce qui verse le trouble et l'ennui dans l'es-
prit du lecteur. Journal modèle, le Badeblatt ne dit
rien de trop; il n'a aucune prétention aux vues pro-
fondes, il ne court pas après l'esprit, il ne se pique
pas de pénétrer les secrets diplomatiques et de re-
cevoir les confidences de M. de Metternich. Simple
dans sa rédaction, commode dans son format, il
oITre chaque jour sur ses feuillets in-octavo une pré-
cieuse collection d'annonces et d'avis divers , le
programme des fêtes de la semaine , l'adresse des
principaux marchands, le détail des nouveautés ré-
cemment expédiées de Paris; en un mot, il contient
tout ce qui peut intéresser le public. Mais ce qui
fait surtout le mérite et la fortune de cette excel-
lente gazette , c'est qu'elle donne régulièrement
chaque jour la liste des étrangers à mesure qu'ils
arrivent à Bade.
On trouve partout des journaux du matin et des
journaux du soir : le Badeblatt est dans le monde
entier le seul journal qui paraisse à cinq heures de
l'après-midi. Le moment est bien choisi : à cinq
heures Bade se met à table pour diner, et dès que
le potage est servi , on voit entrer dans la salle à
manger uiï porteur du Badeblatt qui distribue aux
convives les exemplaires humides du journal au prix
modique de six kreulzer le numéro. Chacun s'em-
presse de lire les premières pages, où sont inscrits
les étrangers arrivés la veille au soir et le matin;
vous les trouvez rangés en bon ordre sous l'enseigne
des hôtels qui les ont logés, de sorte qu'en lisant
leurs noms vous apprenez en même temps leur de-
meure , et vous voyez dans quelle proportion les
nouveaux venus se sont répartis entre l'hôtel d'.An-
gleterre, l'hôtel de Russie, la Cour-de-Bade, l'hôtel
d'Europe, les Trois-Rois, l'hôtel de Darmstadt, la
Fleur, l'hôtel de France, l'Esprit, la Licorne, l'hôtel
de Hollande, le Cerf, la Couronne, le Rhin, la Ville-
de-Bade, le Chevalier-d'Or, la Montagne- V^erte, la
Rose, le Soleil, le Saumon, la Ville-de-Strasbourg,
la Cour de Zsehringen. Puis vient l'indication des
maisons particulières qui ont reçu quelques hôtes
nouveaiix. Deux fois par semaine , ces listes quoti-
diennes sont ajoutées à la liste générale que publie
le Badeblatt ; ainsi se forme chaque année le tableau
complet des visiteurs qui ont embelli et Iwnoré
Bnde de leur présence.
Tout ce que l'Europe a compté de personnages
éminenls , distingués et considérables dans noire
siècle, s'est inscrit sur ce tableau. Ces listes, curieu-
sement rassemblées, sont le ILvre d'or de l'aristo-
cratie contemporaine. Sur leurs colonnes serrées figu-
rent les noms les plus sonores et les plus éclatants.
La royauté, la haute noblesse, l'opulence, le talent,
la beauté, tout est là. Ce sont à chaque page des
noms environnés d'une resplendissante auréole, cou-
ronnés de diamants, de lauriers ou de fleurs, illus-
trés par la naissance, les grandes actions, le génie
ou les grâces. Rien n'y manque de ce qui fait la
gloire et l'ornement du monde. Les souverains et les
princes, les grands seigneurs et les grands capitai-
nes, les millionnaires et les poètes, les dandies et les
merveilleuses, sont \enus, escortés d'une suite nom-
breuse et amenant la foule sur leurs pas. Tous ont
fait ce pèlerinage ordonné par la mode , encouragé
par l'exemple , récompensé par le plaisir ; tous ont
voulu goûter les délices du séjour de Bade, parcou-
rir ses charmantes promenades, et prendre leur part
de ses fêtes si justement célèbres.
A Bade , toutes les grandeurs sont modestes. Les
princes veulent qu'on ignore leur rang, ou du moins
qu'on ne le leur rappelle pas ; ils suppriment leurs
litres; ils effacent autant que possible leur majesté
sous le voile de l'incognito. Cet exemple , plein de
bon goût, donné par de grands personnages, est de-
venu une règle générale qui s'applique à toutes les
magnificences de Bade. La pompe des choses se dis-
simule sous la simplicité des noms, .\insi , l'on est
convenu de nommer tout simplement Maif^on de con-
versation le palais des plaisirs et des fêtes de Bade.
Jadis, il est vrai, ce n'était qu'une maison étroite et
mal distribuée, avec des salons peints à la détrempe
et bourgeoisement meublés; — mais M. Benazetest
venu, et d'un coup de baguette il a transformé la
maison en palais somptueux , plein de luxe , de ri-
chesse et de splendeur. La féerie des arts et de l'élé-
gance a répandu ses merveilles sur celte demeure.
Le pinceau de Ciceri a décoré les appartements de
ce temple consacré à tous les plaisirs qui charment
les yeux, l'esprit et les sens. Rien n'est plus impo-
sant que l'aspect de la grande salle resplendissante
de dorures et remarquable par le noble style de son
architecture et de sa décoration. Deux antres salons,
meublés avec un luxe royal dans le goût des deux
derniers siècles, sont réservés aux fêtes particulières.
Puis s'ouvre devant vous une ravissante galerie,
fraîche, riante et printanière. C'est un salon tout de
fleurs : le plafond est émailié de roses et de violettes :
les marguerites, les œillets, les camélias, se grou-
pent en bouquets et courent en guirlandes sur les
lambris ; des festons de fleurs encadrent les croisées,
les portes et les glaces. .\ux deux extrémités de la
galerie, des caisses d'orangers, de grenadiers et de
lauriers-roses, complètent le prestige. Là , trois fois
par semaine , on danse et Ion fait de la musique en
petit comité , composé de deux ou trois cents per-
sonnes tout au plus. Le samedi est réservé aux
grands bals, et, ce soir-là, tout ce que Bade compte
d'étrangers inonde les vastes salons du palais.
Comment dépeindre ces fêtes, leur luxe éblouis-
sant , l'admirable composition d'une société formée
de toutes les aristocraties de l'Europe, véritable
congrès où la France, la Russie, l'Allemagne, l'An-
92 REVUK PITTORESQUE
glelerre, l'Italie, l'Espagne, envoienl leurs représen-
tants les plus distingués, leurs femmes les plus belles
et les plus gracieuses?
Et où trouverait-on pour de pareilles fêles un
plus digne et plus magnifique ordonnateur que
M. Benazet ? — M. Benazet n'est pas seulement un
homme riche et considérable, un grand propriétaire
élevé par l'iionoiable suffrage de ses concitoyens au
rang de colonel dans la garde nationale du dépar-
tement de la Seine; mais encore, et ce qui vaut
mieux , il se recommande par la hauteur de son in-
telligence, la délicatesse de son esprit et la noblesse
de ses manières. Formé à l'école des hommes émi-
nenls qui occupèrent le pouvoir pendant la restau-
ration; camarade des Mariignac, des Peyronnet et
de toute la brillante jeunesse de son temps, lié avec
toutes les illustrations de notre époque, habitué à
vivre parmi tout ce que la société parisienne compte
de plus distingué et à recevoir le plus beau monde,
l'hiver, dans son délicieux hôtel de Paris, M. Bena-
zet, véritable grand seigneur dans toute l'acception
du titre, pouvait mieux que personne s'entendre
avec la haute aristocratie qui fréquente les eaux de
Bade.
Dans le vaste et noble édifice dont les apparte-
ments de la conversation se partagent le centre, l'aile
droite est occupée par un magnifique restaurant;
l'aile gauche, par une librairie, un salon de lecture
et un théâtre. Le restaurant, que dans le langage
de Bade on nomme la restauration, est sans contre-
dit le plus bel établissement gastronomique de l'uni-
vers. Deux cents convives peuvent tenir à l'aise
dans cette salle immense et somptueuse, où de riches
arabesques encadrent les riantes peintures de Ciceri.
Au fond, une sorte d'estrade, où l'on monte par un
double escalier, forme un petit salon qui domine la
salle principale et qui est réservé aux dîners parti-
culiers. A la table d'hôte de la restauration, la pre-
mière de Bade, le dîner, servi avec un luxe , une
recherche et une abondance incomparables, ne
coûte que quatre francs , non compris le vin. Dans
les meilleurs hôtels, le prix du dîner , toujours très-
confortable , est de trois francs, et ce prix diminue
encore dans les hôtelleries d'un ordre inférieur.
Partout le repas est égayé par des symphonies exé-
cutées à grand orchestre. Une légion de musiciens
s'empare de Bade pendant toute la saison , et ac-
compagne sur des airs variés les différents épisodes
de cette fête perpétuelle.
A gauche du péristyle, qui sert d'entrée au palais,
se trouve la galerie littéraire de M. Marx, offrant
aux regards des amateurs une superbe collection de
gravures, de dessins et de caricatures, œuvres ar-
tistiques et railleuses de la France, de l'Angleterre
et de l'Allemagne. Les demoiselles Marx font, avec
beaucoup de bonne grâce , les honneurs de la li-
brairie, où l'on trouve tous les ouvrages nouveaux
contrefaits par les Belges, ces abominables pirates,
qui, stériles à produire, incapables d'écrire, et dé-
pourvus de toute imagination, vivent sur l'esprit
d'aulrui, détroussent la pensée voyageuse et copient
frauduleusement les œuvres de leurs voisins. — Le
cabinet de lecture étale sur les tables les princi|)aux
journaux de toutes les nations, sans excepter ceux
qui se signalent par la vivacité de leur couleur dé-
mocratique. Le grand-duché de Bade est un pays
d'intelligente liberté, ouvert à toutes les manifesta
lions de la pensée, accessible à toutes les opinions
politiques.
Quant au théâtre , on y va peu. Bade offre tant
d'autres distractions, que la salle de spectacle, tout
étroite qu'elle est, se trouve encore trop vaste pour
le petit nombre de curieux que la fortune lui amène.
Cependant, et malgré le peu de faveur dont jouit
l'art dramatique à Bade, une troupe de comédiens
allemands fait un service régulier pendant toute la
saison , et de temps en temps des acteurs français,
venant de Paris ou de Strasbourg, donnent des re-
])résenta lions qui réussissent quelquefois à désarmer
le dédain et à vaincre l'indolence du public.
Chaque jour a ses plaisirs distribués de façon à
éviter également le vide et la satiété ; chaque in-
stant de la journée a son emploi, et les heures n'ont
que le tort de s'envoler trop vite. Le matin est con-
sacré aux promenades dans les environs de Bade,
et le pays est si fertile en sites pittoresques, si bien
meublé de ruines romantiques, si admirablement
décoré de fiers châteaux, de vertes collines, de gra-
cieux ermitages, de sombres forêts, de torrents écu-
meux et de fraîches cascades, que la saison tout en-
tière ne suffirait pas à épuiser la féconde variété de
ces excursions journalières. Dans l'après-midi , les
flâneurs se rendent dans l'allée des boutiques qui
traverse le parc et monte au palais de la Conversa-
tion.
Un ombrage épais protège les promeneurs contre
les ardents rayons du soleil. Des deux côtés de l'al-
lée de simples baraques foraines, construites en
bois , offrent aux chalands des marchandises de
toutes sortes. C'est un bazar universel. Les mar-
chands portent le costume de leur pays. L'indus-
trieux mécanicien de la Forêt-Noire vend ses hor-
loges de bois ; le Tyrolien tient un assortiment
complet d'objets en peau de chamois; le Hongrois
débite de la toile , le Bohémien étale ses riches cris-
taux dont les milles facettes et les vives couleurs ont
l'éclat du diamant, des rubis, de la topaze et de
l'émeraude; un marchand de cannes, à la fois ar-
tiste et négociant, établit son atelier en plein air,
et là, sans être disirait par la curiosité des passants ,
il sculpte au bout de ses bâtons , avec un simple
couteau, de charmantes ou de grotesques figures ; si
LES EAUX DE BADE.
9:i
vous voulez poser, il fera votre busle en pomme de
canne. Les marchands de gravures, de soieries, de
quincailleries parisiennes et de cigares de la Havane
complètent le bazar. Devant les boutiques, de
grandes tables rondes, recouvertes d'un tapis et
entourées de sièges, invitent les promeneurs au re-
pos ; on se rencontre j on s'asseoit et on cause. A
l'c\trémité de l'allée , devant un magasm de vieux
tableaux , est une petite table garnie d'un échi-
quier; les amateurs font cercle autour de deux par-
tenaires plongés dans leurs méditations stratégi-
ques.
L'espace qui s'étend devant le palais de la Con-
versation, et qu'on appelle la Terrasse, partage avec
l'allée de Lichtenlhal les honneurs de la promenade
du soir. Dès quatre heures de l'après-midi , un or-
chestre, placé dans un pavillon voisin du palais,
jette aux échos du parc ses vibrantes symphonies.
Après le diner, la foule envahit les tables placées
devant le café de la Restauration; la Terrasse se
couvre de promeneurs; les curieux cherchent et se
montrent les hôtes illustres de Bade, les princes, les
hommes célèbres , les grandes dames et les beautés
en renom.
N'allez pas croire cependant que la société de
Bade soit uniquement composée de princes et de
grands personnages. L'hospitalité de cette aimable
résidence admet dans son sein toutes les conditions
du rang et de la fortune ; les visiteurs les plus mo-
destes sont accueillis et traités comme les plus bril-
lants. Là comme partout se glissent aussi quelques
chercheurs d'aventures , quelques-uns de ces auda-
cieux intrigants qui suivent le beau monde à la piste.
El comment voudricz-vous que Bade fût inacces-
sible au fléau que subissent toutes les grandes
villes, toutes les capitales de l'Europe, où ces oiseaux
de proie pénètrent sous un plumage d'emprunt dans
les salons les plus élégants et les plus nobles? Mais
s'il est difficile de les arrêter au passage et de les
empêcher d'entrer , on sait du moins déjouer leurs
projets hostiles. Une active surveillance plane sans
cesse sur le paisible séjour de Bade. L'ordre le plus
parfait règne dans celte foule mobile, et jamais le
moindre trouble ne vient rider la surface polie d'une
société composée de tant d'éléments divers. Si par
hasard une vois bruyante, une querelle, une imper-
tinence, vient rompre l'harmonie générale, la ré-
pression est aussi prompte à surgir que la vigilance
est habile à se dissimuler. Une Ggure suspecte, une
allure équivoque, ne sont pas plutôt signalées,
qu'aussitôt le pouvoir absolu, vêtu de noir et ganlé
de blanc, prend à part le trouble-féte et lui dit : —
0 Monsieur, vous n'êtes pas ici à votre place. —
Madame, l'air de Bade ne vous vaut rien. » Si la
94
lŒVLE l'IÏTUKESnUE.
personne à qui ces puroles s'adressent leint de ne
pas les comprendre, on ajoute : « Vous quitterez
Bade aujourd hui même, et dans vingt-quatre heures
vous serez hors des frontières du grand-duché. »
Il n'y a pas à répliquer ; il faut obéir sans hési-
ter, à moins qu'on ne préfère voyager sous bonne
escorte. C'est de l'arbiiraire, si vous voulez; mais
tous les honnêtes gens applaudiront à celte heu-
reuse et tutélaire tyrannie qui se manifeste seule-
ment pour le maintien de l'ordre, le triomphe de la
morale et la sécurité des plaisirs.
Pendant la journée, point d'étiquette dans le cos-
tume, on s'habille sans façon et légèrement; les
dandies les plus fringants portent des habits de toile,
des redingotes de coutil rayé, et se coiflent d'un
chapeau de paille ou d'une casquette. A l'heure du
diner, la tenue prend un caractère plus grave, et le
soir la toilette déploie toutes ses recherches mer-
veilleuses. Cependant, aux petites soirées dessalons
de la Conversation , les hommes sont admis en re-
dingote. Les femmes élégantes trouvent à Bade,
comme partout , l'occasion de faire trois ou quatre
toilettes par jour, depuis le négligé du matin jus-
qu'à la grande parure du bal. L'hiver à Paris, à
Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Londres, n'offre rien
de comparable aux bals du palais de la Conversa-
tion. Nulle part on ne trouverait une pareille réu-
nion, nulle part ce luxe, cet éclat, cet admirable as-
semblage de grandeurs et de dignités, nulle part ce
bouquet composé des lleurs de tous les climats, des
attraits de tous les pays. Oii rencontreriez- vous ce
piquant mélange qui vous montre , à la même con-
tredanse, une princesse souveraine et un simple
gentleman, un prince héréditaire et la femme d'un
banquier , et à la même table de whist les quatre
places occupées par les quatre parties du monde?
Aimez-vous la musique ? les concerts ne vous
manqueront pas. Il est rare que l'attrait de ces fêtes
ne soit pas éveillé par un nom célèbre. Tous les
grands artistes sont venus et viennent tour à tour
contribuer aux délices de l'été à Bade. Le livre d'or
a inscrit sur ses feuillets les noms de Paganini ,
Thaiberg, Bériot, Liszt, Ole Bull, Panofka , Vivier,
Batta, madame Pleyel ; toutes les illustrations in-
strumentales s'y rencontrent avec toutes les gloires
du chant : Rubini, Lablache , Nourrit, Mario, mes-
dames Catalani, Malibran, Pasta, Viardot-Garcia ,
Damoreau, et tant d'autres dont la nomenclature se-
rait trop longue. Parmi les mélodieuses solennités
qui ont eu lieu dans ces derniers temps, le Stabat de
Rossini a été exécuté avec un éclat et un succès dont
la chronique des eaux de Bade garde le souvenir.
Félicien David est venu ensuite diriger les inter-
prètes de la symphonie 3u Désert. Ce sont là les
grandes fêtes musicales. — Souvent aussi des ama-
teurs distingués, des talents aristocratiques se font
entendre en petit comité. Des barons et des mar-
quises, des comtes et des duchesses, chantent des
barcaroles italiennes, des chansonnettes allemandes,
des sérénades espagnoles, des airs français em-
pruntés aux charmants opéras d'Auber, et ces déli-
cieuses romances de Frédéric Bérat, fraîches mélo-
dies , ravissantes compositions , empreintes d'un
sentiment si pur , d'une grâce si naïve, d'une origi-
nalité si saillante.
On peut dire avec exactitude que Bade donne le
ton à Paris. C'est un congre où les nobles représen-
tants de tous les pays discutent les hautes questions
qui préoccupent le inonde élégant ; c'est un gymnase
où s'essayent et se préparent les innovations à la
mode. On y décide dans l'été quelle sera la danse en
vogue l'hiver suivant à Paris. Ainsi , avant d'être
adoptées par les coryphées des salons parisiens, la
hongroise, la valse à deux temps , la polka, la ma-
zurka, la redovva, ont fait leur début à Bade.
Quand il n'y a ni bal ni concert, on se réunit pour
causer, et c'est alors que le palais de la Conversation
justifie complètement son litre. Toute parole élégante
et courtoise est la bienvenue dans l'entretien; cha-
cun y parle avec le génie de sa nation; mais, pour
ne pas tomber dans la confusion delà tour de Babel,
on a, d'un commun accord , adopté l'usage de la
langue française. Ainsi le veulent la mode et le bon
goùl , et c'est là un hommage dont nous avons le
droit d'être Gers. La langue française règne souve-
rainement dans les salons aristocratiques de l'Eu-
rope entière; elle préside à l'entente cordiale de
toutes les intelligences. Les Allemands, les Anglais,
les Russes surtout, parlent le français comme le
parle Paris au faubourg Saint-Germain, à la Comé-
die-Française et à l'Académie. Le plus habile obser-
vateur, l'écouteur le plus attentif, distinguerait diffi-
cilement à quel pays appartiennent les interlocuteurs;
chacun apporte dans la causerie son tribut d'esprit
délicat , de fine plaisanterie et de révélations inté-
ressantes, dans le récit de ces véridiques anecdotes
qui composent l'histoire des eaux de Bade, et qui ne
sont pas moins curieuses que les anciennes légendes
de la contrée.
Un noble seigneur hongrois , le comte Christian
W..., était venu passer la belle saison à Bade avec
sa fille Hélène. Belle, gracieuse , charmante, et de
plus héritière unique d'une fortune immense que lui
avait léguée sa mère , la jeune comtesse se trouva
bientôt environnée d'une cour nombreuse. Elle avait
des adorateurs de toutes sortes, riches et pauvres,
nobles et obscurs, tendres ou passionnés , gais ou
mélancoliques. C'était un perpétuel tournoi dont
elle était la reine et où les prétendants se dispu-
taient le prix de l'adresse, de la grâce et de la sé-
duction. Des qu'elle montait en voiture, dix cavaliers
étaient en selle, \oltigeant autour de sa calèche. Au
LES EAUX DE BADE.
93
bal , les plus élégants danseurs lui étaient dévoués
sans partage. Il n'y -avait de soins, d'attentions et
de soupirs que pour elle, ce dont quelques belles
dames, françaises, russes et anglaises, étaient par-
ticulièrement mortifiées.
Parmi ces solliciteurs empressés, Hélène distingua
le plus indigne. Le chevalier Gaétan M... était, il
est vrai , un charmant jeune homme, paie et frêle ,
avec de beaux yeux bleus et de longs cheveux noirs
gracieusement bouclés ; à défaut de véritable pas-
sion, il avait l'éloquence du regard et de la parole ;
enfin, il s'habillait avec goût, dansait à merveille et
chantait comme Rubini. Mais , malheureusement ,
ces avantages étaient gâtés par de graads vices.
Joueur, débauché, peu scrupuleux, le chevalier
Gaétan avait quitté Naples, sa patrie , à la suite do
quelques aventures fâcheuses pour sa réputation.
Le comte, après avoir pris des informations, vou-
lut, mais trop tard, mettre sa fille en garde contre
un amour dangereux. Hélène n'écoula ni les avis,
ni les prières, ni les ordres de son père. Celui qu'on
essayait de perdre dans son esprit était déjà maitre
de son cœur, et elle refusait obstinément de croire
aux mauvais antécédents du jeune Italien.
Si Gaétan avait eu afl'aire à un père sans énergie,
peut-éire fùt-il devenu l'heureux époux de la jeune
comtesse et le paisible possesseur de l'immense for-
lune dont il était surtout éperdùment amoureux. Mais
le comte savait obtenir de gré ou de force le triomphe
de sa volonté. C'était un vieux lion puissant et ter-
rible ; il avait conservé toute la vigueur de la jeu-
nesse et toute la rude fermeté d'un caractère in-
domptable, que la tendresse paternelle pouvait seule
adoucir. Opiniâtre dans ses résolutions, brutal dans
ses procédés , il cherchait le moyen de mettre hors
de combat ce damoiseau qui osait prétendre à de-
venir son gendre malgré lui, lorsque le hasard lit
tomber entre ces mains une lettre que Gaétan écri-
vait à Hélène. Le chevalier, impatient d'arriver au
comble de ses vœux, proposait tout simplement à la
jeune comtesse de l'enlever, et lui demandait un
rendez-vous chez elle, à l'heure où le comte avait
l'habitude de sortir pour aller faire sa partie de whist,
avec quelques gentilhommes de sa connaissance,
dans le salon du palais de la Conversation.
Une rose à la ceinture d'Hélène devait être le
signe d'un consentement.
La jeune fille n'avait pas lu le billet adroitement
intercepté.
— Mettez celte fleur à votre ceinture , lui dit le
comte en lui présentant une rose , et venez avec
moi.
Hélèneobéit ensouriant et prit le bras de son père;
à la promenade, ils rencontrèrent Gaétan, qui,
voyant la fleur, fui tout joyeux. Puis le comte con-
duisit sa fille chez des personnes de leurs amis ,' et
lui ordonna d'attendre qu'il vint la chercher. Cela
fait, il rentra dans la petite maison qu'il habitait a
l'extrémité de Bade, sur le chemin de Lichlcnlhal.
Il avait congédié ses domestiques, et il était seul.
A l'heure convenue, Gaétan arrive au rendez-
vous, franchit lestement le mur du jardin, et, trou-
vant la porte de la maison fermée , entre par une
fenêtre du rez-de-chaussée; puis il monte l'escalier,
et, plein d'une douce émotion, il se dirige vers l'ap-
partcment d'Hélène. Mais là, au lieu de la fille, il
trouve le père armé de deux pistolets.
Le comte ferme la porte et dit au pauvre Gaétan,
muet de stupeur et tremblant d'effroi :
— Je puis vous tuer, j'en ai le droit. Vous entrez
chez moi de nuit et avec escalade; je vous traite
comme un malfaiteur, rien de plus naturel.
— Mais, monsieur, répond Gaétan d'une voix
presque éteinte, je ne suis pas un voleur,..
— El qu'ètes-vous donc? Vous venez me voler
ma fille, voler une héritière, voler une fortune!
Voici votre lettre qui m'a dévoilé vos criminelles in-
tenlions. Je serai sans pitié. Mais pour vous tuer, je
n'avais pas besoin de ce guet-apens; vous savez ce
que vaut mon bras; un duel aurait pu depuis long-
temps me faire justice de vous. Je n'ai pas voulu de
duel, pour éviter le scandale; et en ce moment je
n'emploierai le meurtre qu'à la dernière extrémité,
si vous refusez de m'obéir.
— Qu'exigez-vous de moi, monsieur?
— Vous quitterez Bade , non pas dans quelques
jours, non pas demain, mais à l'instant même. Vous
ne vous arrêterez <iu'à deux cents lieues d'ici , et
vous ne vous présenterez jamais devant moi ni de-
vant ma fille. Pour prix de votre obéissance, et pour
vos frais de voyage , je vous donne vingt mille
francs.
Le chevalier voulut parler.
— Pas de réplique! s'écria le comte d'une voix
tonnante. Vous me connaissez : songez que je vous
tiens au bout de ce pistolet, et que la moindre hési-
tation sera punie de mort.
— J'obéirai, répondit Iç chevalier.
— A la bonne heure ! Vos vingt mille francs sont
dans ce secrétaire ; prenez-les.
— Du moins, permettez que je n'aaepte pas celle
offre...
Un geste impérieux triompha de la fausse délica-
tesse que le chevalier exprimait faiblement et en
homme qui ne se défend que pour la forme.
— Mais, dit-il, le secrétaire est fermé!
— Ouvrez-le.
— La clef n'y est pas.
— Alors, brisez la serrure.
— Comment! vous voulez?...
— Brisez la serrure, ou je vous casse la tête !
96 REVUE PITTORESQUE.
Le pistolet fut de nouveau présenlo comme un ar-
gument sans réplique. Gaétan obéit.
— C'est bien, dit le comle. Prenez te paquet de
billets du banque ; ils vous appartiennent. Avez-
vous un portefeuille?
— Oui.
— Que contient-il?
— Quelques papiers , des lettres à mon adresse.
— Laissez tomber ce portefeuille devant le secré-
taire que vous avez forcé.
— Quoi !. .
— Il faut bien une preuve qui vous dénonce et
vous accable !
— Mais...
— Mais , monsieur, je veux qu'il y ait ici toutes
les apparences d'un vol de nuit, avec escalade et ef-
fraction , je veux , de plus , que le coupable soit
connu. Voleur ou mort! choisissez. Voire choix est
fait? J'étais bien sûr que vous seriez raisonnable.
A présent, vous allez fuir. Vous marcherez devant
moi, et je ne vous quitterai qu'à une lieue de Bade.
Du reste, soyez sans inquiétude : je rentrerai tard,
et je ne porterai ma plainte que demain. Vous pour-
rez aisément vous soustraire aux poursuites , et, si
ma protection vous est nécessaire, comptez sur moi.
Partons! »
Après cette aventure, qui fit grand bruit, le doute
n'était plus permis à Hélène. Gaëlan fut banni de
son cœur , et elle épousa un de ses cousins , capi-
taine dans un régiment de cavalerie au service de
l'empereur d'Autriche.
Elgkne GUINOT.
M E DE l EMUtt l't flBlS tHlTEii: l)B BiDB
UNE RESTAURATION EN PLEINE MER.
L'Orient n'a pas de plus belles nuits. En a-t-il J'aussi se- \ .!j/,
reines sur ses palmiers et ses lianes? je ne le crois pas; et m /j
j'ai pu en faire la comparaison assez longtemps. Une lune u'
polie comme un diamant argentait le golfe de Marseille, AL
couvrant d'un voile de mousseline les pins des montagnes, n
les champs de blé, les vignes noueuses et les terrains qui , 'fy\^i
semblables à un troupeau de bœufs noirs, descendent jus- 'pifi;!'
qu'à la mer, toute scintillante et lamée de cette clarté rê-
veuse. Tout dormait, le ciel, la terre et ses voix harmo-
nieuses, la mer et ses houles plaintives, faites de larmes
T. IV.
98
KE\ UE PITl
(Je naufragés. C'était a la lin de l'été, quand la vie
est à bout , quand elle a épuisé ses forces pour être
féconde, ardente et belle, quand elle jette à pleines
corbeilles et de toutes mains de la couleur aux
fruits, des fruits aux branches, du feu aux sables
du rivage , de la laine aux brebis, des plumes aux
oiseaux , et des passions tendres et superbes aux
hommes.
Dans le golfe au fond duquel dort Marseille ap-
puyée sur un lit d'odorante cannelle et de feuilles de
thé, il est un point où je voudrais mourir , où , s'il
m'étiiit permis de choisir une tombe, je demanderais
à être enseveli. Je crois que sous ces roches cou-
vertes de thym et de bruyère, balayées par le vent
du nord, je serais encore sensible à ces radieux pro-
diges de nos nuits méridionales. Mourir sans avoir
embrassé et pressé contre son cœur un pin des mon-
tagnes, sans avoir senti son amertume aux lèvres!
ce n'est pas mourir, c'est être tué.
J'étais couché au pied de ces montagnes dont
Marseille se fait une ceinture, et je vais vous dire
par où l'on y parvient. Vous me suivrez et vous
m'écouterez , car ce n'est pas de moi que je vous
parlerai , pauvre rêveur qui n'ai rien à vous conter
de mon passé , si ce n'est que j'aimais à en pleurer
les nuits d'été, el la mer où j'aurais peut-être défié
Byron s'il avait voulu ne se mesurer avec moi que
comme nageur.
J'ai à vous parler d'un grand de la terre, d'un roi,
el d'un grand roi , car il fut bien malheureux ; il
était exilé.
Et tandis que je regardais , étendu sur le sable,
tantôt le ciel et tantôt la mer , sans oser me dire
quel ravissement plus grand j'éprouvais pour l'un
lue pour l'autre, j'entendi? le bourdonnement mé-
lancolique d'un cornet à bouquin. C'est un berger,
me dis-je, qui rentre au village, et ma suave tris-
tesse reprit son cours. Je ne me préoccupais pas au-
trement de ce bruit dans la montagne.
Je m'enveloppais à peine dans mon assoupisse-
ment, quand je crus distinguer à quelques toises,
sur la surface de l'eau, une voile blanche, une lueur
agitée. J'arrêtai mon attention.
Mais le son du cornet la détourna de nouveau ;
cette fois le bruit était plus près de moi, il tournait
autour de la place où j'étais avec tant de précision,
que je supposai que le berger cherchait un chemin
dans la colline pour arriver au bord de la mer.
En me levant pour juger de la vraisemblance de
ma supposition , je m'assurai que la lueur aperçue
sur les flots était une barque de pêcheur catalan.
C'était un bateau long et efBlé comme un poisson-
épée , avançant à la rame, car l'air n'était pas
assez ému pour gonller la plus faible voile.
Je me mis sur pied ; le berger était derrière moi,
el le bateau s'ensablait au même instant.
ORESQUE.
— Bonne nuit, Gervaisy!
— Bonne nuit, Mateol
Gervaisy était le berger; Mateu , le pêcheur. Je
compris que c'était une rencontre : le cornet à bou-
quin était le signe de rappel.
Ils se touchèrent la main après m'avoir salué. Se-
raient-ce des contrebandiers? pensai-je; ont-ils pro-
fité d'une nuit aussi claire pour faire leur coup? Je
croyais les contrebandiers plus adroits.
— On dirait que nous en sommes , me dit en
mauvais français le pêcheur Maleo.
— Ma foi, oui, lépondis-je. Ce bateau que vous
montez ce panier qu'a votre camarade, le ber-
ger
— Ce panier contient des fruits , me dit le ber-
ger, des raisins, des figues, quelques poignées d'a-
mandes.
— Et le bateau ne porte que des rougets et des
sardines , ajouta le pêcheur en me prenant par la
main pour m'aider à sauter dans sa cale, pleine en
effet de menus poissons péchés dans la soirée.
— C'est pour loi , Maleo. Le berger déposa dans
le bateau la corbeille de fruits qu'il venait de me
montrer.
— Et ceci pour toi, Gervaisy, répliqua le pêcheur
en posant sur les mains calleuses du berger un petil
panier en roseaux rempli de poissons encore tout
fr,jtillants dans l'algue qui leur servait de lit.
— Vous voyez que nous ne sommes pas précisé-
ment des contrebandiers, me dit Maleo d'un air qui
pouvait signifier : mais je pourrais l'être à la ri-
gueur. Et je le croyais sur parole , en voyant sa
figure ovale et brune comme une olive à la fin de la
saison; à l'aspecl de ses membres, aussi fins que
ceux d'une goélette américaine, à son œil catalan,
noir et tempétueux, à son nez d'oiseau de mer.
— Vous n'êtes pas un contrebandier aujourd'hui.
— .aujourd'hui !... le mot laissa voir les dents de
Mateo. Il avait souri.
Il reprit :
— Nous sommes deux vieux amis, Gervaisy et
moi.
— Pas mal vieux, dit le berger; et il ajouta : Moi
plus vieux que toi, Mateo. J'ai eu quarante-trois ans
à Noèl, tu n'en as pas quarante.
— Je vois que vous avez été élevés ensemble
dans ce pays-ci. Vous y êtes peut-être nés tous les
deux ?
— Non , me répondit le pêcheur. Mon pays est
Saint-Feliu , en Catalogne ; mais je suis venu en
Provence à cinq ans; lui, il est né à Sainte-Mar-
guerite, à trois lieues d'ici. N'est-ce pas, Gervaisy"?
Au lieu de répondre, Gervaisy se mit à sonner du
cornet, dans le but, je présume, de rallier plus près
de la mer les moutons qu'il avait laissés dans la
montagne. Après avoir sonné, il écouta et nous finies
UNE RliSTAUHATlOiN
silence. Puis nous enlendimes des bêlements loin-
. tains et des tintements dans l'air. Le commande-
ment du berger était parvenu au troupeau. Kt le
chien, qui était aussitôt venu se ranger sous les plis
du manteau du berger, confirmait re.\actitude avec
laquelle on avait obéi.
Le berger fit signe au cliien de se coucher à ses
pieds. Maleo avait dit au mousse, qui avait fini d'é-
goutter le bateau et de ployer les Blets, de se re-
poser et de dormir s'il en avait en\ie. Et le mousse
et le chien dormaient déjà.
Que la mer était belle! ne la reverrai-je donc
plus!
— Nous sommes deux vieux amis, répéta Alateo
avec l'énergique concision d'un Espagnol pour qui
un pareil aveu n'est pas une protestation frivole.
Gervaisy et moi nous nous sommes connus ici il y
a vingt ans.
— Vingt ans, allirma le berger qui s'était accroupi
sur le sable à la place que j'occupais auparavant,
tandis que Mateo et moi étions , lui d'un côté , moi
de l'autre, assis à la proue à demi ensablée de son
bateau.
— Nous étions, Gervaisy et moi, dit Mateo avec
la lenteur solennelle des conteurs d'Orient, que rien
ne hâte dans leur récit, car ils savent que les nuits
sont longues et que la mort est au bout de tout;
nous étions, moi et Gervaisy, tous deux attachés au
service du roi d'Espagne , Charles 1\, — Dieu ait
son âme!
Mateo ôta son bonnet de laine rouge et regarda le
ciel. Gervaisy mit à profit ce temps donné par Mateo
à un souvenir religieux , pour dégager du ruban de
son chapeau de berger un vestige de pipe , vieux
volcan enfumé. Il la bourra avec son large pouce
tant et si longtemps que je fus étonné de ne pas la
voir éclater. 11 paraitqu'ils se connaissaient de longue
date, elle et lui. Mon second élonnement fut de voir
comment il s'arrangeait pour la placer dans sa bou-
che. La pipe n'avait littéralement pas de tuyau sen-
sible à l'œil , et le nez du berger était fort long et
fort incliné vers ses lèvres excessivement rentrées.
Pendant quelques minutes , il la tint entre ses
doigts , attentif au récit de Mateo qui avait repris
ainsi :
— Nous étions attachés, moi et Gervaisy, au ser-
vice du roi d'Espagne, Gervaisy comme berger, moi
comme fournisseur de poissons.
Ce mot de berger rappela à la mémoire de Ger-
vaisy qu'il avait des moutons aux environs, et de
sensation en sensation répercutée, il porta de nou-
veau le cornet à bouquin à ses lèvres et sonna sans
se déranger. Le chien secoua un peu les oreilles ;
mais, comprenant qu'on n'en voulait pas sérieuse-
ment à son sommeil, il se rendormit.
— C'était un bon roi, dit Mateo avec un lioclie-
EN PLEINE MEIi.
99
ment de tête bien plus significatif qu'une histoire
morale et philosophique de la décadence de la nio-
narcliie espagnole,
— Un fier homme ! ajouta le berger après avoir
posé sa pipe sur le sable et en battant le briquet. Il
vous tuait les perdrix au vol comme personne. S'il
était faible, on chargeait son fusil et il tirait; s'il
était malade, il chassait dans son fauteuil; s'il ne
pouvait marcher, nous le prenions dans les bras,
Mateo et moi, et il cha.ssait encore sur nos tètes; et
il ne manquait jamais !
Interrompu par Gervaisy, Mateo avait pris du
tabac fin dans sa poche, roulé du papier d'aicoy sur
sa cuisse et confectionné un cigaretto de véritable
origine.
La pipe et le cigarette étant allumés, Mateo
continua :
— Voilà comment mon camarade et moi avons
fait connaissance, ici, dans la propriété du roi
d'Espagne où nous sommes.
Et le marin et le berger se mirent à fumer. La
phrase de Mateo resta suspendue.
Un hasard comme l'histoire les aime a conservé à
la propriété magnifique à l'extrémité de laquelle
nous étions, le berger, Maleo et moi, le nom de
campagne du roi d'Espagne, quoiqu'elle ait fait re-
tour d'abord au premier propriétaire, fort peu roi,
je présume , et plus tard à une succession de négo-
ciants, insoucieux acquéreurs de cette splendide re-
lique. .\ucun de nos châteaux, si beaux du reste,
qui environnent Paris, ne peut être comparé à celui
qu'occupa le roi d'Espagne Charles IV pendant son
exil en Provence où il trouva , en compensation
d'une couronne perdue, la santé que les chagrins
lui avaient ôtée. C'est un jardin de Malte, un palais
embaumé comme on en voit aux eaux douces d'Asie,
vis-à-vis Constantinople. Pour sol un sable doux et
tamisé, à marcher nu-pieds sans éprouver la moin-
dre gène ; pour horizon et pour mur d'enceinte un
arc de montagnes dont les premiers pins qui les
couvrent sont dans la propriété même, et dont les
derniers n'ont a l'œil qui les voit trembler et folâ-
trer que la grosseur d'une touffe d'herbe; pour li-
mite ouverte aux regards de la mer, la Méditerra-
née, l'immensité verte; pour dôme le ciel des
Antilles, chaud et aéré, presque jaune l'été, tant
l'odeur du genêt le remplit avec abondance sous un
soleil qui dilate les pierres Ce n'est point celte pro-
digalité d'eau de nos campagnes du nord, qui n'en
ont que trop pour les baigner; mais c'est une eau
fine, vive comme un serpent, rubannée, fraîche à
briser les dents sans être crue ou dure aux lèvres,
enivrante à voir dans le creux des rochers ou dans
le vase de cristal, et qui est aux autres eaux ce que
le vin de Cliampagne est aux autres vins. C'est une
eau de Champagne. Cette eau limpide et rare em-
7.
REVUE PITTORESQUE.
100
plit dans celte propriété des bassins de marbre ca-
chés sous des platanes, et rompt de sa fraîcheur
l'ardeur de l'atmosphère, les après-midi d'automne,
quand le soleil a flétri dans la journée et fait ployer
les arbres et les fleurs. Et des orangers partout dans
les allées, des myrtes aulour des orangers, et des
oliviers dans la plaine. L'olivier! cet arbre grec,
dont riîiiibre est grecque , sévère et poétique , et
dont le murmure régulier peut être scandé comme
une ode d'Anacréon. Admirable villa où le palmier
et le citronnier viendraient s'ils pouvaient prévoir
comme ils y seraient bien ! Si ce n'est pas l'Italie ,
plus chaude, et l'Orient, plus impétueux, c'est ce
qui y ressemble le plus et le mieux. L'Europe n'est
plus là si ce n'est pas l'Afrique. Et que d'autres
beautés n'offre-t-elle pas? mais comment en parler
après avoir dit que la mer se monire au bout de
chaque longue allée, et si bien que tantôt c'est un
pommier qui empêche de voir un brick qui revient
des Indes à toutes voiles, et tantôt c'est une goé-
lette qui passe à travers les feuilles d'un acacia en
fleurs.
— Et il chassa tant, poursuivit Gervaisy, qu'au
bout de deux ans, il avait retrouvé ses jambes et
son estomac. Voyez-vous d'ici celle ligne blanche
dans la pinède? la lune vous la montre comme en
plein jour.
— Je crois la voir, répondis-je au berger.
— C'est un mur qui avait été élevé sur les ro-
chers, afin que le roi pût s'appuyer quand il était
fatigué au milieu de la chasse. A mesure que ses
forces revenaient, on allongeait le mur.
— Il est d'une belle longueur, interronipis-je.
— C'est que le roi Charles IV avait fini par bien
se porter.
La figure du calalan Mateo s'épanouissait pendant
que le berger rappelait, avec des pauses comman-
dées par le jet de la fumée du tabac . ces lambeaux
de l'histoire privée du malheureux Charles IV d'Es-
pagne exilé par Napoléon , qui ne savait pas encore
ce qu'était l'exil.
Gervaisy, ayant consommé sa première pipe, souf-
fla de nouveau dans son cornet, et nous entendîmes
immédiatement le bêlement des moulons et le bruit
argentin des sonnettes.
— Minuit bientôt, dit Mateo en regardant l'om-
bre des montagnes projetée sur la mer.
— Pas encore, dit le berger en fixant ses yeux
sur une étoile qui descendait à l'occident. Il s'en
faut d'un quart.
— Avec un si beau bassin au bout de sa propriété,
est-ce que le roi ne se livrait jamais au plaisir de la
pêche? il n'aimait peut-être pas la pèche.
Après ma question, le Calalan et le berger se re-
gardèrent pendant quelques minutes.
Gervaisy ne répondit pas, mais Maleo laissa tom-
ber un oui bref accompagné d'un soupir.
— Au fait, ajonta-t-il en trempant le bout de ses
pieds dans l'eau, et comme un homme triste et dis-
trait, tout cela est mort comme le vent de cette nuit.
N'est-ce pas Gervaisy?
— Ah I mon Dieu oui , Maleo.
— Et c'était par une aussi belle nuit que celle-ci,
ajouta Maleo le pécheur; une mer unie comme la
main, une lune ronde et blanche comme un écu
neuf, et un vent d'enfer, à pousser des coquilles de
noix en Amérique.
— Je m'en souviens, aflirma le berger en raclant
avec son couleau la corne torse et huileuse dans la-
quelle il soufflait.
— Vous vous souvenez sans doute tous deux en ce
moment de quelque grande pêche, de quelque pro-
menade sur l'eau où se trouvait le roi. Vous, Maleo,
vous étiez, je présume, le patron de barque?
— Je n'étais pas le patron de barque, car j'étais
trop jeune alors, mais c'était mon père qui l'était.
Moi, j'étais novice à bord.
— A bord de quoi ?
Sans me répondre, le Catalan frappa du talon le
bateau à la proue duquel lui et moi nous étions as-
sis. Je compris.
— Le roi Charles IV, repris-je, monta donc celle
barque la nuit de celte pêche.
Et allàtes-vous loin? très-loin?
Un rire aussi mélancolique qu'expressif écarta les
lèvres brunes de Maleo.
Le berger continuait ;i polir avec son couteau son
cornet à bouquin.
— Voyez-vous cette belle étoile là-bas?
— Oui, Mateo.
— Plus loin, vous en distinguez aussi trois dans la
même direction.
— Parfaitement ; elles sont sur Marseille.
— A peu près.
— Vous voulez me désigner, lui dis-je, le village
des Catalans.
Un signe de tête de Mateo m'apprit que je ne me
trompais pas.
Si l'on s'étonnait de la lenteur de nos propos, on
oublierait que la conversation était soutenue par un
berger et un Espagnol. Des hommes solitaires comme
les bergers sont sobres de paroles, et les Espagnols
ont des heures de silence comme les Orientaux, sur-
tout quand le vent, et il n'y en av.iit pas un brin ,
n'exalte pas les touches subtiles de leurs nerfs.
D'ailleurs j'avais infiniment plus d'intérêt à les écou-
ter qu'ils n'en avaient à me parler. Parfois, à leurs
visages grecs, à leurs airs de tètes senlenlieux, à
leurs costumes sauvages, et à considérer le lieu où
nous étions , je me croyais en Arcadie , au temps
des bucoliques et des églogues.
UNE RESTAURATION EN PLEINE MER.
101
— Je suis presque né là-bas, au village des Ca-
talans, reprit Mateo.
Le village que m'indiquait le pécheur m'était par-
failenicnt connu. C'est une bourgade de la Catalo-
gne, fondée au fond du golfe de Provence, mais une
bourgade espagnole avec sa langue, ses mœurs ma-
ritimes, ses coutumes et toute sa physionomie exté-
rieure et morale. Ils sont quinze cents ou deux mille
habitants, tous pécheurs, tous passant un tiers de
leur vie en Espagne, l'aulre tiers en Provence, dans
leur seconde patrie, l'autre tiers entre la Provence
et l'Espagne, c'est-à-dire sur la mer. Intrépides
matelots, en vingt heures souvent ils visitent l'Es-
pagne et retournent 6n France. La mer est le jardin
contigu à leurs deux propriétés. Leur fortune est la
pèche; leur ressource un fdet ; leur mise de fonds
un bateau, leur espoir le vent. Avec cela, ils ont du
pain de France et du vin d'Espagne, du poisson qui
frétille encore dans la poêle, des femmes souples
comme un jonc et déliées comme un fuseau ,. et le
soir, sur leurs portes, d'éternels boléros joués sur
des guitares de Malaga.
— Un jour, poursuivit iMateo, mon père dit à ses
neveux et cousins : — J'ai à vous parler. Venez ce
soir après la veillée. J'aurai du tabac, des oranges
et du vin du pays. — Entendu! répondirent les cou-
sins. Aucun ne manqua. Les femmes dormaient et
leurs enfants dormaient sur leurs genoux. On fuma,
on but, on fuma encore. J'étais là aussi , mais je ne
disais rien ; trop jeune encore pour dire mon avis ,
assez raisonnable cependant pour être admis à beau-
coup entendre. Voila que mon père parla. — L'autre
jour, dit-il, Mateo et moi nous avons conduit le roi...
Tous les cousins et neveux se levèrent, quittèrent
leurs pipes sur la table et leurs cigarettes, et se
découvrirent au noni du roi. — Nous avons conduit
le roi dans noire barque, là-bas, au delà des iles,
où je pensais lui procurer le plaisir de pêcher quel-
ques rougets, qu'il aime beaucoup. Un nuage passe,
le vent tourne, il fraîchit, la mer blanchit, c'est le
comm.'ncemenl d'une bourrasque; il y avait eu de
l'orage quelque part, c'est sûr. Rentrer, impossible.
J'abats les voiles, je ferme le pont, j'attache le roi
autour de moi et je m'attache au mât. Mateo était
au gouvernail pour parera la lame. Mon père disait
vrai — Je voyais bien, poursuivit-il, où nous allions.
En Catalogne! saint Jean de Dieu! crièrent les cou-
sins. — En Catalogne, reprit mon père. Et nous la
vîmes au bout de six heures de tempête. — Et le roi?
demandèrent les neveux et les cousins, le roi... —
Mateo! interrompit mon père, va voirsi les bateaux
sont bien amarrés à la plage : va, mon fils ! .\insi je
sortis, continua Mateo, sans savoir la fin de ce que
mon père racontait à ses cousins et à ses neveux, ou
plutôt sans savoir pou quoi il leur faisait cette his-
toire, car je n'ignorais pas que le roi avait beaucoup
pleuré en voyant les côtes d'Espagne, et qu'il avait
pleuré encore plus fort lorsque, le vent ayant changé,
nous traversâmes de nouveau le golfe de Lyon pour
rentrer au château. C'est ici, dit .Mateo, que nous
débarquâmes. On croyait que nous avions péri. La
reine était désolée. Elle avait fait allumer les cierges
de la chapelle du château en nous attendant.
— Est-ce là tout l'événement? demandai-je avec
une précipitation d'auditeur blasé sur les plus fortes
catastrophes.
Mateo ne remarqua pas même mon inconvenante
vivacité. Je l'ai dit : il ne racontait pas pour moi ; il
parlait pour complaire à sa mémoire, pour remuer
les feuilles sèches du passé que le vent du hasard
avait poussées à ses pieds par une belle nuitctoilée.
— Je vous ai dit, reprit Mateo, après avoir fait
signe à Gervaisy de lui donner du feu pour allumer
un cigarette , que mon père ne m'avait pas permis
d'entendre la fin de son récit. Voici ce qui se passa
un mois après environ.
— .\h! ce fut un mois après, dit le berger en
tendant un morceau d'amadou embrasé à Mateo.
— Oui! un mois après. Nous abordâmes ici à
trois heures du matin avec trois bateaux, montés
par les cousins et les neveux dont je vous ai déjà
parlé et commandés par mon père. Ce bateau était
un des trois , et je m'y trouvais. C'était pour une
grande partie de pêche que le roi avait désiré faire
en compagnie de ses fidèles et pauvres sujets les
Espagnols de la Catalogne. Elle devait durer tout le
jour. Nous avions des toiles pour le vent, des rames
pour le calme, des tentes pour le soleil, car nous
étions au fort de l'été. Il était à peine jour quand le
roi Charles IV se rendi tdu château à l'endroit où nous
sommes, accompagné de deux de ses domestiques.
— Et de moi?
— Et de toi, Gervaisy : j'allais te nommer.
— Un vent superbe se leva, dit Mateo, dont la
voix me parut changée, un vent comme nous l'espé-
rions, comme nous l'avions souhaité et demandé à
Notre-Dame de Mont-Jouy, toute la nuit de la veille,
à genoux, en prière, mon père, moi, mes cousins et
ses neveux, les bons et pieux Catalans. Au bout de
deux heures nous ne voyions plus les montagnes de
Marseille et du golfe que comme cette fumée.
Mateo, qui avait avalé, depuis quelques secondes,
deux ou trois gorgées de fumée, lâcha, pour justifier
sa comparaison, le nuage amassé dans sa poitrine.
Nous dépassâmes les îles du golfe une à une. Enfin
le roi qui souriait comme un saint en face de Dieu
chaque fois qu'une boufl'ée du vent d'Espagne enle-
vait son chapeau, car nous allions grand largue, ce
qui nous vaut mieux à nous que le vent arrière,
comme vous savez, le roi enfin s'informa du moment
et de l'endroit où nous commencerions à jeter les
filets et à tendre les lignes. Dans une heure, sire,
102 REVUE PITTORESQUE
lui répondit mon père. Dans une heure , soit I L'heure
n'était pas encore écoulée que Charles IV s'était en-
dormi à l'abri de la voile. Il dort! force de voiles,
s'écria sourdement mon père, dans le creux de ses
mains réunies, aux deux bateaux naviguant de con-
serve avec le nôtre. Force de voiles! Mettez tout
dehors! Les trois bateaux mangeaient lèvent! Saint
Jean de Dieu , c'est la vérité. Je ne sais pas com-
ment nous n'avons pas volé en charpie. Le roi dor-
mit cinq heures. Quand il s'éveilla nous étions en
vue des côtes d'Espagne. La Catalogne s'étendait de-
vant nous. Le soleil se couchait.
— Où suis-je"? demanda le roi, qui s'éveilla aus-
sitôt que les bateaux s'arrêtèrent et qui fut étran-
gement surpris de se voir entouré d'une foule d'au-
tres bateaux chargés de gens.
— Majesté, lui dit un ancien oflîcier de ses ar-
mées, vous êtes dans le golfe de Roses, en Catalo-
gne, en Espagne , et vous voyez devant vous vos
fidèles sujets qui viennent vous demander à genoux
de débarquer chez eux. Dans un mois vous serez à
Madrid. Sire, notre village donnera l'exemple aux
autres ; le feu passera aux villes ; et de ville en ville,
il traversera l'Espagne.
Et Charles IV, que nous soutenions dans nos bras,
se mit à pleurer comme un enfant. Il n'en revenait
pas de voir les montagnes d'Espagne , les jardins
de la Catalogne , d'entendre parler espagnol. Il bé-
nissait, il embrassait, il pleurait encore.
J'avais à la main la canne et le chapeau du roi.
— Non, mes amis, dit-il, je suis exilé; je trahi-
rais ma parole de roi si je vous écoulais. Mais je vous
pardonne de m'avoir trompé cependant. Mateo, c'é-
tait là ta partie de pêche. Je te pardonne aussi.
Vous m'avez rendu bien heureux. Espagne! Espa-
gne! Espagne! s'écria-t-il en pressant sur son cœur
le vieux soldat qui l'avait conjuré de débarquer! Et
en laissant flotter sa main sur vingt bateaux cou-
verts de têtes suppliantes : Espagne! Ab ! vous êtes
moins à plaindre que moi! Vous ne perdez qu'un roi
et je perds une patrie! Au large! Mateo, s'écria-t-
il : et en France! Au large 1
Mon père hésitait.
— Je le veux! répéta le roi.
■ Le lendemain au point du jour, le roi Charles IV
débarquait sur celte plage.
La tête du pêcheur catalan tomba sur sa poi-
trine et il se lut avec profondeur comme s'il eilt
regardé dans l'abime des vingt années écoulées.
Quand il eut assez donné à la réflexion, il releva
le front et il dit comme pour chasser de tristes pen-
sées : La mer se ride ; nous allons avoir du vent.
— Peut-être, dis-je alors avec trop peu de respect
pour son émotion, Charles IV eût reconquis son
trône s'il fût descendu en Espagne.
— 11 n'y serait pas descendu vivant, dit Gervaisy,
le berger, en remettant dans sa gaine le couteau
avec lequel il n'avait cessé de jouer pendant que
Mateo parlait.
— Tu étais un espion de l'empereur, je l'ai su
depuis, dit Mateo; je ne t'ai pas jeté plus lard du
haut de ces montagnes dans la mer, parce que tu
ne nous dénonças pas.
— Je n'en eus pas besoin. Charles IV écrivit aus-
sitôt à l'empereur de liii défendre désormais la pêche.
El Napoléon ajouta : Le roi d'Espagne ne couchera
jamais à son château. Depuis il n'y passa plus une
seule nuit.
— Mais le vent fraîchit, répéta Mateo. Enfant!
hausse l'antenne. Au large !
— Et moi , à mon troupeau , dit Gervaisy : le
berger et le chien se levèrent. Gervaisy sonna en-
core une fois dans le cornet à bouquin et le bruit
mélancolique me suivit jusqu'au fond de la cam-
pagne au milieu des pins et des genêts éclairés par
les rayons de la lune
LÉON GOZLAN.
AU GUI L'AN NEUF.
CHRONIQUE
I.
La Gaule était libre
et le joiig de l'étranger
n'avait point encore as-
servi ses guerriers re-
doutables , dont César
vainqueur devait plus
lard admirer la vail-
lance. Les dieux de
Rome, inconnus dans ses plaines ombreuses, ne son-
geaient pas encore à venir détrôner le culte révéré
do Teutatès et d'Irminsul. Les fêles nationales s'ac-
complissaient par le ministère des druides, auxquels
venaient se joindre parfois les vierges prophétesses
de l'ile de Sein.
Ce culte avait quelque chose d'âpre et de sauvage
comme toute nature primitive. Les idoles étaient
des chênes vieux comme le monde, ou des obélisques
de granit brut et non taillés, qu'on eût dit sortant
de la carrière; les temples, des forêts vierges de la
hache; les victimes, des prisonniers de guerre...
Il fallait des flots de sang humain pour offrandes
propitiatoires au Dieu de la vengeance.
Mais toutes les coutumes de la religion gauloise
n'étaient pas cruelles et barbares. Les mystères
doux et gracieux avaient aussi leur part dans la ma-
nifestation des croyances, et des cérémonies pleines
de charmes succédaient à d'horribles sacrifices.
Telle était la moisson du gui sacré au renouvelle-
ment de l'année.
Voici à ce sujet une chronique de nos pères qui
est parvenue jusqu'à nous , pieusement conservée,
comme une tradition de famille, malgré l'intervalle
des âges. Oubliée par la plume des historiens que
préoccupaient à plus juste titre le tableau de l'in-
vasion romaine et les annales de trois dynasties de
rois, elle est demeurée dans la mémoire des con-
104
leurs de village, qui l'ont, chacun a leur tour,
léguée comme un héritage a leurs enfants.
C'est devant le foyer d'un laboureur que nous
l'avons recueillie ; et ce n'a pas été pour nous une
légère surprise de trouver, dans le simple récit de
l'homme des champs, une peinture des mœurs anti-
ques que nous avait à peine indiquée l'étude. Notre
tâche s'est donc bornée à peu de chose. L'esquisse
nous avait été tracée vigoureuse et sentie... res-
taient seulement un lra^ail de coloriste et le soin
de rendre aux souvenirs de la tradition les teintes
locales, un peu affaiblies par une ignorance iné-
vitable.
II.
Dans le collège druidique des Andes, aux confins
du pays des Turones et de celui des Pictaves , non
loin des rives de la Loire, à la place qu'occupe
maintenant le village deBagneux, près de Saumur,
était un temple fameux entre les temples de la
Gaule. Le temps, du reste, l'a laissé debout, et
l'antiquaire aime à parcourir l'allée profonde de
la grotte aux Fées de Rion, dolmen immense com-
posé de treize pierres géantes, long de soixante-cinq
pieds et large de vingt-sept.
Le vieux monument dort maintenant solitaire et
silencieux à l'ombre de quelques platanes aux
blancs rameaux; mais à l'époque où se passe cette
chronique, une belle forêt de chênes toufîuset verts
laissait à peine arriver jusqu'à son ouverture les
lueurs mystérieuses de l'aurore. Une foule nom-
breuse venait à toutes les fêtes se presser sous le
dôme frémissant de son portique de feuillage.
La veille de l'an surtout, il recevait de nom-
breux visiteurs; car le gui aux reflets luisants unis-
sait de tous côtés ses branches d'un glauque pâle
au bronze vigoureusement sombre des arbres d'a-
lentour.
Or, l'an 86 avant la conquête de César, pendant
la nuit qui précéda celle où se récoltait la plante
bénie, un vieillard à barbe blanche, s'appuyant
sur l'épaule d'un beau jeune homme aux yeux bleus
et limpides, à la longue chevelure blonde, vint
chercher un abri sous le toit granitique de Rion et
demander l'hospitalité à Teutatès.
Le vieillard tenait de la main gauche une cithare
à trois cordes. Sa figure vénérable révélait la tran-
quillité de son cœur, libre maintenant des orages
des passions. Il s'appelait Semnor et les peuples
andécaves le comptaient au premier rang de leurs
bardes.
Le jeune homme qui soutenait ses pas chance-
lants était son pupille, Seridul, fils de Terbal , de la
caste des Eubarges. Comme il ne comptait pas en-
core trente neiges, il lui fallait attendre les jours de
REVUE PITTORESQUE.
la sagesse, et mûrir son esprit par l'expérience
avant de recueillir le titre glorieux de prophète saro-
nide. Déjà rependant son visage était grave , son
front soucieux, son regard mélancolique; mais il
paraissait tourmenté par une douleur secrète qui
venait par moments agiter le calme apparent de
ses traits.
Le vieillard vit ce trouble à la blanclie clarté de
la lune qui tombait sur la tète de Seridul par une
éclnircie du feuillage, et prenant doucement dans
ses moins tremblantes les mains de son jeune ami :
— 0 mon enfant, dit-il, apaise ton cœur, jette
sur tes pensées le voile de l'oubli. En vain tu vou-
drais fléchir les arrêts de ta destinée. Si le dieu
Thoth a décidé que le brenn des Andécaves ne t'ac-
cepterait pas pour son gendre , tes larmes et ta co-
lère sont inutiles , jamais tu n'épouseras Vallia, fille
de Wortimak.
— Mon père , vos paroles sont cruelles et me dé-
chirent l'âme, répondit le jeune homme.
— Elles sont vraies, mon fils, car c'est mon amour
pour toi qui les dicte, et ton père, Terbal, qui dort
maintenant sous le manhir de Doweck, ne te parle-
rait pas autrement, s'il t'était donné d'entendre en-
core sa voix.
— 0 Semnor, vous êtes la sagesse vivante ; par-
donnez à un insensé dont le délire amer vous blesse ;
mais si vous saviez ce que je souffre !
— J'ai connu la même douleur et avant toi, Seri-
dul... le sort aussi m'a refusé de bénir mes amours
avec la plus belle des filles des Namnèles... Olda
n'aimait pas d'autres chants que les miens... mais
son père, avare comme le brenn Wortimak, désunit
nos mains prêtes à se joindre, parce que, pauvre
ainsi que toi, ô mon fils, je ne pouvais [ as offrir,
selon la coutume des Gaules, de riches présents aux
parents de ma fiancée.
— Et vous l'avez perdue?
— Hélas ! tu le sais, ô mon enfant, j'ai passé seul
sur cette terre; jamais je n'ai souri au sourire d'une
autre femme, et je mourrai le dernier de ma famille
sans laisser un fils héritier de mon nom et de ma
cithare.
— Triste destinée qui va devenir la mienne!
— 0 Seridul , suis le conseil d'un vieillard, ne
ferme pas derrière toi la porte de l'espoir; l'homme
qui vit seul n'est pas heureux. . Prends une com-
pagne.
— Et Vallia?
— Fais violence à tes souvenirs pour l'oublier.
— L'oublier! dites vous; ô mon pèrel... Hélas!
avez-vous pu oublier Olda?
Le vieux barde ne répondit rien à son jeune ami ;
sa tête, blanche comme les bouleaux après la neige,
s'inclina sur sa poitrine, et la mémoire du passé fit
rouler une larme dans sa paupière tremblante.
AU GUI L'
III.
En ce moment, Seridul , fils de Terbal , crut en-
tendre , dans le silence de la nuit, un bruit de pas
légers qui froissaient les feuilles mortes de la forêt...
Il écouta plus altentivcnient... les pas se dirigeaient
vers l'ouverture du dolmen.
Bientôt il vit une forme blanche qui semblait va-
poreuse dans la lueur vague de la nuit... Cette om-
bre se penchait... La main droite, voilée sous les
plis de sa tunique, errait un instant au pied des ar-
bres, arrachait une plante noirâtre, et la réunissait
à un bouquet de plantes semblables que l'ombre te-
nait dans sa main gauche.
Cependant l'ombre s'approchait de la grotte, et
ses contours moins indécis trahissaient à chaque pas
un être réel.
Un cri s'échappa des lèvres de Seridul.
— Vallia ! c'est Vallia ! mon père...
— Oui, c'est moi, ù Seridul; la fée des amours,
je le vois, exauce le plus cher de mes vœux.
— Que veux-tu dire, ma fdle? demanda la voix
grave de Semnor. Que viens-tu faire dans la forêt à
l'heure des génies?
— Vénérable Semnor, répondit la jeune fille, j'y
cherchais l'espérance , et j'allais cueillant la feuille
brune du selago pour obtenir de la fée Létida le don
de la métamorphose afin de revoir Seridul.
— Soyez bénie, Vallia, dit le jeune homme.
Semnor interrompit cet élan d'amour reconnais-
sant.
— Il est beau d'avoir confiance aux divinités
supérieures , dit le barde à la vierge andécave ;
implorer leur protection est une action bonne et
sainte... mais une fille soumise ne doit pas quitter à
cette heure la maison de son père.
— Ne me condamnez pus, ù Semnor, le brenn
Wortimak est ici près qui sommeille avec ses guer-
riers sur des peaux d'auroch étendues aux pieds de
l'orme aux loups.
— Votre père est ici, Vallia? reprit Seridul avec
force, alors j'irai le trouver, je le supplierai encore
une fois.
— Arrêtez, Seridul, dit la fille de Wortimak; toute
prière est inutile.
— Et vous seriez perdus tous deux , ajouta le
vieillard. Wortimak, apprenant que lu as revu sa
fille, n'écouterait que sa colère, et peut-être il croi-
rait faire un sacrifice agréable à Teutatès en immo-
lant Seridul et Vallia pour venger l'honneur de sa
famille, qu'il croirait profané.
— Mon père, reprit en suppliant le fils de Terbal,
dites-nous alors ce qu'il faut faire.
— Attendre courageusement l'avenir et garder
aux dieux votre confiance... peut-être le calme sui-
vra les jours d'orage... mais, jusqu'à ce que la fat;:-
AN NEUF. 103
lité vous soit moins contraire, ne songez plus à vous
revoir.
X ces paroles, dites par le vieillard avec une len-
teur solennelle, Seridul laissa échapper un cri de
douleur... Vallia leva les yeux au ciel... puis elle
obéit à la douce impulsion de Semnor, qui l'éloignait
du dolmen, et le fils de Terbal, dans la préoccupa-
tion de son désespoir, ne s'aperçut pas du départ
de Vallia.
Immobile et voilant de ses deux mains ses larmes
impétueuses, il était à la même [>lace quand le barde
revintaprès avoirconduit Vallia, qu'attendait à quel-
ques pas du temple une esclave fidèle.
— Reprends courage, mon fils, dit Semnor, il est
indigne d'un homme de pleurer., laisse la faiblesse
aux enfants, aux femmes et aux vieillards.
Il dit; mais Seridul n'avait pas entendu ses pa-
roles, car il s'écria sans répondre aux exhortations
du poète :
— Elle est partie, mon père?
— Oui, mon fils: j'ai voulu vous sauver tous deux.
— Et je ne la verrai plus !
— Hélas! Wortimak est inflexible!
— Eh bien! s'écria le jeune homme d'une voix
emportée, je partirai aussi... j'irai chercher loin
d'elle l'oubli ou la mort.
— Que dis-tu , Seridul?
— Mon père , vous le savez , une guerre se pré-
pare dans le pays des Arvernes contre les Celtes-
.Armoriks; j'ai des bras et du cœur : j'irai m'offrir
aux chefs des Bretons ; et, si la guerre me favorise,
ma part de butin suffira pour contenter l'avarice de
Wortimak ; sinon je tomberai glorieux au premier
rang. Adieu, mon père, je pars.
— Ingrat, tu m'abandonnes?
— 0 Semnor , n'accusez pas mon cœur ; deman-
dez-moi tout le sang qui coule dans mes veines, je
vous le donnerai avec joie ; mais rester ici sans
espoir , je ne le puis.
— Alors, mon enfant, tu ne partiras pas seul...
Je le suivrai dans cet exil volontaire... j'ai juré à
Terbal de protéger son fils, je tiendrai mon serment,
et pendant que lu prendras place au milieu des
guerriers bretons, je les exciterai au combat par
les mâles accords de ma cithare. Bien des hivers
pourtant ont affaibli ma voix; mais pour toi, ô Se-
ridul , je sens que je retrouverai les forces de mon
printemps. .Allons, fils de Terbal, le sort en est
jeté , viens.
— Restez! dit au fond de la grotte une voix tout
à la fois mélodieuse et impéralive.
IV.
Semnor et Seridul , qui avaient déjà repris leurs
bâtons de voyage, s'arrêtèrent, et comme le cré-
lOfi REVUE PITTORESOUE
puâcule naissant rommençait à chasser les ombres,
ils virent à quelques pas d'eux une femme belle el
jeune clonl les traits admirablement réguliers je-
taient comme un reflet d'inspiration divine. Ses
cheveux abondants et blonds comme une gerbe
d'épis mûrs, séparés sur le front et rattachés par
derrière, révélaient le plus pur sang gaulois : son
costume était celui des femmes armoricaines. Une
tunique de lin, blanche comme les plumes du cygne,
flottait sur elle à larges plis, couvrait ses épaules et
son sein, mais laissait nus ses bras merveilleuse-
ment beaux. Son front était couronné d'un diadème
de verveine à fleurs violettes; une faucille d'or pen-
dait à la ceinture de pourpre ,jui resserrait au-dessus
des hanches les plis de sa tunique.
C'était une druidesse.
Le vieillard et le jeune homme se prosternèrent
tous deux avec respect.
— Salut, vie.'-ge de Sein , prophélesse sacrée, dit
Semnor.
— Prêtresse du dieu Thoth, reine et conscd des
peuples, salut, répéla Seridul.
— Relevez-vous, répondit la druidesse avec un
geste majestueux, et prêtez tous les deux l'oreille à
mes paroles... Tout à l'heure j'étais au fond de ce
temple, je vous ai entendus.... vous voulez partir.
Eh bien! au nom de Thoth, votre seigneur et le
mien, je vous ordonne de rester jusqu'à demain....
Vieillard , tu dois tes chants à la fêle qui se pré-
pare.... Jeune homme, il faut , avant de fuir ta pa-
trie, partager le gui des vieux chênes avec tes frè-
res. .. Ainsi le veut la coutume des ancêtres et la
loi éternelle des dieux.
— Voix de l'oracle, lu as parlé, dit Semnor,
j'obéis.
— 0 vierge, ajouta Seridul, j'imiterai mon père.
Mais dis-moi si je puis espérer de fléchir ^^'ortimak,
tu dois le savoir, puisque tes regards puissants li-
sent au livre de l'avenir"?
— Fils deTerbal, répondit sévèrement laprophè-
tesse, je n'ai qu'une parole à te répéter : « Reste. »
Quant au destin, je ne trahirai pas ses secrets. A
quoi bon, s'il est malheureux, tuer l'espérance dans
ton âme? Si, au contraire, il favorise tes désirs,
pourquoi t'enlever l'inquiétude de l'attente, qui est
peut-être la condition réglée par les dieux pour te
le faire mériter'?
Ainsi parla au pupille du barde la vierge aux che-
veux d'or; puis elle sortit de la grotte et disparut
bientôt dans le dédale de la forêt. Semnor prit sa
cithare, et chanta, sur un air mélancolique, un
hymne aux génies de la pati-ie , tandis que Seridul
rêvait tristement à ce qu'il venait d'entendre.
Et tous deux passèrent la journée au pied d'un
chêne, sans que le pas d'un homme agitât la bruyère
autour d'eux.
V.
Le soir vint.... la lueur des cicux disparut....
la lune se leva comme une sphère d'or à l'horizon
lointain; et quelques rares étoiles scintillèrent au-
dessus des arbres séculaires.
.\lors une sourde rumeur retentit dans la forêt, et
vint, se rapprochant graduellement, entourer d'un
cercle de voix la haute grotte aux fées. Puis sou-
dain des flambeaux brillèrent, et lout un peuple,
jusque-là caché dans l'ombre, apparut à leurs
clartés.
C'était la réunion des Andecaves, des Piclaves,
des Lemorices, des Deablentes et des Turones; les
uns portant la chiamyde et le bardocuculle, les au-
ties la saye rayée et la cérampeline écarlate. Au
milieu de ces nations aux traits mâles et durs, aux
regards fiers et presque féroces, se distinguaient les
guerriers avec le bouclier d'osier peint de figures
bizarres au bras 'gauche, le couteau de silex et le
carquois de flèches à pointes de coquillage à la
ceinture, et tenant de la main droite une hache de
pierre dure , grossièrement emmanchée dans un
jeune rameau de frêne.
Un de ces guerriers vit Semnor près du dolmen,
et s'avança vers lui avec vénération :
— Mon père, dit-il, le peuple demande à t'en-
tendre.
— Mon fils, répondit le barde, qu'il soit fait selon
le vœu du peuple.
Et , après avoir préludé avec force sur les trois
cordes de sa cithare, Semnor chanta ainsi:
" Gloire aux vaillants! car ils sont le soutien du
laboureur. Gloire au laboureur', car il sème le blé
qui nourrit les vaillants.
» Vienne la guerre, la guerre qui tue, les bœufs
seraient arrachés à la charrue et chassés du sillon ,
les femmes deviendraient esclaves, les enfants péri-
raient écrasés sous les pieds des chevaux ennemis ,
sous la lance du guerrier et sa hache redoutable.
» Gloire aux vaillants! car ils sont le soutien du
laboureur. Gloire au laboureur! car il sème le blé
qui nourrit les vaillants.
» Vienne la paix , la paix qui amollit , plus de bu-
tin, les bras vamqueurs, mais inutiles, s'énervent,
le guerrier pauvre va mourir dans son repos; mais
le laboureur vient à lui avec une gerbe et lui dit :
Frère , partageons la moisson de mon champ.
11 Gloire aux vaillants! car ils sont le soutien du
laboureur. Gloire au laboureur! car il sème le blé
qui nourrit les vaillants. >'
Semnor allait continuer, mais la foule; qui l'avait
écouté dans le silence religieux de l'admiration, in-
terrompit sa voix par une acclamation prolongée.
Le cortéae de la fêle s'avançait.
AU GUI L'AN NEUF.
107
Six druides agitant des branches de sapin embra-
sées précédaient deux taureaux blancs, sans taches,
dont les longues cornes étaient chargées de verveine;
et le prêtre des sacrifices, une massue de racine
d'orme à la main , suivait au milieu d'une foule
d'eubages. Puis venaiejit deux enfants nus qui por-
taient dans des vases de terre , l'un du sel blanc et
fin recueilli sur les rochers de Karnak , l'autre du
vin généreux récolté aux dernières vendanges sur
les fertiles coteaux de la Loire.
Enfin, la dernière de tous, marchait à pas lents
une femme, la reine de cette nuit.
Semnor et Seridul reconnurent la prophétesse.
Elle s'arrêta devant un terire do gazon élevé au
pied d'un chêne, frappa trois fois l'écorce de l'arbre
avec sa faucille d'or et dit :
— Au gui l'on neuf!
Le peuple s'inclina pieusement.
En ce monienl Seridul vit s'avancer, au cenire du
cercle que formait la foule, les chefs îles peuples
et leurs familles; son cœur battit violemment quand
il reconnut Vallia près de Wortimak.
— Au gui l'an neuf! répéta la druidesse.
Et, montant sur le tertre, elle coupa la plante sa-
crée et la jeta dans un voile blanc que tendait devant
elle un eubage.
Puis vingt autres eubages qui n'attendaient que
ce signal apportèrent dans des voiles semblables
d'autres plantes de gui et les déposèrent aux pieds
de la druidesse.
Alors commença la distribution.
Les druides s'avancèrent les premiers pour rece-
voir une petite tige de la plante bénie, puis vinrent
les eubages, puis les chefs et le peuple allaient sui-
vre quand la prophétesse appela à haute voix :
— Seridul, fils de Terbal.
Le jeune homme regarda autour de lui avec éton-
nement, comme s'il eût été éveillé d'un rêve, et
resta morne. Mais le barde, son protecteur, le con-
duisit à celle dont la voix le désignait.
VI.
La druidesse prit un rameau de gui tout entier
chargé de feuilles nombreuses, vertes et fraîches.
— Seridul, fils de Terbal, dit-elle, que l'année
te soit bonne.
Seridul reçut en tremblant le rameau , puis jeta un
cri qui fut ré|>été par tout le peuple.
Une grande merveille venait de s'accomplir ; le ra-
meau s'était changé en or.
Le fils de Terbal , pâle d'émotion, essaya en vain
de parler... Les Ilots de la pensée se pressaient sur
ses lèvres et s'y brisaient sans murmure.
Cependant Vallia s'était retournée vers son père,
et Wortimak s'avançait vers elle. Seridul se releva,
courut offrir son trésor à la jeune fille, et le rayon
d'un sourire qui éclaira le visage froid et sévère du
brenn lui apprit que sa douleur était finie. Un com-
mencement de bonheur l'avait rendu muet ; l'excès
de ce même bonheur ranima sa voix éteinte.
— Vallia ! Vallia ! s'écria-t-il avec délire.
La prophétesse l'interrompit.
— Tu as raison, ô Seridul, dit-elle, de rendre
grâces à ta bien-aimée; car c'est à sa foi que tous
deux vous devez votre union. Elle a pieusement
cueilli le selago des bois au cinquième jour de la
lune pour me demander le don des métamorpho-
ses... .le viens d'accomplir sa prière.
— La fée Létida,la fée des amours, s'écria la fille
du bronu-
Le peuple à ce nom fiéchit le genou et se re-
cueillit.
.•^eridul , Semnor et Vallia s'approchèrent de la
déesse et baisèrent le bas de sa tunique.
Wortimak voulut à son tour rendre son hommage
à la fée; mais elle disparut en disant :
— Brenn des Andecaves, le dieu Tliotli rejette
les avares.
Wortimak tressaillit et resta un moment accablé,
comme si la foudre eût grondé^sur sa tète .. Puis, dé-
nouant son bardocucule à franges d'or, il le jeta sur
les épaules de Seridul et dit au barde :
— Je le jure devant toi et devant ce peuple ! ô
mon père! mes trésors sont dès ce jour, comme ce
vêtement, à l'époux de ma fille... Que Thoth nie soit
en aide !
La fée Létida venait de faire une métamorphose
nouvelle.
— Honneur à Wortimak! dit le peuple.
— Gloire à Létida , la fée des amours ! reprit
Semnor.
Et la cithare mélodieuse retentit sous ses doigts.
Les enfants des Gaules se turent, et le sacrifica-
teur, immolant les deux taureaux blancs, qu'il ar-
rosa de vin et de sel , acheva la fête , pendant que
la voix inspirée de Semnor proclamait la puissance
des dieux.
Et, depuis cette nuit fameuse, ajoute la chroni-
que, les Gaulois voulurent perpétuer chez leurs en-
fants le souvenir de la protection accordée à Seri-
dul , Qls de Terbal , et à Vallia, fille de Wortimak ,
par la fée des amours. Ils instituèrent pour coutume
d'offrir chacun à leurs amis, au premier jour de
l'an, une feuille de gui» en or, en accompagnant ce
présent des paroles de Létida :
— Que l'année vous soit bonne!
GEoiifiKS OLIVIER.
LE BOXHOMME LAZARILLE.
LA GIBLOTTE.
Je n'imagine rien de plus joyeux , de plus indépendant
que la vie d'un saltimbanque. Un saltimbanque... mais c'est
le mortel le plus libre, le plus insouciant , le plus heureux.
Peu de lois, pas de préjugés, jamais de chaînes!... Que lui
importe le monde?... Il n'en a rien reçu, il ne lui doit rien.
Sans prendre la peine de le connaître, il s'en moque, et voilà
tout. C'est un bohémien, c'est un oiseau. Il n'a pas de mai-
son ; mais ni l'ennui ni le chagrin ne pénètrent jamais sous
sa tente, que le vent emporte et déplace au gré de sa fantai-
sie. Il a la paresse du lézard ; et, comme le frileux reptile,
aime à se réchauffer le long des vieux murs, aux rayons du
soleil... Un jour, voilà tout son avenir ; et jamais le souci du
lendemain n'a préoccupé sa cervelle. On le voit sans cesse
alerte, dispos et souriant. Il est poète parfois, spirituel sou-
vent, philosophe toujours. Un rien l'habille; la toile d'un
matelas, ou bien un de ces carricks, dont Bilboquet se drape
comme d'un manteau royal. Sa gourmandise est moins exi-
geante que la sobriété elle-même , et si le vin est trop cher,
la fontaine voisine remplit son gobelet d'étain. Enfin sa mi-
LE BONHOMME LAZARILLE.
loy
sère ne repousse ni la gaieté ni le bonheur ; et l'a-
mour aime à lleurir le pauvre grabat de Colombine.
Le saltimbanque est un type adorable; et jamais
le crayon de Callol n'a rien créé de plus original et
de plus réjouissant. Les uns sont longs, pâles, dé-
gingandés; les autres, courts, épais et rougeauds.
Ceux-ci se distinguent par une physionomie douce-
reuse et ingénue; ceux-là par une mine aventureuse et
effrontée. Mais tous ont un cachet étrange et drola-
tique. Aussi , je ne saurais dire à quel point je les
cherche, je les admire et je les aime, ces pauvres
enfants du hasard !
Pas une fête , pas une kermesse , pas une foire ne
vient camper dans mon voisinage sans que je sois le
premier, le plus empressé des amateurs, ou des ba-
dauds, si vous l'aimez mieux. Ce fut donc avec une
joie d'enfant que je vis arriver le mois d'août 184o,
car nous étions à la Saint-Louis, et j'habitais Ver-
sailles cet été-là; Versailles, la splendide ville de
nos rois, qui célèbre en cet anniversaire, et tout à
la fois probablement, Louis-le-Grand, son fondateur;
Louis-le-Saint, son divin patron.
Dès le premier jour, je sortis à la tombée de la
nuit. Je traversai la place d'armes, et je fus bientôt
aux premiers arbres de la large avenue de Sceaux.
Quel coup d'oeil!.. . Le ciel lui-même semblait être
de la fête tant il se montrait lumineux et brillant.
On eût dit que la lune et que les étoiles écartaient
le feuillage des hauts marronniers pour mieux voir
ce qui allait se passer ce soir-là... L'avenue res-
plendissait, presque aussi constellée que le ciel; et
quelque Arago flâneur eût pu faire un cours complet
d'astronomie terrestre. Ce n'était que lampions, quin-
quets, chandelles, bougies, lanternes aux mille cou-
leurs... Voilà le tableau, quanta la lumière; pour le
bruit, c'était, ma fol, bien autre chose encore...
Figurez-vous... Mais non, c'est impossible à dé-
crire... Figurez-vous un vacarme... un tintamarre...
un charivari... immense, multiple, assourdissant!...
Les cris des marchands; les voix et les pas des flâ-
neurs; les orchestres des bals et des baraques; mille
instruments, mille hurlements, mille vociférations!...
Eh bien, vous n'y êtes pas encore, et le concert est
incomplet... N'y avait-il pas cent parties qui bro-
daient sur ce thème sans pareil?... Le piston chan-
tait; la clarinette de l'aveugle sifflait; la grosse
caisse tonnait; les cymbales grinçaient; la friture
clapissait... Et puis les pétards, les pistolets, les
chiens, les mirlitons!... Tout cela s'harmoniait et
montait vers le ciel étoile et retentissant... C'était à
rendre muet le fracas des batailles, les trompettes
du jugement dernier et les festivals de Berlioz !...
Il y avait encore un spectacle aussi curieux à lui
seul que tout le reste ensemble : la foule!... La
large avenue ressemblait à une mer moutonneuse et
clapotante .. Oui, l'Océan seul peut donner une idée
de celle multitude de lûtes, de bonnets, de capotes,
de chapeaux , de casquellcs. Et tout cela ondulait ,
fourmillait, grouillait!... Si quelque oiseau effrayé
eût laissé tomber une de ces plumes, en s'envolanl
de son nid , elle n'aurait certes pas touché le pavé
ce soir-là.
J'étais au beau milieu de la cohue; on me bous-
culait, on me marchait sur les pieds, on me montait
sur le dos; n'importe!... Je trouvais tout cela char-
mant.
Je dois faire une légère restriction : je suis peu
admirateur des pyramides de pains d'épices, de
porcelaines et de macarons. Je ne m'arrête pas au
nougat de Marseille, aux bijoux contrôlés, enfin à
foutes ces boutiques qui étalent leurs tentations
utiles ou frivoles. Mon but était ailleurs, et je me
hâtai autant que possible vers les saltimbanques,
bivouaques vers le haut de l'avenue. Après deux
heures d'une courageuse navigation , j'atteignis le
port, non sans quelques avaries.
Là, foule et bruit, tout grossissait encore. Néan-
moins, je trouvai moyen d'entendre toutes les pa-
rades, d'assister à chaque spectacle, et, je dois l'a-
vouer, je préfère de beaucoup le prologue à la pièce,
les promesses du dehors aux beautés de l'intérieur.
J'aime à voir sur les tréteaux, à la lueur des torches,
la trou])e s'évertuant à piquer la curiosité; j'aime à
conlempler les formes de l'hercule , l'exécution des
musiciens polonais , l'esprit du paillasse , et surtout
la nymphe vêtue de gaze, de paillettes, et que voile
à demi le pudique tartan aux couleurs voyantes et
fanées. Tout cela fait un peu de tort aux veaux à
deux tètes et aux albinos de la mer Glaciale; les
uns et les autres ont cependant leur charme, et je
ne céderais ni un des lazzis de Jocrisse, ni une des
écailles du boa constriclor.
Je sortais de la dernière baraque, et je respirais
avec voluplé, car là cessaient brusquement le bruit,
les lumières et la foule, lorsqu'un bruit étrange me
fit retourner la tète. Je regardai du côté de ce bruit,
et je distinguai avec surprise une baraque que je
n'avais pas aperçue d'abord. C'était une tente toute
petite, toute détruite et toute rapiécée. Deux espèces
de bannières se balançaient auprès de l'étroite fente
qui servait de porte ; mais il eût été fort difficile de
deviner ce qu'elles avaient la prétenlion de représen-
ter. A peine restait-il sur le calicot quelques teintes
confuses et effacées Bien des orages avaient dû
passer là-dessus! ..
Il y avait là-dedans quelque chose de mystérieux ;
et j'examinai avec plus d'attention cette baraque
en lambeaux. Sur le devant, quelques planches po-
sées sur deux futailles formaient les tréteau.x de
parade ; et sur ce balcon misérable il y avait un
lampion, un tambour et un vieillard.
Le lampion n'avait pas de lumière , le tambour
Mit IIEVUE PITTORESQUE
pas de son, le vieillard pas de regard. A peine la
mèclie fumeuse jetait-elle encure quelques lueurs
expirantes et blafardes. A peine enlendait-on sur
la peau flasque et détendue le frottement monotone
des baguettes A peine le saltimbanque donnait-il
signe de vie , par un soupir dolent et mélancolique.
Pauvre homme!... l'aspect de tant de misère me
serra le cœur. 11 était là, tout seul, presque dans
l'obscurité, presque dans le silence, à battre sa
vieille caisse d'un mouvement triste et résigné. Per-
sonne ne l'entendait, personne ne le voyait. N'im-
porte.,, il allait toujours! Le devant de sa lente
était désert, complètement désert. Pas même un
enfant curieux ne s'aventurait jusquo-la. Eh bien!...
rien ne le décourageait; il frappait d'un semblant
de mouvement son fantôme de tambour. D'abord ,
je crus qu'il était aveugle, ou bien qu'il dormait.
Mais au bruit de mes pas, il entr'ouvrit sa paupière...
Un éclair d'espoir et de joie passa sur son visage
jaune et ridé. 11 me semblait qu'en même temps le
lampion jetait une lueur plus vive. Quant au tam-
bour, c'était sans doute le plus vieux et le plus ma-
lade; car le maître eut beau redoubler d ellorls et
de coups, il ne rendit aucun son. Heureux tam-
bour!... Sa peau venait d'achever de se fendre, il
n'avait plus besoin de rien, lui!... tandis que le
lampion attendait un peu d'huile , et le vieillard...
peut-être un peu de pain!...
J'entrai dans la baraque.
Pas la moindie lumière!... Heureusement la lune
traversait sans peine la trame de la toile, réduite a
l'état de squelette, et semblable à ces feuilles à jour
dont les chenilles n'ont laissé que les membranes.
Je distinguai une forme de banc , et je m'assis en
hésitant.
J'entendis alors une voix tremblante et cassée qui
s'etTor(,'ait de parler au dehors. C'était le saltimban-
que qui déclamait consciencieusement l'annonce de
son spectacle aux marronniers de l'avenue. Je prèlai
une oreille attentive, et je com|iris qu'on allait me
représenter les malheurs et la biche de Geneviève
de Brabant.
La voix cessa, et je vis bientôt paraître le vieil-
lard, portant dans les deux mains le lampion à l'a-
gonie. Que de soins ! que de précautions! que d'an-
goisses!... Enfin, il arriva heureusement jusqu'au
petit théâtre, dont je ne fis qu'entrevoii' la toile bleue;
car, au moment où le pauvre honmie se baissait
pour poser le lampion sur la planche de la scène, il
s'éteignit.
Alors se fit dans l'ombre un soupir de désappoin-
tement; mais un soupir tout à la fois si navrant et
si Comique, que je me sentis en même temps un
sourire sur les lèvres et deux larmes dans les yeux.
Au bout de quelques secondes, le saltimbanque
vint il moi et me dit :
— Pardon, monsieur... Je vais chercher de la lu-
mière...
Il lit deux pas pour sortir, puis il revint vers moi,
et ce fut en balbutiant un peu qu'il ajouta :
— Au fait, monsieur... je réfléchis... pour un seul
amateur... je ne puis... donner la représentation.
Je crus comprendre, et, tirant une pièce de cinq
francs de ma poche, je la mis dans la main du vieil-
lard, qui répondit aussitôt :
— Ah! si monsieur paye double, je vais travail-
ler... Mais vous pensez que pour un sou !... J'y vais,
monsieur, j'y vais !...
Et il sortit, croyant que je venais de lui donner
un décime.
Une minute ne s'était pas écoulée que je le vis
rentrer dans la tente. 11 tendit vivement vers moi la
main ouverte et me dit :
— Vous vous êtes trompé, monsieur!... C'est
un écu!...
Cette probité chez un bateleur, au sein de cette
misère... cette probité-là était sublime.
— Non, répondis-je avec émotion, non, mon bravo
homme, je ne me suis pas trompé; j'ai voulu vous
donner cela...
— Je ne puis accepter murmura le pauvre
homme , avec l'hésitation d'un enfant qui refuse et
qui meurt d'envie de prendre.
— Et pourquoi donc? ajoutai-je. Je représente a
moi seul tout le public, il est bien juste que je paye
comme le public tout entier.
— Monsieur veut rire? Ma salle étant pleine, je
n'ai jamais fait cette recette-là.
Pauvre homme!... cinq francs!...
J'eus toutes les peines du monde à le faire accep-
ter. Enfin il s'écria :
— Oh ! monsieur, merci !. . Mais il faut que vous
soyez joliment amateur... Excusez-moi si je suis
forcé devons faire encore attendie .. Je cours cher-
cher quatre lampions... Et tenez... je puis vous l'a-
vouer maintenant., j'étais dans un fier embarras!..
Malgré la garantie de ma baraque , aucun épicier
n'a voulu me faire crédit... môme d'un seul lam-
pion... A cette heure, c'est bien différent... et je
cours...
Je ne m'étais pas trompé.
Au moment ou le vieillard se disposait à sortir, je
le retins par le bras en lui disant :
— Écoutez-moi... Il se fait tard... si nous remet-
tions le septacle à demain?... Hein?... Qu'en dites-
vous?...
Toute la gaieté du bonhomme s'évanouit aussitôt;
et d'un ton eflrayô et boudeur il me fit :
— Pourquoi donc, monsieur?...
— Devant un seul spectateur vous ne seriez pas
en verve... J'ai entendu dire que pour se monter
les artistes avaient besoin d'un public nombreux.
LE BOMIU.MME l.AZAlilLLIi.
I I I
— Les coiiiédiens peut-être, uuiis nous...
— Enfin , je vous entendrai demain avec plus de
plaisir, j'en suis sûr!
Pour toute ré(»onse, le vieillard me tendit les cini]
francs d'un air coniraint et dolent. Je remarquai sa
tristesse et je m'empressai de lui dire :
— Gardez'... gardez!... Ce sera payé pour de-
main... Ah! ne vous avisez pas de faire des façons...
Vous savez bien que les places retenues d'avance
coûtent plus cher au bureau de location... Allons,
allons, croyez-moi!... quittez pour ce soir voire
théâtre; traversez l'avenue, entrez chez le marchand
de vins que vous apercevez... là... presqu'en face...
et faites-vous servir une bouteille du meilleur...
avec une friture... une tranche de veau... une gi-
belotte.
— Une gibelotte!... s'écria le saltimbanque avec
un accent étrange, une gibelotte!... Ah! monsieur,
quel mot avez-vous prononcé là !...
En achevant ces paroles , il se cacha le visage
dans ses mains et tomba sur le banc où j'étais
assis.
Je ne savais que penser de cette singulière tris-
tesse, et je lui dis avec étonnement :
— Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire, dans ce
mot-là "?
— Ah! monsieur, me répondit-il en soupirant,
vous m'avez rappelé un bien cruel souvenir... un
événement bien douloureux !...
— Je flairai de suite une histoire, et je m'écriai
avec empressement :
— Racontez-moi cela, mon ami !...
— Oh ! me fit-il en branlant sa tête moitié chauve,
moitié blanche, c'est un enfantillage... une niaise-
rie... qui vous ferait rire... et qui ne mérite pas la
peine de vous être racontée.
— Si fait... si fait... je suis trés-curieu,\... et quel-
que chose me dit que votre récit ne me fera point
rire... Commencez donc, je vous en prie.
— Mais, monsieur...
— Vous ne voulez donc jamais faire ce que je
vous demande? Voyons... l'histoire remplacera la
représentation... hem?... voulez-vous?
Après une courte hésitation, le saltimbanque me
répondit :
— Je ne peux pas vous refuser... mais je dois
vous en prévenir... ce souvenir, tout trivial qu'il
est, va peut-être me coûter quelques larmes... N'ou-
bliez pas que c'est un saltimbanque ([ui parle et un
vieux bonhomme qui se souvient.
— Ne craignez rien... je vous écoute...
Le vieillard passa la main sur ses yeux; et, d'une
voix lente et émue, il commença.
11.
11 aie faut remonter bien liant, car ce malheur-la
m'est arrivé dans les premières années de ma \ie.
J'étais déjà dans la banque (c'est ainsi que nous
appelons notre état), et du reste j'y fus toujours, car
j'y SUIS né De qui au juste?... Je l'ai toujours ignoré.
Ma mère était, m'a-t-on dit, la compagne d'un fo-
rain; et comme on la trouvait belle, elle s'enfuit
peu de jours après ma naissance Je ne sais pas môme
qui fut ma nourrice. La première chose que je me
rappelle , la voici : un jour, en me réveillant, je me
trouvai couché dans une boite grande et longue; à
mes côtés étaient deux créatures à peu près sembla-
bles à moi ; seulement elles avaient des maillots bien
plus riches que les miens. Mon berceau était une
malle; mes compagnons Arlequin et Polichinelle.
On me serrait dans le coffre aux marionnettes. Tels
furent mes camarades de collège. Je me souviens
parfailement de celui qui eut ma première amitié;
ce fut l'olichinelle. La figure noire d'Arlequin me
faisait peur. L'autre au contraire avait un sourn-e
perpétuel que j'adorais. Aussi étions-nous les deux
inséparables. C'est au point que lorsque le père La
Ressource criait à Frise-Poulet ;
— Polichinelle!...
Celui-ci lui demandait :
— Lequel?... chau' ou bois?... enfant ou pou-
pée?...
Il est nécessaire, avant tout, de vous dire deux
mots touchant Frise-Poulet et touchant le père La
Ressource.
Le père La Ressource était un vieillard gros, jo-
vial et rouge de visage. 11 me semble encore voir
ses petits yeux gris et son nez bourgeonné; car c'é-
tait un fier buveur. Passé midi , on pouvait être sûr
de le trouver ivre. Il voyageait en montrant des
marionnettes. Jamais il ne fut embarrassé de rien ;
et son esprit lui avait valu le seul nom sous lequel
je l'aie jamais connu. Élait-il mon père?... Je l'ignore.
Jamais il ne me l'a dit; mais c'était un brave homme,
et je serais heureux encore d'apprendre que je fus
son fils. Voilà pour La Ressource.
Frise-Poulet , son pitre ou son paillasse, si vous
l'aimez mieux, était un grand garçon, rouge de che-
veux et méchant de caractère. 11 avait la bouche si
large, si large, qu'il avalait d'une bouchée la plus
grosse pomme du monde; et la main tellement large
qu'il en couvrait un carreau de vitre. Joignez à cela
qu'il était gourmand et voleur. Lorsqu'il voulait ca-
cher quelque fredaine, il mentait avec un aplomb
superbe , et me prenait toujours à témoin en di-
sant :
— Demandez plutôt à Lazarillel
Voilà co qui me tint lieu de baptême ; car un ne
112
me connaît, ni je ne mu connais moi- môme que
sous le nom du bonhomme Lazarille.
J'ai vécu, j'ai grandi, je suis né peut-être dans une
baraque de toile , entre le père La Ressource et
Frise-Poulet.
Quant à Policliinelle , il ne tarda pas a être ou-
blié, .l'eus un autre ami. Cet ami fut La Giblotle.
Pauvre La Giblotle !.. C'était, monsieur, c'était un
gros chat, roux et grisâtre, doux et câlin. Frise-Pou-
let, qui souvent avait convoité la pauvre bête aux
jours des maigres repas, l'affreux Frise-Poulet l'a-
vait aussi baptisé La Giblotle.
En tombant d'une gouttière, il s'était crevé l'œil
gauche, ce qui lui donnait un air tout drôle et tout
penaud. A cause de cette infirmité, le père La Res-
source avait changé la mise en scène de toutes nos
pièces; car La Giblolte était acteur, et quel acteur,
monsieur!... Comme il jouait la scène du commis-
saire! avec quelle bonhomie il recevait les coups de
bâton de Polichinelle!... Le coup de patte, par
exemple, était son côté faible... Trop bon, monsieur
trop bon :... Il avaitle talent vertueux de M. Marty,
qui ne put jamais se résoudre à poignarder la moin-
dre victime. Il se laissait battre, mais on ne put ja-
mais lui apprendre à battre même une marion-
nette.
La Giblotle et moi , nous vivions en frères. Après
le spectacle, nous rentrions ensemble ; il ne me quit-
tait que pour les devoirs de son art, ou les soins de
la subsistance, car on ne lui donnait rien.
— Qu'il prenne des souris ! ... disait le père La Res-
source.
Je n'étais guère mieux nourri que lui Le directeur
et Frise-Poulet faisaient bombance au cabaret; moi,
je m'estimais fort heureux, lorsque, le soir, l'un ou
l'autre me rapportait un morceau de pain. Aussi
quelle amitié, quelle reconnaissance n'avais-je pas
pour ce pauvre La Giblotle !.. . Il me rendait plus de
services que je n'étais à même de lui en rendre; sou-
vent j'avais froid, et il me réchauffait; souvent il
avait faim, et je ne pouvais pas le nourrir.
Une fois, je m'en souviens, c'était un lendemain
de grande recette, le père La Ressource me donna
deux sous. Quelle joie!... Je courus de suite acheter
un superbe morceau de mou, et je revins en toute
hâte à notre grenier... (Tous ces détails m'arrivent,
comme si c'était d'hier, et voilà pourtant bien des
années de cela.) J'entre, La Giblolte était absent,
je montai sur le toit pour le chercher ; mais avant
j'eu 3 l'imprudence de poser le précieux mou sur une
petite table boiteuse, que je vois encore. Une demi-
heure se passe avant que je puisse rejoindre mon
ami. EnQn, il arrive avec une souris à la gueule;
je la lui arrache, et la jette avec dédain. Puis je
rentre par la fenêtre, en le tenant dans mes bras,
en lui parlant du festin qu'il va faire... La mansarde
REVUE PITTORESQUE.
était pleine de fumée, el Frise-Poulet, accroupi de-
vant la cheminée, faisait cuire quelque chose dans
une vieille poêle... Je le remarque à peine d'abord,
et je cours à la table... Rien, plus rien !... Ua af-
freux pressentiment me saisit , je m'élance vers la
cheminée; et, dans la poêle, qu'est-ce que je re-
connais?... Mon morceau de mou!... Infâme Frise-
Poulet!... Il osa encore me faire une hideuse gri-
mace ! . . .
Quant à moi, je mis plus d'une heure à rechercher
la souris de La Giblotle; enfin je la retrouvai, et la
lui rendis en pleurant.
Hélas! ce n'était rien que cela... pauvre La Gi-
blolte!... il devenait vieux, et son talent allait en
décadence. La mémoire lui manquait, il oubliait la
réplique, pour se passer la patte sur l'oreille...
Enfin il s'endormait en scène, et compromettait tous
les succès. Le père La Ressource commençait à
murmurer... Dame! un auteur tient au texte... et
La Ressource était le Scribe, sans collaborateur,
des marionnettes.
Pour comble de malheur, cet horrible FVise-
Poulet élevait un chien, auquel il faisait apprendre,
par méchanceté, tous les rôles de La Giblotle... Le
père La Ressource hésita longtemps avant de con-
sentir à ce changement de distribution.
Je dois lui rendre cette justice, cela lui répugnait
de mettre à la retraite l'acteur auquel il devait pres-
que tous ses triomphes .. Et puis, remplacer un
chat estimé par un chien novice et inconnu!...
Quelle hardiesse!... Enfin, il fallut bien s'y résou-
dre. Je compris toute l'amertume du coup qui allait
frapper mon ami... J'espérais encore !... Le débu-
tant pouvait tomber... Je complais sur le public. Je
fus bientôt détrompé !... Le public oublieux, ingrat,
l'accueillit avec enthousiasme. Le chat miaulait avec
une méthode douce el harmonieuse; le chien jappa
sur un ton élevé et retentissant. Cette innovation dé-
cida de la soirée ; cl ce fut un coup de gueule so-
nore et inattendu qui surprit la masse et enleva le
succès.
J'essayai de consoler La Giblolte.
— Miaou!... me répondit-il d'un ton triste et
désolé.
Heureusement je pouvais dédommager mon ami
de la perte de sa gloire. J'avais alors dix ans, el
j'accompagnais le père La Ressource au cabaret.
Chaque soir, je rapportais quelque relief à La Gi-
blotle , qui me remerciait par un regard reconnais-
sant de, son œil unique.
Par une étrange fatalité, Frise-Poulet se trouvait
toujours présent à ces repas... Alors il eg^ayait de
faire sourire sa large bouche; puis il me disait d'une
voix hypocrite et caressante :
— Engraisse-le, petit tu fais bien en-
graisse-le.
LE BONHOMME
Mais je ne craignais rien, io père La Ressource
nous protégeait... Hélas!... l'instant approchait où
ce protecteur allait nous être enlevé...
Le vieux buveur ne quittait plus, depuis quelque
temps , un cabaret où l'on nous faisait un crédit
illimité. Un jour enfin , le marchand se fâcha et
voulut le chasser... La Ressource, qui n'étailjamais
à court d'expédients, s'élance dans la cave et s'y ren-
ferme. Alors pour narguer le créancier furieux , il
perce un tonneau et se met à boire à même... Par
malheur, il faisait noir et La Ressource était gris.
Sans s'en apercevoir, il se trompe de tonneau...
c'était un baril d'eau de vie !
Lorsqu'on enfonça la porte de la cave , on ne
trouva plus qu'un cadavre.
Je pleurai sincèrement celui qui m'avait servi de
père, et, seul, je suivis au cimetière le corbillard
des pauvres.
A mon retour, La Giblotte no vint pas à ma ren-
contre; j'étais triste, et j'y fis peu d'attention. .le
ne trouvai dans le grenier que Frise -Poulet , qui
mangeait avec avidité.
— Ah! te voilà, petit"? me fit-il, la bouche à
moitié pleine. Tu dois êlre las et avoir faim... As-
sieds-toi, et fais comme moi.
Je ne me sentais pas grand appétit; mais il y
avait sur la table un plat qui exhalait un parfum dé-
licieux... J'y goûtai... Je trouvai la chair un peu
coriace ; mais elle était assaisonnée d'une sauce
noire où nageaient des morceaux de lard et des
petits oignons. C'était délicieux !...
— Hein ! me dit le cuisinier d'un ton câlin, cela
te plait, petit?... En veux-tu encore?
— Volontiers, répondis-je... Quel est donc ce
plat-là?
— Tu ne le reconnais pas'.'
— Non.
— C'est La Giblotte 1....
Je (is un bond terrible, .\lors P'rise-Poulet partit
d'un immense éclat de rire , et nie montra le plan-
cher du doigt...
J'y regardai aussitôt... A l'une des solives se ba-
lançait la peau rousse et grise du malheureux La
Giblotte.
Je suis forcé de l'avouer, je lis coninio Frise-
Poulet.
— Vous riez, monsieur? s'écria le vieillard a\ec
énergie., vous ne me comprenez pas, je le vois!...
Pour moi , ce souvenir est encore douloureux , et
voilà pourtant soixante ans de cela... Enfermez-
moi!... enfermez-moi! dans un cachot, avec cet
affreux mets pour toute nourriture... eh bien!... je
vous le jure , je mourrai de faim plutôt que d'y tou-
cher!...
T. IV.
LAZARILLE. Il:i
— Allons donc!...
— Je ferais cela, monsieur. . je le lerais... au-
jourd'hui même, et pourtant je n'ai pas mangé de-
puis deux jours !
A cet aveu, le remords me saisit au cœur.
Il y avait si longtemps que je retenais ce pauvre
homme !...
— Malheureux!... m'écriai-je, courez, courez à
l'instant!... Demain nous nous reverrons... En at-
tendant, voici de l'argent... Prenez... prenez-... et
partez vite...
J'avais vivement fouillé dans ma purhe , et je lui
tendais ma main pleine et fermée.
Le vieillard la saisit ; mais il ne lit([ue l'effleurer
de ses lèvres, et quand je voulus le retenir, il était
déjà loin.
L'argent roula à terre.
H me ronla aussi sur la joue une bonne et douce
larme.
Pauvre homme!... il me donnait mille fois plus
([ue je ne lui avais donné !...
CRAPAUDINE.
1.
Le lendemain matin , ma chambre de garçon se
trouvait convertie en salle à manger; et sur la table
où je travaillais d'ordinaire brillaient deux couvei ts
aux côtés d'un assez passable déjeuner.
Je me promenais de long en large en attendant
mon convive.
Ce convive, c'était le bonhomme Lazarille.
Deux fois déjà j'avais envoyé le concierge de
l'hôtel à la recherche du pauvre et bon saltimban-
iiue. La première avec ordre de le convier en mon
nom. Le père Lazarille s'était épouvanté d'une invi-
tation qui lui semblait trop d'honneur; il avait re-
fusé en rougissant jusqu'aux oreilles; telles étaient
les paroles du messager, ébahi de cette singulière
ambassade. Je l'avais expédié derechef avec de
nouvelles et pressantes instructions. Il était revenu
vainqueur du récalcitrant convive. Lazarille m'ac-
ceptait pour amphitryon ; il allait venir. C'est alors
que le repas s'était dressé; alors que les fourchettes
et les plats avaient remplacé l'écritoire et les plu-
mes. Je me sentais tout fier de braver la sottise d'un
préjugé , tout réjoui du plaisir que j'espérais faife
au pauvre vieillard. J'avais le cœur content , jetais
heureux !..
Cependant l'heure se passait, et, semblable à la
sœur du conte, je ne voyais rien venir. Impatienté,
chagrin, je dépêchai une troisième ambassade mu-
nie de pouvoirs illimités. Il me fallait mon homme
8
'1 1 4
REVUE PITTORESQUE.
de i;ro uu du lorce, piudi fL puiugs liés, mort ou vif!
Au bout d'une heure, heure d'angoisses pour moi,
heure de refroidissement pour le déjeuner, j'en-
tendis enfin des pas dans l'escalier... Mon cœur
battit... Je vis la porte s'ouvrir... et le bonhomme
Lazarille parut tout honteux au seuil de ma cham-
bre!...
Sans le concierge, qui se tenait prudemment der-
rière lui, je crois vraiment qu'il se serait sauvé à
toutes jambes.
Mais la retraite était coupée... Il s'avani;a vers
moi, tremblant, reployé, penaud comme un vieux
renard pris au piège. 11 arrivait au centre en par-
courant tous les points de la circonférence, en se
glissant le long de la muraille, en se heurtant aux
meubles, assez rares cependant pour n'embarrasser
jamais chez moi personne !... Il balbutiait un lan-
gage presque aussi inintelligible que celui des petits
enfants... Il tortillait entre ses doigts son vieux
feutre mollasse et fané. Ses pieds avaient crainte de
toucher le parquet. Ses lèvres grimaçaient des moues
délicieuses à valoir tout un poème... Il soull'rait le
martyre... La confusion, la modestie, un peu de
joie peut-être aussi, tout cela le rendait stupide.
J'avais beau chercher à l'enhardir par d'encoura-
geantes et cordiales paroles, il ne m'entendait pas...
il ne voyait pas même la main que je lui tendis en
vain pendant une minute.. Enfin, je saisis la
sienne... Le pauvre homme tressaillit, baissa les
yeux... et n'osa plus faire un mouvement pour la
retirer de cette franche et sincère étreinte.
D'un geste rapide je congédiai le concierge, qui
souriait d'un méchant sourire , puis je fis a.sseoir le
vieillard, qui se laissa faire comme un enlant.
Alors seulement j'examinai Lazarille ; car la veille
je n'avais fait que l'entrevoir dans la nuit et dans
l'ombre. Il était petit, maigre et voûté... Rien de
candide et de bon comme son visage jaune et ridé. . . sa
bouche avait un de ces sourires amers que creusent
la misère et la douleur. Ses yeux semblaient éteints.
Hélas! c'était sans doute par les larmes !
La vie devait avoir été bien rude , bien désen-
chantée pour ce pauvre vieillard!...
Son costume décelait une admirable et touchante
propreté. 11 portait une espèce de redingote , jadis
noire sans doute, mais dont la brosse et les années
n'avaient laissé qu'un canevas roussâtre. Mon re-
gard soupçonna bien des reprises , et cependant il
ne rencontra pas un trou. La défroque garance d'un
soldat de la ligne lui faisait un pantalon large et
flottant, où disparaissaient entièrement ses pauvres
et maigres jambes. La vieillesse avait noirci cette
étrange culotte : et l'on eût dit qu'elle et la redin-
gote avaient mutuellement déteint Tune sur l'autre.
Les souliers étaient, hélas !... la pièce la plus pi-
teuse de ce piteux accoutrement : le cuir devenait
guipure... Sans doute le père Lazarille ne possédait
pas de cravate, car, le lambeau de toile à matelas
qui entourait son cou semblait récemment soustrait
à l'habit d'un paillasse. Je ne puis rien affirmer
quant à son feutre : était-ce un chapeau?... était-ce
une casquette'.'... Ceci est toujours resté pour moi
un mystère profond... Dieu me pardonne ! il tenait
une paire de gants de laine verte à la main; c'est-
à-dire... une paire... non... un gant, un seul
gant!... Je m'en aperçus, en dépit de sa leste et
maligne adresse à le serrer dans sa poche. Voilà le
costume au grand complet! Mais tout cela était si
propre, si soigneusement brossé, si artistement
ciré... il y avait tant d'art, tant de vertueux efforts
dans ce haillon, que je me sentis fier plus que jamais
de mon vieux convive. Bien plus!... un bout de col
encadrait sa joue rouge et pudique, un bout de col
bien blanc, mais qui me parut n'être pas encore en-
tièrement sec... Je devinai tout... Et quand d'un
regard j'eus détaillé la toilette , je compris que je
n'avais pas le droit d'en vouloir au coquet vieillard
d'avoir tardé si longtemps.
Nous étions à table. Le père Lazarille se remettait
peu à peu de son premier trouble. J'avais pour lui
tant de soins, tant de respect, tant d'égards!... Déjà
nous parlions beaucoup ; lui surtout , car moi je
questionnais sans cesse. Il se prêtait à ma manie ;
il répondait à toutes mes curiosités... Sa vie entière
se déroulait devant moi... Toutes ses misères, ses
quelques joies, ses jours mêlés de pluie et de so-
leil !... Je savais son divorce immédiat avec l'affreux
Frise-Poulet!... Ensuite il avait couru le monde en
mendiant 'par les chemins. Le vieillard ne me ca-
chait rien, il me disait tout avec, une franche et
candide simplicité. Des saltimbanques l'avaient re-
cueilli, dure école!... On lui disloquait les membres,
on le brisait à tous les exercices, les tours, les sauts
périlleux!... Mais on partageait fraternellement avec
lui le pain du hasard; et le lit de la Bohême , qui
servait de tremplain lorsque revenait le soleil.
— Je devais travailler comme mes camarades,
me disait ingénument le vieillard ; mais croyez-
moi , monsieur, on a tort de mépriser autant les
saltimbanques. Ils ont bon cœur!...
Il les aimait tous, excepté cependant le meurtrier
de La Giblotte.
Ce déjeuner là est le plus charmant que je me
rappelle avoir fait de ma vie.
Mon convive mangeait peu. Les privations, comme
il le disait lui-même, avaient rapetissé son estomac.
Ce pauvre homme était souvent à la veille de mourir
de faim , et il lui fallait si peu pour vivre!... Oh! le
monde ! le monde civilisé , où chaque homme n'a
pas un épi qui mûrisse pour lui sur cette terre que
Dieu avait donnée à tous les hommes!...
Quant au vin , le père Lazarille le redoutait pour
sa tète affaiblie!... Il y avait si longtemps que la
vendange ne lui gardait plus son verre!...
Je ne pouvais plus rien faire accepter au sobre
vieillard , lorsque tout à coup on frappa à la porte.
C'était le restaurateur qui apportait un dernier
plat.
Je le découvris aussitôt. C'étaient des pigeons à la
crapaudine.
A cette vue, le vieillard jeta un cri. Je rele\ai
vivement la tète. Il souriait d'un heureux sourire.
— Qu'y a-t-il donc! tîs-je d'un ton étonné et sa-
tisfait. Ces pigeons à la crapaudine vous rappelle-
raient-ils aussi quelque souvenir?
— Oui!... me répondit le bonhomme en essuyant
une larme de joie , mais un souvenir bien doux ; un
souvenir qui me charme la mémoire et le cœur.
— Vous me le direz ? m'écriai-je avec un empres-
sement curieux. Vous me le direz?... N'est-ce
pas?...
— .\vec bonheur murmura le saltimbanque
en se levant de table.
— Kon... fis-je en le retenant. Achevons le dé-
jeuner d'abord. Je veux que vous preniez de ma
crapaudine avant d'avoir le plaisir de la vôtre.
— J'y goûterai volontiers... articula le vieillard
d'un ton gaillard et réjoui.
— C'est cela , dis-je : le ragoût d'abord, et l'his-
toire ensuite.
Au bout de quelques minutes, je faisais asseoir
le père Lazarille en face de ma fenêtre, qui s'ou-
vrait sur les splendides jardins de Versailles , et je
me disais :
— L'homme qui a construit ce parc a régné près
d'un siècle , et dans chacune des minutes de sa vie
il a dépensé ce qui eût suffi au bien - être des
soixante années qu'a vécu le père Lazarille!...
Mais toutes mes pensées firent silence ; le vieux
conteur ouvrait la bouche, et disait :
IL
— J'ai voyagé bien des marionnettes pimpantes,
bien des spectacles curieux , et surtout bien des
animaux savants ; mais on n'a vu jamais, jamais on
ne verra rien de comparable aux époux Huppé. C'é-
taient deux pigeons huppés et chatoyants. Le soleil
n'allume pas de plus beaux reflets dans les amé-
thystes et les émeraudes que la nature n'en avait
fait briller sur leur étincelant plumage. Leurs pattes
semblaient quatre branches de corail. Ils avaient le
bec noir des hirondelles , le bec arqué comme le nez
d'un Bourbon. J'en demande pardon à la famille,
mais les époux Huppé descendaient, j'en suis cer-
tain, de la race royale des pigeons.
Le mâle s'appelait M. Gavet, la femelle se nom-
mait madame Gavette.
LE BONHOMME LAZARILLE. i\ô
Vous ne pouvez rien vous figurer , monsieur , de
plus aimable, de plus gracieux, de plus coquet.
M. Gavet se présentait d'un air grave et superbe ;
madame Gavette trottinait d'une allure sémillante
et guillerette. Le ramage du mâle était pompeux et
ampoulé comme le discours d'un académicien; le
roucoulement de la femelle était fripon et minaudier
comme le caquet d'une comédienne. Monsieur avait
le caractère chaste et vertueux d'un procureur du
roi ; madame avait l'humeur douce et frivole d'une
marquise. Hormis au temps des amours , bien en-
tendu; car l'amour sait transformer les marquises
et les procureurs royaux tout aussi bien que les
simples pigeons huppés.
Gavet et Gavette s'aimaient bien mieux que ne
s'aimaient les pigeons de M. La Fontaine, un autre
bonhomme aussi ; car Gavet et Gavette ne se sont
séparés jamais.
Quant au talent, c'était miraculeux!... Long-
temps ils ont fait notre fortune... Hélas! pendant
quelques années j'ai pu dire nous au lieu de dire
moi!... Ils frappaient sur le tambour les heures, les
années ; ils jouaient aux cartes et aux dominos ; ils
désignaient la personne la plus amoureuse de la so-
ciété. Ces deux oiseaux-là, voyez-vous, monsieur,
étaient dignes d'être reçus sociétaires au Théâtre-
Français, où il se trouve, j'en suis sûr, bien des so-
ciétaires moins huppés que ces deux oiseaux-lâ.
C'étaient les compagnons inséparables de tous
mes voyages. Monsieur perchait sur mon épaule
droite, madame sur mon épaule gauche. Jamais ils
n'ont changé de côté. Que d'honunes n'en font pas
autant!...
Je parcourais la Belgique avec mes deux pigeons ;
la Belgique , le paradis des saltimbanques^ et j'ar-
rivai, par une belle matinée d'automne, dans la ville
de Charleroi. Nous eûmes un succès d'enthousiasme;
et cela, non-seulement surjes places et par les rues,
mais dans les maisons bourgeoises , qui nous firent
demander presque toutes pour donner des représen-
tations à domicile. J'étais fier de tant d'honneur, et,
je vous le jure, monsieur, cent fois plus encore pour
mes oiseaux que pour moi-même !
Un jour , je fus appelé dans une de ces meiisons
blanches et proprettes qui semblent, de l'un à l'autre
coté des rues, se mirer les unes dans les autres.
L'auditoire se composait d'une dame vieille, longue
et sèche ; d'un monsieur vieux , court et gros ; puis
enfin d'une servante jeune , accorte et rondelette,
qui regardait, la curieuse ! en tapinois par la porte
entrouverte. Je fis peu d'attention aux deux bour-
geois , j'en avais vu tant de semblables, ou à peu
près ; mais la servante , quelle rose et charmante
fillette!... Un enfant presque, aux yeux bleus, aux
dents blanches , aux blonds cheveux. Son frais vi-
sage avait une radieuse expression de douceur et de
8.
116
bonté , que tempérait en ce moment la maligne et
sournoise curiosité avec laquelle elle nous regardait
travailler tous les trois.
Les bourgeois s'émerveillaient de mes pigeons;
et moi je profitais de leur méticuleuse admiration
pour jeter un regard furlif et réjoui vers l'entrebâil-
lement de la porte , qui encadrait le bonheur naïf
de la petite Wallonne.
Je fis durer longtemps le spectacle ; il fallut ce-
pendant terminer. Alors l'enthousiasme 'les bour-
geois redoubla , et la vieille dame me proposa d'une
voix aigre et prétentieuse d'acheter mes savants pi-
geons. Vous jugez, monsieur, si je refusai! je les
aimais tant, mes pauvres et bons oiseaux! On
insista, je tins bon. On m'offrit beaucoup, rien ne
m'ébranla. Alors vint le dépit, puis la colère. Cette
vieille dame était volontaire et entêtée; mais elle
eut beau crier , ordonner et promettre, je ne reculai
pas d'une semelle, et je répondis sans cesse :
— Je ne puis m'en séparer... Non, madame,
non !...
Le gros bourgeois ne disait trop rien , mais il pa-
raissait alarmé des orageuses dispositions do sa
femme.
Il fallait bien que cette colère-là s'abattit sur
quelqu'un.
Hélas!... ce fut sur la curieuse servante!... La
vieille dame l'aperçut et s'écria aussitôt :
— Ah!... vous voilà, vous?.... au lieu d'être à
voire ouvrage Que faites-vous là, paresseuse?...
Une enfant que j'ai élevée par charité, qui a mangé
mon pain... J'aurais dû vous laisser mourir de faim
sur le pavé... ingrate...
Et bien d'autres reproches, bien d'autres injures
encore plus dures, plus injustes encore que celles-
là... Toute la gaieté de la pauvre fille s'était éva-
nouie comme une lumière brusquement éteinte...
Elle pleurait!... Oui, monsieur, elle pleurait; deux
grosses larmes perlaient comme deux gouttes de
rosée sur ses joues roses !...
Je soutîrais bien pour elle , et le bourgeois lui-
même paraissait ému , mais il n'osait rien dire.
Quant à la mégère, elle s'excitait, elle s'exaspérait
encore. Mikelle, la servante se nommait Mikelle,
Mikelle avait tenté de répondre à plusieurs reprises,
et chaque fois la maîtresse l'interrompait et criait
encore davantage. Elle devenait pourpre , elle écu-
mail!... Tout cela venait de mon refus aux caprices
de la dame. Je le sentais bien , et j'eusse voulu , au
prix de mon sang, réparer le malheur que je causais
à Mikelle.
La mégère leva la main sur elle.... enfin, que
vous dirai-je, monsieur? elle la chassa. Pauvre
Mikelle! elleéclata en sanglots... Où irait-elle? Elle
aimait ses maîtres, qu'elle avait encore la vertu
REVUE PITTORESQUE.
d'appeler ses bienfaiteurs... Elle ne connaissait
personne au monde...
Elle eût attendri des juges ; elle était si gentiment
mignonne dans son désespoir!
La mégère fut inexorable; et déjà la fillette en
larmes se dirigeait vers la porte , lorsque tout à
cou]i je m'élançai vers la dame en m'écriant :
— Tenez, tenez, voilà mes pigeons. Tout à l'heure
je refusais votre or ; maintenant... gardez cette en-
fant... et je vous les donne pour rien.
Pauvres époux Huppé!... Le sacrifice était cruel,
j'allais vous quitter; mais mon cœur m'inspirait, et
je voulais réparer le mal que j'avais causé.
La mégère était avare autant que quinteuse. L'af-
faire s'arrangea, et je me sauvai à toutes jambes de
la maison et de la ville , où je laissais mes deux
compagnons, mes deux amis.
Mais je ne les avais pas donnés pour rien tout à
fait. Ma main se souvenait d'un baiser des lèvres
roses de Mikelle !...
IIL
Le père Lazarille fil une pause; je pensais qu'il
voulait reprendre haleine, mais il ne fit que pousser
un mélancolique soupir , essuyer une larme que je
n'avais pas vue, puis il poursuivit.
IV.
Avec mes petites économies j'achetai quelques
lattes et quelques aunes de toile, je me construisis
une petite baraque carrée semblable à celle du
grand Guignolet , et je repris mes courses par le
monde, mon théâtre sur le dos, ainsi qu'un lima-
çon portant sa coquille.
Je montrais des marionnettes. N'étais-je pas l'é-
lève et l'héritier du père La Ressource?...
Au bout de trois années, je me retrouvai en Bel-
gique, à Charleroi, devant la maison de la mégère
Wallonne...
Je frappai timidement a la porte verte et luisante;
je voulais avoir des nouvelles des époux Huppé ;
j'aurais été heureux de revoir la jolie Mikelle.
Ce fut elle qui vint m'ouvrir.
La jeune fille était devenue une femme; mais une
femme plus fraîche, plus rose, plus jolie que jamais!
Elle poussa un cri de joie, que répéta l'écho de
mon cœur, et me saula au cou ; mais avant que je
n'aie pu lui rendre son innocent baiser, elle s'était
enfuie déjà pour courir m'annoncer à sa maîtresse.
Celle-ci daigna me recevoir avec sa morgue dé-
daigneuse et revéche. Elle me demanda même une
représentation de mon spectacle, et je m'empressai
de redescendre chercher acteurs et théâtre ; j'avais
laissé le tout dans le corridor d'entrée.
LE BONHOMME LAZARILLE
Depuis mon arrivée dans la maison, mes regards
dierchaient en vain de tous cùlés Gavet r( Cavetle.
Où donc élaienl-ils ■!*... J'avais espère les trouver
installés au salon, comme les deujc favoris de la
dame... Point... Ils ne se trouvaient dans aucune
des pièces que je venais de traverser... J'en étais
sur... Il m'eût été impossible de passer auprès d'eux
sans les apercevoir... Ils m'auraient vu, eux !... et
leurs roucoulements eussent salué joyeusement mon
retour !
Voilà ce qu'à chaque marche je me répétais avec
une vague inquiétude. Enfin, à la dernière, j'entends
un triste et faible roucoulement; je regarde et j'en-
trevois les époux Huppés dans un coin sombre et
noir, au-dessous de l'escalier... Pauvres amis !... ils
étaient là, prisonniers dans une étroite cage d'osier,
perdus dans l'ombre, sans lumière et sans espace!
eux!... si avides de soleil et de liberté!...
Leur bonheur avait duré ce que dure un caprice
(le vieille femme !... maintenant ils gémissaient
mornes et engoncés, l'œil a demi clos, la tète enfon-
cée sous leurs ailes qui ne se déployaient plus !
Je les consolai d'une rapide caresse, et je remon-
tai au salon en me disant :
— .Après le spectacle, je les redemanderai; elle
ne doit plus y tenir, et je les aurai, dussé-je les ra-
cheter de tout le peu que je possède, y compris mon
théâtre et mes marionnettes.
La représentation se termina d'une manière fort
satisfaisante pour mon amour-propre ; les deux bour-
geois étaient enchantés, et la dame voulut savoir
comment j'imitais le ramage de Polichinelle. Alors
je retirai de ma bouche un petit instrument en fer-
blanc, que les banquistes nomment /i;ur pratique.
Elle la prit du bout de ses longs doigts maigres,
l'examina avec une laide et dédaigneuse grimace;
puis, se sentant la fantaisie d'essayer l'instrument,
elle se fit apporter un verre d'eau par Mikelle , lava
minutieusement \a pratique, et la mit enfin dans sa
bouche , après quelques enfantines et ridicules hé-
sitations.
Elle imita fort bien, ma foi, Polichinelle! Sa voix
naturelle ressemblait déjà passablement à l'organe
sifflant et cassé de la marionnette. Quant à son vi-
sage, il était certes plus laid et surtout moins agréa-
ble que celui de Polichinelle!
Tout à coupelle la retira vivement de ses lèvres :
elle avait failli avaler la pratique.
— C'est dangereux, me fit-elle en me la rendant.
Je voulus cependant parler de mes pigeons. A ce
mot, la furie conçut le projet d'une vengeance bien
digne de sa sottise et de sa méi;hancelé. Elle donna
l'ordre à Mikelle de les égorger et de les mettre à la
crapaudine. Je me révoltai à mon tour; mais, sur un
mot de sa femme, le mari saisit une canne et s'élança
vers moi.
117
Et cet homme avait été bon, cependant... Mais il
est de ces femmes acariâtres, égo'istes, tracassières,
qui finissent, après maintes tortures, par abrutir et
gangrener l'homme d'esprit et de cœur que la fala-
lilé jette aux mains de ces funestes harpies. Ces
malheureux époux sont les damnés de la terre!
Cependant l'arrêt fatal venait d'être prononcé.
C'en était fait de Gavet, c'en était fait de Gavette.
L'affreux destin de La Giblotte menaçait leurs tètes
huppées. Pendant une heure j'errai comme un fou
dans les environs. Le hasard me ramena devant la
maison du démon femelle; et, sans aucun projet ar-
rêté , je me mis à promener mon désespoir do long
en large.
Dans toutes les maisons belges, les cuisines se
trouvent dans les caves et s'élèvent un peu au-des-
sus des rues, où elles s'ouvrent par une fenêtre car-
rée. J'étais en face de cette fenêtre, et mes regards
se portèrent naturellement dans la cuisine. La cage
d'osier était déjà sur le fourneau fatal. Il me sembla
que Gavet et Gavette me regardaient tristement,
comme pour me dire un éternel adieu. Près de la
cage brillait l'acier d'un couteau!... je frémis!...
Le feu était allumé déjà, et la sauce de l'horrible
crapaudine fumait dans une casserole de cuivre.
Une femme allait et venait dans la cuisine. C'était
Mikelle!...
Immobile, hébété, retenant mon souffle, je la re-
gardais faire. Je la vis ainsi éplucher des fines her-
bes, des échalotes, et les jeter avec d'autres assai-
sonnements dans la sauce, déjà bouillonnante et
prête à recevoir sa proie. L'instant supème appro-
chait!...
Plusieurs fois Mikelle s'approcha de la cage, puis
s'en éloigna; plusieurs fois elle loucha le couteau
destiné au sacrifice , puis elle le reposa en frémis-
sant sur ce fourneau en briques, qui me semblait
alors un échafaud rouge de sang !.,.
Son cœur hésitait; bonne fille!...
Enfin elle sembla se décider à son office de bour-
reau. D'une main tremblante elle saisit le couteau ,
de l'autre elle ouvrait la porte de la cage.
Je jetai un cri perçant.
Mikelle retourna vivement sa tête blonde, puis,
dès qu'elle m'eut aperçu, s'élança d'un bond vers la
muraille, du côté de la rue.
Je ne pouvais plus rien voir.
Que faisait-elle?...
Tout à coup j'entendis le bruit d'un loquet de fer,
et la fenêtre par laquelle je regardais s'ouvrit toute
grande et comme par enchantement.
Presqu'au même instant les pigeons, qui déjà vo-
laient par la cuisine, s'élancèrent au dehors et vin-
rent se percher sur mes épaules, en battant joyeuse-
ment des ailes.
Je m'enfuis avec mon trésor.
118
REVUE PITTORESQUE.
Mais aux portes de la ville , j'entendis courir der-
rière moi. Déjà j'allais presser le pas, lorsque la voix
de Mikelle arriva jusqu'à mon oreille , je me retour-
nai aussitôt.
— C'est moi, me dit-elle; on m'a chassée pour
tout de bon, cette fois; je n'ai que vous d'ami au
monde ; voulez-vous m'emmener avec vous?. ..
Nous partîmes ensemble; et pendant quelques
heureuses années nous avons parcouru la France,
côts à côte, avec chacun un de nos deux pigeons
sur l'épaule.
Nous nous sommes aimés autant que s'aimaient
Gavet et Gavettel...
Heureux pigeons, ils sont morts tous deux le même
jour. Moi , voilà déjà bien longtemps que je cours
seul le monde ; voilà déjà bien longtemps que Mi-
kelle m'attend là-haut!... Fasse le bon Dieu qu'elle
ne m'attende pas longtemps encore!...
Le bonhomme Lazardie se leva en achevant ces
paroles.
L'heure de son travail était arrivée !,..
Kn vain je voulus le retenir :
— Non, non, me dit-il, vous êtes un bon jeune
homme, monsieur; et mon indigence ne rougira pas
d'accepter quelques petits services; mais je ne suis
pas encore assez vieux pour me reposer tout à fait.
Nous nous reverrons demain?...
— Oh! oui, demain, m'écriai-je, en le recondui-
sant avec émotion jusqu'à la porte.
Hélas! je ne devais plus voir le bonhomme La-
zarille.
Le lendemain, je fus obligé d'aller à Paris, et des
affaires m'y retinrent toute une semaine.
A peine de retour, je courus à l'avenue de Sceaux.
La baraque du père Lazarille n'était plus là !
Je demandai à ses voisins.
— A l'hôpital Saint-Louis, me répondit avec tris-
tesse un grand paillasse. Salle Sainte-Geneviève...
lit 97...
Brave saltimbanque!... il avait été visiter son
vieux camarade.
L'instant d'après, j'étais à l'hôpital... Je montai à
la salle Sainte-Geneviève... j'arrivai au numéro 97...
Le lit était vide.
Mikelle n'attendait plus Lazarille!...
— Quand cela est-il arrivé? m'écriai-je
— Hier, me répondit la douce voix d'un de ces
anges qu'on appelle les sœurs de la Charité.
— Pauvre homme! murraurai-je en essuyant une
larme. Oh! je veux qu'il ait au moins une tombe
sous l'herbe. Où est le corps?
— .4 l'amphithéâtre.
J'y courus.
Il était déjà trop tard !...
Le bonhomme Lazarille devenait déjà la proie des
vautours , des carabins !
Oh! les pauvres!...
Charles DESLYS.
LE DKUNIER ABBE.
En 1
n'avait
770, il y
ni père
eut donc
ni mère ,
I.
Les abbés du siècle dernier étaient de ces types
curieux et divertissants que 1789 a détruits sans
retour, et dont l'équivalent n'existe pas de nos jours.
Ces heureux petits mortels ne faisaient rien du matin
au soir, logeaient dans les mansardes, couraient la
ville, portant les nouvelles, chantant les airs nou-
veaux et attrapant par-ci par-là une place dans un
carrosse ou dans une loge d'Opéra, lis ne dînaient
pas tous les jours , mais le souper ne leur manquait
jamais, à cause des chansons et des bons mois dont
ils avaient tout un répertoire, et c'est un grand point
que de ne pas se coucher l'estomac vide. Ils n'avaient
pas de maîtresses, mais a force d'assiduité auprès des
dames, ils obtenaient par occasion leur tour de faveur;
ils profitaient d'une querelle entre amants, d'une abx
^y!W:'WMy. J *^"'^® °" ^'"'"^ rupture , et se trouvaient toujours là
y?^^^i^^^ pour remplir l'intervalle entre l'intrigue qui finissait
■''—<''' et celle qui allait commencer.
un beau jour, sur le pavé de Paris , un jeune abbé sortant on ne sait d'où, qui
et de frère aîné pas davantage; il ne tenait à qui que ce fût sur la terre, et
120
|)orlail le simple nom de Cordier. Il n'était pas plus
abbé que vous et moi, c'esl-à-dire qu'il n'avait ja-
mais ouvert un bréviaire, mais il avait pris la ton-
sure et le petit collet comme im passe-port provisoire
qui menait à tou]es choses. L'abbé Cordier avait
vingt ans, l'œil en amande, la face rose, la physio-
nomie franche, un caractère doux, une gaieté inal-
térable, de la complaisance, l'envie de plaire et
pourtant beaucoup de modestie. Nous ne savons
pas qui l'avait nourri et conduit jusqu'à ce bel âge
de vingt ans, car le jeune abbé ne parlait pas de
lui-même, et qui eût jamais pensé à lui faire conter
l'histoire de son enfance? De peur de rien changer
à la vérité, nous le prendrons au moment ou il se
fit connaître.
L'abbé Cordier s'introduisit surla scène du monde,
on ignore par quel passage étroit; toujours est-il que
le 26 janvier 17Î0, il se trouva dans les coulisses de
l'Opéra , où il n'avait point ses entrées, offrant >ine
prise de tabac au directeur, M. Berton , qu'il ne
connaissait ])as. C'était le jour d'ouverture de la
nouvelle salle, et l'on jouait la tragédie de Zo-
roastre. On admirait beaucoup les constructions, les
ornements et sculptures; le public applaudissait; les
acteurs étaient en verve, les dorures toutes fraîches
et les cœurs épanouis; ce n'était pas un jour à chi-
caner les gens sur leur présence dans les coulisses.
A peine M. Berton eut-il insinué ses doigts dans
la tabatière de notre abbé, qu'une familiarité agréa-
ble s'établit entre eux. M. Moreau , architecte du
roi, et M. Vassé, le peintre, vinrent se joindre à lui
pour féliciter le directeur. Le jeune abbé était
charmé de l'heureuse distribution de l'intérieur, des
sept portiques égaux de la seconde entrée, de la
galerie de ronde qui offrait une quantité d'issues
commodes ; il savait que l'ouverture de la scène
avait trente-six pieds de largeur sur trente-deux de
hauteur; il admirait le bel ovale du plafond, le ta-
bleau représentant les Muses et les talents lyriques
rassemblés par le génie des arts. Apollon, porté sur
un char enflammé, faisait fuir l'Ignorance et l'Envie ;
des renommées d'un effet merveilleux soutenaient
des globes d'azur semés de fleurs de lis ; des enfants
formaient une chaîne à l'enlour avec des guirlan-
des. La salle pouvait contenir deux mille cinq cents
personnes. On avait supprimé les poteaux qui divi-
saient et gênaient les loges. L'abbé Cordier venait
d'examiner à fond tout cela. On voyait bien , di-
sait-il , que M. Moreau avait puisé ses modèles en
Italie. L'acoustique du bâiiment était excellente;
tout paraissait calculé, prévu et arrangé pour les
aises du public et la fortune du théâtre. Ainsi s'ex-
primait l'abbé , au grand enchantement de ses trois
auditeurs, qui se mirent aussitôt à l'aimer. Au lieu
de lui demander comment il se trouvait là,. M. Ber-
ton lui accorda sur-le-champ ses entrées; M. Mn-
REVUE PITTORESQUE
reau le conduisit à sa loge pour le présenter à sa
femme, et M. Vassé le pria de venir le lendemain
dîner chez lui.
N'allez pas croire que l'abbé Cordier donnât des
éloges à tout le monde par flatterie ou par intérêt.
Jamais il n'eût parlé contre sa conscience. II était
facile à contenter, enthousiaste des choses vraiment
belles et si bienveillant par nature, qu'il trouvait
du plaisir pour lui-même à louer les gens quand il
pouvait lafaire sans mentir.
A l'heure où commence cette histoire, l'inventaire
des biens de notre abbé n'était pas considérable. Il
avait en tout quatre écus de six livres, dont deux
étaient dans la poche de sa veste; les deux autres,
roulés dans un papier, étaient destinés à sa portière.
Sa garde-robe se composait d'un habit et d'une cu-
lotte, d'un chapeau et d'une paire de souliers, c'est-
à-dire qu'il n'avait rien en double. A la rigueur,
cela pouvait s'appeler posséder le nécessaire. Il
avait dîné le matin; nous ne savons pas dans quelle
maison. Quant à son loyer, il était payé d'avance;
mais le terme expirait dans deux mois. Cordier
ignorait donc où il coucherait à la fin de mars, et il
ne s'en inquiétait pas, tant il avait de confiance
dans les bontés du ciel, qui pourtant ne le traitait
pas en enfant gâté.
Le lendemain, à la table de M. Vassé, se retrou-
vèrent le directeur et l'architecte de l'Académie
royale, avec les avocats du conseil de la Comédie-
Française, tous gens qui aimaient et cultivaient les
arts. L'abbé parlait en homme qui s'entendait un
peu à tout, mais sans trancher de l'important et avec
un air de conscience et de sincérité qui donnait du
poids à ses opinions. Comme il était au milieu de
personnes éclairées, la compagnie le goûta beau-
coup. Il fit honneur aux bons morceaux, trouva le
vin parfait, ne prit la parole qu'à son tour, et conta
une histoire gaie qui ne dura pas trop longtemps.
M. Berton l'invita aussitôt pour le jour suivant, et
M. Moreau pour le surlendemain. Une autre personne
qui donnait un grand régal chez le traiteur le pria
d'être de la partie. Cordier eut partout le même
succès, et ses amphitryons lui offrirent l'un après
l'autre le couvert à leur table une fois la semaine :
il se vit ainsi quatre dîners assurés. Il lui manquait
encore le vendredi et le samedi; mais c'étaient des
jours maigres, et il se consola en pensant que, s'il
venait à jeûner, le ciel lui en tiendrait compte pour
son salut. Quant au dimanche, il l'abandonna au ha-
sard, disant avec juste raison qu'il fallait bien lais-
ser quelque chose à son étoile.
Ce fut dans la maison de l'architecte du roi que
l'on prit surtout le jeune abbé en grande affection.
Il y avait deux petites filles espiègles que M. Cordier
parvint à contenir toute une soirée en leur faisant des
tours de carte. Madame Moreau, voyant qu'il amu-
LE DER.MI'R ABBK.
121
sait ses eiilants, le pria de venir le plus souvent
qu'il pourrait. L'abbé y mit toute la complaisance
imaginable. 11 s'échappait un moment des endroits
où il se plaisait le plus, et ehaque soir vers neuf
heures il arrivait pour le coucher des enfants; il les
asseyaitsursesgenouxelleurconlaitleconledef/Hc-
Oreille ou celui de M. le.i'ent, que les petites filles
savaient par cœur, mais qu'il disait à ravir. Il usa
aussi de discrétion en ne venant pas pour cela diner
plus fréquemment, à moins qu'il n'y fût contraint
par la nécessité.
L'amitié qu'on avait pour notre abbé s'était accrue
tous les jours, et il se trouvait fort heureux de son
sort; mais le mois de mars allait finir bientôt, et
Cordier, qui n'avait pas un sou pour payer le terme
de son loyer, était menacé de n'avoir plus de domi-
cile, ce qui était fort grave.
Un soir, madame Moreau tira de sa poche un
portefeuille où elle écrivait les adresses de ses con-
naissances, et demanda en riant comment il se fai-
sait qu'elle ne sût pas encore où demeurait son ami
M. Cordier.
— Madame , répondit l'abbé, vous me demandez
cela fort à propos, car dans trois jours ileiit été bien
tard , et je n'aurais su que vous dire.
— Est-ce que vous allez déménager? dit madame
Moreau ; je vous plains. C'est fort ennuyeux.
— Déménager n'est pas le difficile, répondit Cor-
dier; ce n'est pas non plus de trouver un autre gîte,
mais c'est de payer un terme d'avance qui est une
grande- affaire , à moins qu'on n'ait de l'argent.
Madame Moreau se leva sans rien répliquer, et
prit à part son mari. Au bout d'un moment elle re-
vint, et après un peu de silence elle dit en travail-
lant à sa tapisserie :
— M. l'abbé, nous avons là-haut une chambre
qui ne sert à personne; si vous voulez demeurer
avec nous, mon mari vous otTre ce petit logement.
— J'accepte sans me laisser prier, madame, et
de tout mon cœur.
— Votre lit sera prêt demain ; vous viendrez
quand il vous plaira.
Madame Moreau , voyant que le plaisir et la re-
connaissance avaient ému l'abbé, lui tendit une
main par-dessus son métier à tapisserie, et lui dit
pendant qu'il y déposait un baiser respectueux :
— Les enfants seront bien contents d'avoir leur
ami dans la maison.
Le lendemain, Cordier arriva, tenant sous son
bras un petit paquet enveloppé dans un mouchoir,
et qui ne pesait pas trois livres. On le mena au
(luatrième étage dans une chambre fort propre , et
son déniénaaemenl se trouva fait.
IL
Les gimsdu siècle passé, qui n'étaient pas bien
dans les papiers de la fortune, avaienidii moins en
eux-mêmes un soutien, c'était le manque d'ambi-
tion. Jamais l'idée ne serait venue à un petit abbé
de vouloir être un personnage, ni de perdre dans la
triste passion de l'envie les belles années de la jeu-
nesse. Lorsque Cordier ouvrit les veux aux premiers
rayons du jour, et qu'il se vit dans un beau lit en
bois peint avec des rideaux de serge, avec quatre
chaises de paille bien rangées le long des murs, et
une commode en noyer, il fut tenté de se croire em-
pereur d'Orient, comme le dormeur éveillé. Ce fut
bien autre chose quand le valet de cliambre de
y\. Moieau lui apporta du chocolat avec un petit
pain , et qu'on lui donna une paire de pantoufles
tandis qu'on cirait ses souliers ; pour le coup , il se
crut servi par des génies dans le palais de la Clialle
blanche. Il remercia Dieu , et s'habilla gaiement en
fredonnant un air ù'Aranle et Crphi^e , dont la mu-
sique était du célèbre Rameau.
Pendant cette heureuse journée, l'abbé se sentit
l'esprit plus léger que d'iiabitude. .Avant de quittei'
la maison pour aller chez M. Berton , il descendit
au salon, où étaient JL Moreau et sa femme jouant
avec leurs petites filles. Madame iMoreau, qui faisait
danser un des enfants sur ses genoux, se mit à chan-
ter en badinant la chanson suivante, qui n'a d'autre
mérite que d'être connue de tout le monde :
Il (lait, il était
l ne jeune fille
Qui n'avait, qui n'avait
Qu'une ( hemise,
tt encore elle était
A la lessive.
Un nuage passa dans l'àme <le Cordier en enten-
dant ces paroles ; un peu de rougeur lui monta au
visage. Il ouvrit sa tabatière et la referma sans y
rien prendre ; puis il se leva, et, après avoir fait le
leur du salon d'un air embarrassé, il tira M. Moreau
par la manche de son habit.
— Monsieur, lui dit-il en hésitant, je ne pense
pas que madame Moreau . qui est la boulé même,
ait envie de se moquer d'un honuiie qui lui est tout
dévoué. Ce n'est d'ailleurs qu'une plaisanterie fort
innocente...
— Ou'a^'e''--'^'ous, mon cher ami? répondit l'archi-
tecte du roi ; je ne vous comprends pas.
— C'est, reprit l'abbé, ([ue je n'ai en elTet qu'une
chemise, et qu'encore elle est à la lessive , comme
dans la chanson.
— Soyez assuré, dit Moreau , que ma femme n'y
122 REVUE PITTORESQUE,
entendait pas malice, et qu'elle ne sait pas si vous
manquez de chemises. Votre veste est boutonnée
jusqu'au rabat, et, pour ma part, je vous trouve
fort bien vêtu. Cependant je dirai à ma femme de
prendre garde une autre fois à ce qu'elle cliantera.
L'abbé pressa la main de M. Moreau, et s'en alla
chez le directeur de l'Opéra. Il le trouva en confé-
rence avec mademoiselle Doligny de la Comédie-
Française, qui venait solliciter un spectacle à son
proSt. Cette jeune actrice, qui jouait admirablement
les ingénues, était fort aimée du public; mais la ja-
lousie de ses camarades lui donnait beaucoup de
soucis, comme il arrive souvent aux gens de talent.
On lui enlevait ses rôles , sous le prétexte qu'elle
avait au-dessus d'elle des chefs d'emploi. Dans la
soirée à son bénéfice, ses amis voulaient qu'elle
jouât, sur la scène de l'Académie, la pastorale d'En-
dijmion de feu Fonteuelle. M. Berton élevait des
difficultés; cependant il céda enfin, grâce aux in-
stances de Cordier, qui pria en faveur de mademoi-
selle Doligny. Sans être fort jolie, cette jeune ac-
trice avait une figure intéressante , un son de voix
qui allait au cœur, de la gaieté, quelque chose dans
les manières qui charmait à la première vue. Cette
aimable fille remercia Cordier d'avoir intercédé
pour elle, et y mit tant de grâce, que l'abbé en de-
vint tout rouge de plaisir. Mademoiselle Doligny
savait par les bruits de coulisses qu'il était homme
de bon conseil , et comme elle avait besoin d'être
un peu soutenue au milieu de ses ennemis , elle
désira qu'il vînt aux répétitions. Elle l'invita même
à être dans sa loge le jour du spectacle à son profit,
afin de la secourir au moment de sa toilette , s'il
lui survenait quelque embarras. Cordier n'eut garde
d'y manquer , et bien leur en prit à tous deux.
La jeune actrice avait commandé pour son réie
de Phoebé un croissant avec des pierreries. On n'ap-
porta ce joyau de rigueur qu'une heure avant le
lever du rideau, et il se trouva que le cercle d'or
par 011 il s'attachait aux cheveux était beaucoup
trop large pour la coifi'ure de mademoiselle Doligny.
Il n'y avait pourtant pas moyen de jouer la lune
sans un croissant. La pauvre actrice poussait des
cris de désespoir, et ses camarades se réjouissaient
déjà , mais Cordier ne perdit pas la tête. 11 était
versé dans l'art du serrurier; il s'arma d'une lime,
fit un marteau avec une clef, un étau avec le tiroir
d'une table, et se mit à l'ouvrage. En moins d'un
quart d'heure, il eut arrangé le cercle d'or et posé
lui-même le croissant avec goût dans la chevelure
de la Phœbé.
Mademoiselle Doligny sécha ses pleurs, se re-
garda bien dans la psyché, s'assura qu'il ne lui man-
quait plus rien , et se tourna enfin vers notre abbé.
LE DERNIER ABBÉ.
123
Elle était éblouissante de fraîcheur et de jeunesse.
— Embrassez-moi pour votre peine, lui dit-elle,
avant que je mette mon rouge ; cela me portera
bonheur.
Cordier baisa la belle Phœbé sur les deux joues,
et les poisons de l'amour pénétrèrent pour la pre-
mière fois dans ses veines. On venait de frapper les
trois coups; l'abbé regagna sa place à l'orchestre
avec un cruel désordre dans l'imagination et un
poids atfreux sur le cœur, car quelle vraisemblance
qu'un garçon pauvre comme lui pût réussir à rien
auprès d'une ingénue de la Comédie-Française"? Il
ne voulait pas même y songer, et ne rassemblait ses
forces que pour chasser bien loin ses désirs.
Cependant mademoiselle Doligny obtint un véri-
table triomphe. Le parterre applaudit avec enthou-
siasme. Une pluie de bouquets accompagna la chute
du rideau. Notre abbé courut, après le spectacle, à
la loge de l'actrice ; mais il trouva la place encom-
brée par une foule d'amis et de grands seigneurs,
qui se pressaient pour offrir les félicitations et les
madrigaux. A peine s'il put, en se dressant sur la
pointe des pieds , apercevoir la reine de la soirée
couchée sur un sofa et enveloppée de fourrures. Il
se retirait le cceur fort serré, quand une femme de
chambre le saisit par le bras comme il traversait
le vestibule, et lui mit un billet dans la main.
« Mon cher abbé, lui dit-on , votre baiser m'a
porté bonheur, comme je m'y attendais. Venez de-
main déjeuner avec moi sur les dix heures du matin.
Les sots et les complimenteurs n'entreront qu'à
midi.
» .IlLIE DOLIGNV. I'
— Grand Dieu! s'écriait Cordier en bondissant
au milieu des rues , elle m'accorde deux heures de
téte-à-tète! Que vais-je lui dire? Comment lui ca-
cher mon amour?
La crainte et l'espérance allaient et venaient dans
l'âme du jeune abbé. Lorsqu'il fut rentré dans sa
petite chambre, il promena autour de lui des regards
désolés, et le sentiment de sa pauvreté lui perça le
cœur.
— Non , dit-il avec abattement , je n'irai pas
m'exposer au feu de ses beaux yeux. Puisque les
bonheurs excessifs ne sont pas faits pour moi . sa-
chons au moins fuir les dangers. Il m'appartient
bien de courtiser une actrice, à moi qui n'ai pas de
chemise ! Allons, n'y pensons plus.
Cordier, ayant bravement pris son parti, se mit à
chanter la chanson de madame Moreau :
Il était , il était
Une jeune fille, etc.
Il ouvrit un tiroir de sa commode pour y serrer
le billet de la séduisante Phœbé. 0 miracle ! ce
tiroir contenait six chemises neuves ! Les merveilles
delà civilisation, lorsqu'elles frappèrent les regards
du jeune barbare qui le premier traversa le Bos-
phore n'eurent pas un éclat plus surprenant que
celui de celte admirable trouvaille. L'abbé n'osait
porter ses mains sur la toile fine, de peur qu'elle ne
vînt à s'évanouir comme une illusion des sens.
— 0 madame Moreau I dit-il avec émotion, vous
êtes une seconde Providence !
Le diable, qui était sans doute jaloux du bonheur
de notre abbé , lui fit découvrir alors un petit trou
au coude de son habit ; mais Cordier n'était pas
homme à ce déconcerter pour si peu de chose.
— Ce n'est rien que cela , dit-il gaiement; on ne
manque pas un rendez-vous faute d'un bout de fil
noir pour faire une reprise.
Et il se coucha tout joyeux. Cette fois, il rêva qu'il
était dans le paradis des Orientaux et que Mahomet
lui-même n'avait pas une veste aussi belle que la
sienne.
III.
Le lendemain, notre abbé regardait l'effet de sa
chemise blanche dans son miroir à barbe. Il appela
le valet de chambre pour avoir son habit qu'on avait
emporté.
— Le voici, M. l'abbé, dit le domestique d'un air
significatif.
Cordier passa une manche avec empressement et
resta immobile de surprise.
■ — Mais c'est un habit neuf! s'écria-t-il.
— Oui , M. l'abbé.
— Et d'où vient cela?
— Je ne sais pas, monsieur. Mon maître m'a dil
que c'était à vous, et je vous l'apporte.
— Allons ! il vient à propos.
L'abbé descendit les escaliers en voltigeant sur la
pointe de ses souliers , et une voix intérieure lui di-
sait : Tu es un heureux mortel.
Le hasard avait trop fait pour Cordier depuis
vingt-quatre heures pour qu'il ne s'amusât pas un
peu à lui rabattre de sa joie. En arrivant chez made-
moiselle Doligny, le cœur enflé par l'espoir, l'abbé
vit, en traversant la salle à manger, ((u'on avait
dressé une table de quatre couverts. Deux étrangers
attendaient au salon; l'un était un mondor, et l'au-
tre un officier des gardes.
— Adieu le lête-à-tète! pensa l'abbé. Comment
diable aussi ai-je pu me mettre dans l'esprit que
cette créature divine avait jeté les yeux sur moi ?
L'espérance s'envola ; mais Cordier n'en garda pas
moins une contenance ferme, et sentit qu'il fallait
montrer sa bonne humour des dimanches. L'ingénue
parut bientôt dans une toilette fort jolie. Elle remer-
124
REVUE PITTORESQUE.
fia le mondor d'un collier de perles dont il venait
de lui faire présent , et donna la main au militaire
en l'appelant son cousin. Cordier avait la mort dans
l'âme. Cependant on se mit à table; le courage lui
revint lorsqu'il vit que sa présence donnait aussi de
la peine à ses rivaux, et que, de plus, ils n'avaient
point d'esprit. Il se remit en frais , se ranima peu à
peu et conta des histoires.
— Ma foi, messieurs, dit mademoiselle Doligny
aux deux autres convives , vous êtes tristes comme
des capucins.
On parla de la pièce à' Endijmion tout en mangeant
des asperges.
— L'abbé, reprit l'ingénue, racontez-moi quelques
bons mots de Fontenelle. .le les aime fort , et il en
a beaucoup dit.
— .Te n'en sais qu'un, répondilCordier; mais il mon-
tre assez combien le personnage était sensible. Fonte-
nelle avait un vieil ami d'enfance qui s'appelait l'abbé
Dubos , et avec lequel il déjeunait tous les matins.
Ils aimaient tous deux les asperges et en mangeaient
tant que la saison en durait ; mais Dubos les voulait
à la sauce et Fontenelle à l'huile , ce qui était entre
eux un éternel sujet de querelles et de plaisanteries.
Un joiM', au moment où ils allaient manger leur plat
favori dont on avait préparé la moitié d'une façon et
l'autre moitié de l'autre manière pour satisfaire tous
les goûts, M. Dubos tombe subitement frappé d'apo-
plexie. Fontenelle se baisse , prend la main de son
ami, lui tàte le pouls et reconnaît qu'il est mort,
.aussitôt il ouvi-e la porte et crie au domestique :
Préparez tontes les asperges à l'huile !
— .Te connaissais ce mot, dit le mondor.
— Moi, dit le militaire, je ne le connaissais pas,
mais je n'y trouve rien de plaisant.
L'abbé comprit qu'ils étaient jaloux tous deux , et
inventa des histoires de son cru pour voir si elles
seraient connues du mondor et si elles auraient l'ap-
probation de l'officier. En sortant de table il s'aper-
çut que ses deux rivaux le toisaient avec un air de
dépit. Chacun d'eux tâchait de prendre mademoiselle
Doligny à part pour lui glisser des mots à l'oreille.
— 'Vous pouvez vous expliquer tout haut, mes-
sieurs, dit l'actrice. Je ne suis pas une marquise,
et je ne fais rien en cachette; il faut, dites-vous,
que je me décide pour quelqu'un? Il n'est pas bien
de n'avoir pas encore d'amant? Mon choix est fixé.
.M. l'abbé Cordier est mon affaire. T'ai lu dans ses
yeux qu'il est amoureux de moi , et je vous déclare
qu'il me plaît beaucoup.
L'abbé tomba sur ses genoux et saisit avec trans-
port la main (ju'on lui offrait.
— Ah ! madame , dit-il d'un air pénétré , voici
la première fois qu'une aussi grande joie entre dans
mon cœur, .lamais je ne perdrai le souvenir de cet
instant, et je défie le ciel de me donner une peine
qui l'efface de ma mémoire.
Cette parole était imprudente, comme on le verra
par la suite; mais c'est ainsi que parlent les gens
amoureux, et d'ailleurs mademoiselle Doligny,
n'ayant à cette heure que de tendres sentiments
dans le cœur, répondit qu'elle était charmée de
l'amour qu'elle inspirait. Le mondor et le militaire
enfoncèrent leurs chapeaux sur leurs oreilles, et
s'en allèrent en frappant les portes ; mais on ne s'a-
perçut pas de leur sortie. Notre abbé devint l'En-
dyniion de la Phœbé. Le nom lui en resta , et dans
les coulisses on l'appela l'abbé Endymion tant que
durèrent ses amours.
Le bon Cordier n'était pas de ces gens vaniteux
qui mettent la plus forte part de leurs plaisirs dans
l'ostentation. Il aimait mademoiselle Doligny pour
elle-même et non pour la gloire qu'il en relirait.
Elle lui eût plu aussi bien si elle n'eût été qu'une
simple bergère. C'était une chose plaisante que de
voir cet homme modeste, et qui n'avait pas seule-
ment deux culottes , passer devant la cour brillante
de la jeune actrice , recueillir les douces œillades à
la barbe des marquis les plus hauts sur talons, et
conduire à son bras cette fille si recherchée. On
riait tant qu'on pouvait, mais on enrageait sous
cape. Mademoiselle Doligny eut vent de quelques
moqueries sur la pauvreté de son Endymion. Elle
voulait donner à Cordier un habit magnifique en
velours cramoisi, et lui faire quitter le petit collet;
mais il eut le bon sens de n'y pas consentir. Tout
ce que l'ingénue put obtenir de lui fut qu'il por-
terait, pour l'amour d'elle, tme veste de soie noire,
qu'elle broda de sa main. Le jour que sa maîtresse
lui envoya cette veste , l'abbé trouva dans la poche
une bourse bien garnie. Les scrupules le prirent à
la gorge à cette découverte. Il courut chez sa belle,
et, ne sachant comment lui dire ce qu'il avait dans
l'esprit, il la regarda timidement en frappant sur
sa poche de manière à faire sonner les pièces d'or.
— Je vois à votre mine ce que vous pensez, lui
dit-on. Si j'étais une princesse, vous n'auriez pas
de ces sottes délicatesses. Eh bien! sachez, mon-
sieur, que je veux être pour vous au-dessus de la
plus fière princesse du monde. Si vous avez le cœur
assez mal placé pour être honteux d'accepter quel-
que chose de moi , jetez cela par la feiu'tre.
— Ne vous fâchez point , dit l'abbé ; j'ai le cœur
où il faut l'avoir, et je vous remercie de toute mon
âme.
M. Moreau se mit à rire en apprenant les triom-
phes de son ami Cordier.
— Prenez garde à vous, lui disait-il, mon cher
Endymion. La lune est changeante ; elle ne vous
aimera que le temps d'un quartier.
M. Berton lui accordait davantage.
LE DERNIER ABBE
disait-il, jusqu'à la nouvelle lune de
1:
— Cela ira
vingt-huit jours.
Mais quand le second mois fut commence, il fallut
trouver d'autres railleries, et il n'en restait plus
qu'une seule dans le calendrier.
— Quand arrivera l'éclipsé".' demandaient les
mauvais plaisants.
— Quand le soleil me voudra jouer un mauvais
tour, répondait l'abbé. Je suis préparé à tout
événement, comme le sage.
La tendresse de mademoiselle Doligny pour son
l)elit abbé se soutenait malgré les plaisanteries.
Elle alla tout doucement jusqu'à l'accomplissement
de l'année entière, ce qui nous paraît être la bonne
mesure pour une ingénue.
Un marquis du bel air vint se jeter à la traverse
cl fouler aux pieds le bonheur de notre pauvre
abbé. C'était un homme prodigue et ruiné de toutes
les façons, criblé de dettes, fatigué de corps et
blasé d'esprit, un homme adorable enfin, selon les
goùls du temps. Il supplanta Cordicr dans l'espace
de deux heures , et n'eut besoin que de paraître
pour vaincre , comme le défunt empereur César. Cor-
dier vit le coup de foudre qui le frappait , et de-
meura un peu interdit.
— Mon cher garçon, lui dit son infidèle, vous
m'avez souvent donné l'assurance que vous auriez
du courage , s'il m'arrivait de ne plus vous aimer.
Voici le moment de montrer votre bravoure. Il va
sans dire que nous resterons toujours bons amis,
car vous me feriez de la peine en cessant pour cela
de venir me voir.
— J'aurai du courage, répondit l'abbé; mais ne
comptez pas m'avoir parmi vos suivants. Je ne des-
cendrai pas m'asseoir au banc des violons , moi qui
ai tenu le siège du chef de musique.
.\près cette réponse , digne des temps anciens ,
l'abbé se retira héroïquement; mais il ne retrouva
pas du tout la force dont il avait fait parade , et
dont les indifférents et les égoïstes seuls sont capa-
bles. 11 gardait un visage impassible en public, et
ses amis ne soupçonnaient pas l'état cruel où il
était. Son cœur était déchiré mille fois par jour;
tous les objets qui frappaient ses regards lui rappe-
laient le bonheur perdu. Des souvenirs accablants
le troublaient a chaque pas.
— Hélas! disait-il en se tordant les bras , pour-
quoi me suis-je précipité dans ce monde des pas-
sions, loin duquel j'aurais pu vivre paisiblement?
Quels êtres sont donc ces femmes qui demeurent
toujours dans cet enfer, et y respirent à l'aise comme
l'oiseau sur les buissons ?
Et puis, au moment de maudire le nom de son
ingrate , le pauvre garçon en avait des remords , et
remerciait le ciel de lui avoir donné au moins quel-
ques jours heureux avant de mourir. En un mot ,
Cordier étiiit en proie au désespoir. Il résolut d a-
bandonner une existence vouée à l'amertume. Il se
mit en tête de se faire trappiste ; mais son étoile
était d'une humeur plus folâtre qu'il ne l'imaginait,
comme on le verra tout à l'heure.
IV.
I.abbé (Cordier lit un marché avec un maître de
voiture jour être conduit à la Trappe, située près
d'.\vranches ; il mit dans sa poche une bourse où
il lui restait encore quinze louis d'or, et partit avec
un très-léger bagage sans dire à personne où il al-
lait. On était alors au mois de mai. Les chaleurs du
printemps se répandaient dans la campagne , les
arbres et les champs prenaient des airs de fête ;
mais Cordier, tout entier à ses douleurs, demeu-
rait morne en face des beautés du paysage. Il voya-
geait d'ailleurs dans une mauvaise guimbarde avec
des marchands de bestiaux, qui n'étaient pas gens
à le distraire. Il s'enfonça le plus avant qu'il put
dans ses sombres pensées, et demeura silencieux
contre son ordinaire tout le long du chemin.
Le quatrième jour, on arriva sur le soir au petit
bourg de Mortain, situé non loin d'.\vranches.Ondes-
cendità l'uniqueaubergedu lieu pourla dernièrecou-
chée. L'hôtelière était une jeune femme de vingt-cinq
ans, qui avait des yeux engageants, des appas fort
arrondis, les mains propres, la bouche fendue et
la taille bien serrée dans le tablier le plus blanc du
monde. Cordier ne songeait guère à remarquer tout
cela , et d'ailleurs il n'était point dans son humeur
de courtiser les aubergistes. Il poussait la modestie
jusqu'à n'avoir pas l'idée, qu'avec sa jolie figure ,
il put frapper au premier regard l'imagination d'une
femme. L'hôtelière , qui ne iiensait pas à se faire
trappiste, s'aperçut tout de suite que l'abbé étai
un beau garçon, et qu'il paraissait plongé dans
l'affliction. Elle fut prévenue en sa faveur aussitôt
qu'elle vit son air triste et sa jambe faite au tour.
La curiosité s'en mêlant , elle voulut savoir qui
était ce gentil voyageur et d'où lui venait sa mé-
lancolie ; c'est pourquoi elle lui fit dresser une table
dans une chambre à part, tandis qu'elle mit le
couvert des marchands de bestiaux dans la cuisine.
Notre abbé mangea son potage sans dire mot ;
mais , lorsqu'il eut avalé un civet de lièvre et vidé
la moitié dune bouteille, il se trouva moins acca-
blé. L'hôtelière , qui le servait elle-même , et qui
le regardait d'un œil compatissant, jugea que le
moment était favorable pour entrer en conversation.
Elle prit donc une chaise, et, s'asseyant en face de
son hôte, elle lui demanda s'il trouvait le dîner bon.
— Je le trouve excellent , répondit Cordier.
— Vous répondez cela par complaisance , reprit
l'hôtelière, car on voit, monsieur l'abbé, que vous ne
126
KEVUE PITTORESQDE.
sentez ]);is le goût de vos moireaux lant vous êtes
rêveur. Je gage que vous ne sauriez pas dire ce que
vous venez de manger ?
— C'est la vérité, madame; je n'ai pas l'esprit
à ce que je fais , et cela vient de ce que je suis
l'homme le plus malheureux qui soit sur la terre.
— Mon Dieu! (juel dommage ! que j'en suis fâ-
chée ! (juel est donc ce malheur si grand ? Pouyez-
vous me le conter, monsieur l'abbé ? je n'en dirai
rien.
— Volontiers, madame, ce sera peut-être un
soulagement que de parler de mes peines.
Cordier raconta ses amours avec mademoiselle
Doligny , et comment elles avaient tini. L'hôtelière,
les deux coudes sur la table et la tète posée entre
SCS mains, la bouche à demi ouverte, écoutait le
récit de toutes ses oreilles. Elle n'avait jamais en-
tendu parler des théâtres de Paris , et toutes ces
aventures lui semblaient tirées d'un conte de fées.
Elle no se sentait pas de joie d'avoir sous les yeux
le héros de cette histoire. L'abbé , qui ressentait les
eflets bienfaisants de la digestion , se plaisait à
chaque minute davantage dans la situation 'où il
était; l'intérêt que lui montrait la belle hôtelière
adoucissait remarquablement ses peines. Quand
son histoire l'ut achevée, il lit un gros soupir et
murmura sur le ton d'un berger de Fonlenelle :
— Hélas! c'est la dernière fois que je parle à
quelqu'un de mes chagrins.
— La dernière fois ! s'écria l'aubergiste ; eh !
pourquoi donc?
— Parce que demain je vais entrer à la Trappe.
— Sainte Vierge ! à la Trappe ! Dans un si bel
âge! Ah ! cjue ne puis-je vous en détourner ! Excu-
sez-moi, monsieur l'abbé, mais je suis toute boule-
versée de ce que vous me dites.
La bonne hôtelière se leva et sortit en pleurant
de tout son cœur. Cordier, ému de voir une amitié
si tendre , en eut aussi une larme dans les yeux.
Le soir, lorsqu'il se 'coucha , il s'avoua tout bas à
lui-même qu'il était ébranlé dans ses résolutions.
Le lendemain, au point du jour, l'hôtelière entra
dans sa chambre ;
— Monsieur l'abbé, lui dit-elle, on va mettre
les chevaux à la voiture ; mais, si vous m'en croyez,
vous resterez à dormir la grasse matinée. Demain
je vous mènerai dans ma carriole à .\vranches ,
si vous tenez encore à votre projet d'entrer à la
Trappe.
Les esprits sont faibles le matin, pendant le demi-
sommeil. L'abbé ouvrit un ceil , étendit les bras , et
dit qu'il voulait bien rester jusqu'à demain ; puis il
se tourna sur le côté pour recommencer à dormir.
On partit sans lui. Sur le coup de dix heures , Cor-
dier descendit, un peu honteux de sa faiblesse. L'hô-
telière, qui avait mis un bonnet neuf, lui parut
plus fraîche et plus jolie que la veille. Elle lui servit
un excellent déjeuner, et lui tint encore compagnie.
Elle le mena ensuite promener dans son jardin , lui
offrit des fleurs et fit mille choses pour lui être
agréable qui le touchèrent de plus en plus. Il ne
partit pas le lendemain , parce que l'hôtesse le pria
d'attendre pour aller à .4vranches jusqu'au samedi
suivant, qui était jour de marché. Nous ne savons
pas au juste ce qui se passa entre la belle hôtelière
et iM. Cordier; mais, quand le samedi fut venu, il
ne fut pas question de la Trappe, et madame l'au-
bergiste envoya >a servante au marché avec la car-
riole. Plus d'une semaine après, Cordier était en-
core à Mortain, ne songeant pas du tout à se reti-
rer du monde.
Un beau jour, avant le soleil levé, on dormait
encore dans l'auberge; Cordier se trouvait, je ne
sais pourquoi, dans la chambre de l'hôtelière , lors-
qu'on frappa au dehors à coups redoublés.
— Ilolà ! hé '. ma femme ! criait-on ; viendras-tu
m'ouvrir tout à l'iieure '?
— Qu'est-ce que ce bruit? demanda l'abbé en
s'habillant à la hâte.
— C'est mon mari qui revient de voyage.
— Votre mari! quoi ! vous êtes mariée ?
Ils n'y avaient pensé ni l'un ni l'autre.
L'hôtelière se mit à la fenêtre et cria qu'elle
allait descendre ; mais une servante venait d'ouvrir
la porte, et le mari, qui montait déjà l'escalier,
rencontra l'abbé.
— Voilà donc pourquoi l'on ne mouvrait pas! dit
l'aubergiste outré de colère. Il s'en passe de belles
en mon absence. Je vais d'abord assommer ce petit
godelureau.
L'hôtelier courut après Cordier en levant un gros
bâton noueux qu'il tenait à la main. Heureusement
l'abbé sut esquiver le coup en se baissant à propos.
Il gagna la rue d'un bond et se sauva par les
champs. Comme il croyait toujours avoir le mari et
le bâton noueux à ses trousses, il joua des jambes
pendant une demi-heure, et ne s'arrêta qu'au mi-
lieu d'une forêt où il tomba, épuisé de fatigue, an
pied d'un arbre.
Tout cela semblait un rêve à notre pauvre abbé,
tant l'événement avait été brusque et surprenant.
11 lui fallut cinq minutes de réflexion pour bien com-
prendre ce qui lui arrivait et mesurer l'étendue de
son infortune.
— Quelle aventure! s'écria-t-il enfin. Être perdu
dans les bois, sans habit, et n'avoir pas mis hier au
soir ma bourse dans la poche de ma culotte ! 0 dés-
espoir ! il y a de quoi se pendre!
Il se serait pendu en effet à quelque branche, s'il
eût tenu une corde , mais n'ayant pas le nécessaire
LE DERNIER ABBE.
127
pour se tuer, il se mit à chercher quelque chaumière
où l'on voulût bien lui donner un morceau de pain
pour déjeuner.
Cordier , qui ne connaissait pas les chemins et
n'osait pas retourner du côté de Mortain , s'égara
dans la forêt. 11 trouva enfin des bûcherons qui tra-
vaillaient, et leur demanda s'il n'y avait pas près de
là quelque habitation. Ces bonnes gens lui indiquè-
rent une lorge qui n'était pas loin. 11 y alla aussitôt,
dirigé par le bruit que faisaient les ouvriers. A côté de
la forge était une jolie maison , située au plus épais
du bois et entourée d'un jardin bien entretenu. La
porte en était ouverte. L'abbé, poussé par la faim,
entra sans hésiter. Les bûcherons lui avaient ajjpris
que le maître de forges s'appelait M. Durand et que
c'était un excellent homme. 11 demanda donc u
parler à M. Durand. On le conduisit dans un cabinci
ou U trouva un gros homme d'assez bonne physio-
nomie, qui mit sa plume à son oreille pour l'écouter.
— Monsieur, lui dit l'abbé, je viens de Paris
pour me faire trappiste à Avranches, et je me suis
égaré dans les bois. Aurez-vous la bonté de me
faire donner un peu de pain et de m'indiquer la
route qu'il faut suivre pour aller au couvent de la
Trappe"?
M. Durand reconnut tout de suite qu'il n'avait pas
affaire à un mendiant.
— Bien volontiers, mon garçon , répondit-il. Un
morceau de pain! cela ne se refuse pas. Je vous
offrirai davantage, on va sonner le déjeuner; je
vais dire qu'on vous mette un couvert à ma table.
Vous avez là une chienne d'envie , de vous faire
trappiste. Est-ce par vocation , ou par suite de
quelque chagrin '?
— C'est parce que je suis malheureux.
— Bah ! le diable n'est pas toujours attaché à la
peau des gens. Laissez là votre idée de la Trappe.
Voulez-vous travailler dans mes forges"?
— Nous verrons cela, monsieur; donnez-moi le
temps de réfléchir.
— Oui, nous allons en causer. Venez, que je
vous prête une veste. Il ne faut pas que vous soyez
en manches de chemise pour déjeuner avec ma
femme et ma fille.
I2H REVUE PITTORESQUE
M. Durand avail un lils t'n voyage. 11 prit dans
les habits de ce lils une vieille vesie de campagne,
([ui se trouva parfailement à la taille de Cordier. Le
déjeuner étant prêt, notre abbé lut conduit dans la
salle à manger, et il prit place entre madame Du-
rand et mademoiselle Charlotte sa fdie , qui avait
dix- huit ans et qui était jolie. 11 mangea bien, plai-
santa de bonne grâce sur son appétit dévorant, fit
rire les daines et raconta son hisloiro . sans parler
cette fois de ses amours M. Durand et sa famille
ne voyaient personne; ils s'amusèrent des discours
de notre abbé. Au dessert, le maître de forges, qui
était un grand buveur, e.\ci(a son hôte ù lui tenir
tête. L'abbé but un peu d'eau-de-vic par complai-
sance, et, sans perdre son air simple et modeste,
il se mit pourtant en bonne humeur. M. Durand
l'engagea cordialement à passer une couple de jours
dans sa maison.
V.
En sortant de table, le maître de forges, selon
l'habitude des propriétaires, mena son hôte voir ses
basses-cours et ses potagers. Ils allèrent ensemble
visiter les usines, et dans cette promenade, Cordier
admira tout avec politesse. Ils s'arrêtèrent à regar-
der des ouvriers en charpente qui avaient à tailler
ime table en ovale, et qui ne savaient comment s'y
prendre. Ces braves gens, par ignorance , traçaient
sur le bois des cercles à l'infini , sans pouvoir réus-
sir à calculer exactement leurs mesures. L'abbé,
qui savait un peu de tout, se souvint alors du pro-
cédé simple qu'on trouve dans les livres de géomé-
trie descriptive pour tracer des ovales de toutes
grandeurs, et qui se formule ainsi : Placer aux deux
foyers de l'ellipse les extréinilés d'un fil égal en lon-
gueur au grand axe, el tracer avec un crayon que
Von place de manière à tenir le fil toujours tendu.
Cordier mesura les deux foyers de l'ellipse avec un
compas, y fixa deux clous auxquels il attacha un
morceau de ficelle, et décrivit, en moins d'une mi-
nule, un ovale parfait de la grandeur désirée. M. Du-
rand fut saisi d'admiration, et les ouvriers, qui cher-
chaient en vain depuis une heure à résoudre ce
problème , auraient pris volontiers notre abbé pour
un sorcier.
— Comment! dit le mailre de forges, mais vous
êtes donc un, mathématicien !
— Je n'en sais guère plus que cela , répondit
l'abbé en riant.
— C'est beaucoup, par ma foi. Il n'y a pas à
vingt lieues à la ronde un homme qui en sache autant
que vous. Si vous voulez appliquer vos connaissances
dans mes usines , je vous donnerai un bon emploi
et des appointements fort honnêtes.
— Excusez-moi, monsieur, dit Cordier; je suis
trop franc pour vous Iromper. Je ne tiens jias a
l'argent, et je ne suis pas capable de m'apiiliquei
longtem|is au même travail; je ne ferais pas votre
affaire.
— C'est donnnage! c'est pardieu dommage 1 répéta
plusieurs fois M. Durand.
Mademoiselle Charlotte était une grande et jolie
fille qui avait des yeux bleus et des doigts efiilés.
L'isolement et son goût pour la lecture lui avaient
donné des idées romanesques. L'abbé ne lui montra
pas les mathématiques, mais il lui enseigna des
jeux de cartes pour occuper les heures de la soirée.
La jeune personne était versée dans la botanique, et
Cordier en avait quelques notions. Ils cueillirent en-
semble une foule de fleurs dont ils cherchèrent les
noms dans les livres. On lit encore dans les talents
de notre abbé une découverte importante. Le lecteur
nous pardonnera-t-il de l'avoir mené jusqu'à cet en-
droit sans lui dire que Cordier savait jouer de la
Mule, non pas en virtuose, mais de façon à enchanter
un maître de forges des bois de Morlain? De tous
temps les sons de la flûte ont flatté agréablement les
sens des jeunes filles. Or, il y avait une flûte dans
la maison, et mademoiselle Charlotte jouait du cla-
vecin. Ils firent de la musique ensemble, et dès lors
leurs cœurs eurent un grand sujet de sympathie. La
demoiselle levait ses yeux bleus sur l'accompagna-
teur dans les moments où le morceau avait de la
passion ; de son côté , le joueur de flûte abaissait ses
yeux noirs sur la jeune personne en soufllant avec
plus de tendresse. Sans se parler, ils se disaient
ainsi beaucoup de choses , tandis que le père dor-
mait et que la mère travaillait à l'aiguille.
Lorsque deux cœurs se sont entendus, ils savent
bien trouver les |)etites occasions de communiquer
ensemble. Cordier, qui occu[iait une chambre au
second étage de la maison , avait l'habitude de s'as-
seoir un moment au bord de la fenêtre, et de regar-
der le paysage avant de se coucher ; mademoiselle
Durand faisait de même à l'étage inférieur : elle
toussait timidement deux ou trois fois, et l'abbé lui
répondait en manière de bonsoir. Le matin , ils re-
commençaient ce manège. C'eût été une chose bien
innocente, s'ils s'en étaient tenus là; mais on en
vint bien vite à échanger quelques mots , et puis des
conversations s'engagèrent. On parlait d'abord du
clair de lune, et ensuite du bonheur de vivre deux
tout seuls au milieu des bois. Leur imagination se
montant peu à peu , ils supprimaient de la surface
du globe , sans y prendre garde, le père et la mère,
la nourrice et les domestiques, pour se créer un
intérieur selon leurs goûts. Quand l'abbé sortait de
sa chambre , il fermait la porte avec beaucoup do
bruit; aussitôt celle de la jeune personne s'ouvrait,
et ils se rencontraient comme par hasard ; ils des-
cendaient les escaliers cote à côte, le plus lentement
LE DERNIER ABBÉ.
\iii
possible et en silence. Mademoiselle Charlotte rou-
gissait; Cordier devenait tremblant. Enfin , un beau
matin , ils s'embrassèrent naturellement. Par mal-
heur, les mères ont-dcs yeux de lynx pour lire dans
l'àme de leurs filles : madame Durand reconnut sur-
le-champ le danger qui menaçait; elle courut chez
son mari , et le pria de congédier Cordier sans dif-
férer.
— Mon jeune ami , dit le bon maître do forges à
son hôte, ma femme croit que vous faites la cour à
ma fille. Je ne m'en fâche pas, j'aurais agi tout de
même à voire âge ; mais vous ne pouvez pas l'é-
pouser, n'ayant pas le sou. Il faut, s'il vous plaît,
quitter la maison.
— Je n'ai rien à répondre à cela , dit Cordier ; il
est vrai, monsieur, que j'aime mademoiselle votre
fille, et que jo n'ai pas le sou. Vous m'avez donné
l'hospitalité pendant une semaine, et j'en suis péné-
tré de reconnaissance. Adieu, monsieur; je vais par-
tir, mais j'en ai bien du regret.
— Pauvre garçon ! Tenez : voilà cent écus que je
vous prèle , vous me les rendrez quand vous aurez
trouvé la fortune. N'allez pas à la Trappe : jo vais
vous faire mener sur le chemin de Paris.
Madame Durand voulait que labbe s'éloignât sans
revoir sa fille ; mais mademoiselle Charlotte s'é-
chappa de la maison, et accourut au moment où
l'abbé aller monter en voilure.
— M. Cordier, dit-elle avec émotion, l'on nous
sépare! Est-ce que je ne vous verrai plus?
— Hélas! mademoiselle, je le crains bien, car je
vais peut-être mourir de chagrin.
— Ah! si vous mourez, faites-le-moi savoir; je ne
vous survivrai pas. Donnez-moi quelque chose que
je puisse garder en souvenir de vous.
L'abbé ôta do son doigt une petite bague qui Un
venait de mademoiselle Doligny ; c'était tout ce qu'il
pouvait offrir. La jeune personne lui donna en échange
un mouchoir brodé.
— Vous ne vous en séparerez jamais ! dit-elle.
— Jamais! répondit Cordier en le mettant sur tuu
cœur.
Madame Durand arriva sur ces enirefailcs; l'abbé
s'élança dans le fond de la voiture, et les chevau.x
parlirenl.
— Adieu! adieu! lui cria encore mademoiselle
Charlotte, en s'évanouissant, comme c'est l'usage.
Le pauvre abbé ne comprenait pas qu'on pût se
séparer d'une personne aussi aimable; il lui sem-
blait que les démons s'étaient emparés de lui par
force, et le voituraient dans les chemins de traverse
pour le tourmenter. Il gagna la grande route au
milieu de ces tristes pensées, et le cocher de M. Du-
rand, l'ayant mené à l'auberge, lui souhaita un bon
voyage. Un carrosse public qui allait à Paris em-
porta Cordier. A mesure qu'il s'approchait de la
grande ville , l'ordre se rétablissait dans ses idées
T. IV.
et sa mémoire : il se rappela bientôt qu'il s'était
mis en voyage à cause d'un désespoir d'amour, et
il soupira en rêvant à l'ingrate ingénue ; puis il se
souvint de l'hôtelière de Morlain, et donna le mari
à tous les diables, avec son bâton noueux; mais
lorsqu'il revint, après ce long circuit, à la fille du
maître de forges, il faillit éloulîor do douleur.
— Ah! dit-il , j'aurais mieux fait de rester à Pa-
ris que de courir les champs ; je n'aurais eu qu'une
peine, au lieu d'en avoir trois. Grand Dieu! quelle
9
130
REVUE PITTORESQUE.
en cuiUe de vouloir se
expérience! je sais ce qu i
l'aire trappiste.
En débarquant à Paris, Cordier loua une petite
chambre dans un quatrième étage de la rue Mont-
martre; il en paya prudemment le terme d'avance.
Il s'en alla diner ensuite au cabaret, puis il fit cirer
ses souliers et lut les affiches des théâtres : on jouait
l.a Fausse Agnès! sou cœur battit en voyant le nom
de mademoiselle Doligny.
A onze heures du soir, l'abbé était dans les cou-
lisses de la Comédie-Française , debout à la même
place qu'autrefois, et suivant des yeux tous les mou-
vements de son infidèle.
— 'Vous voilà, mon cher abbé"? dit la jeune actrice
en s'arrêtant devant lui ; on disait que vous étiez à
la Trappe.
— C'est un grand hasard si je n'y suis pas entré.
— Est-ce par une aventure piquante?
— Par une suite d'aventures bien étranges.
— Venez me voir demain pour me conter cela.
— Non, pas demain ; il me serait encore trop pé-
nible de retourner chez vous en ami.
— Vous m'aimez donc toujours ?
— Je ne puis m'en empêcher aussitôt que je vous
vois.
— Tant pis 1 l'abbé , cela vous donne du chagrin.
— Avez-vous été heureuse, au moins, avec votre
marquis ?
— Il m'a plantée là , le traître ; mais je ne suis
l)as comme vous, je me suis consolée. Aujourd'hui,
j'appartiens à un receveur des gabelles qui me fait
mourir d'ennui; j'ai bien envie de le congédier. Je
n'ai pas ri depuis un mois. Vous me manquez avec
vos histoires.
— Si vous vouliez m'avoir demain, il y aurait un
moyen sur de me mettre en gaieté.
— Je vpus entends. Allons ! venez toujours , et
l'on verra s'il nous reste un brin de tendresse pour
un ancien ami.
L'abbé sortit tout palpitant de joie et d'espérance.
11 se promit, en homme sage, de profiter du caprice
de l'ingénue sans penser au réveil du lendemain.
Pour tout l'or de l'univers, Cordier n'aurait pas
voulu tromper mademoiselle Doligny dans l'instant
où elle se montrait pour lui si bonne fille. Il raconta
na'ivement, sans y rien changer, ses deux aventures
avec l'hôtelière et la fille dû maître de forges. L'ac-
trice en riait de tout Son cœur. L'abbé eut pourtant
ui\ peu de confusion lorsqu'il avoua qu'il avait
donné la bague de sa première maîtresse ; mais ma-
demoiselle Doligny s'écria :
— Dieu soit loué ! je tremblais en pensant que
vous n'aviez pas un seul bijou à offrir à cette ai-
mable enfant. Non-seulement je vous pardonne,
iirjis je vous prie d'accepter une autre bague pour
^uus en servir en pareille occasion.
Mademoiselle Doligny était de ces femmes dont
l'imagination s'exalte aisément. Le récit de l'abbé
lui parut si drôle et si amusant, qu'elle lui laissa
tout juste le temps de l'achever, et qu'elle se mit à
dire :
— En vérité , mon cher garçon , je crois que je
vous aime de toute mon âme.
Elle aurait dû ajouter par réflexion :
— Pour jusqu'à demain.
Mais elle n'en fit rien , parce que les cœurs les
plus inconstants ont cela de bon que l'expérience
même ne leur apprend pas à connaître leur fragilité.
Lorsqu'arriva l'instant de la séparation, Cordier^
quoique résigné à son sort, voulut cependant em-
porter quelque souvenir de ce jour heureux. L'in-
génue lui otîrit à choisir parmi ses joyaux ; mais
l'abbé n'y trouva pas ce qu'il désirait. En regardant
autour de lui dans la chambre, il aperçut le chat de
mademoiselle Doligny qui dormait sur la toilette au
milieu des pots de rouge et des boîtes à poudre ;
c'était une jeune bête fort espiègle , qui avait pour
lui une préférence sur les autres habitués de la
maison, car Cordier savait se mettre bien avec tout
le monde.
— Donnez-moi votre chat , dit l'abbé en posant
la main sur le dos du petit animal qui ouvrait à
demi les yeux et les refermait sans défiaiwe en re-
cevant les casesses de son ami Cordier.
— Je vous le donne, dit l'ingénue, mais c'est un
vrai sacrifice ; la pauvre bête fera maigre chère plus
d'une fois.
— Je vous promets qu'il aura son déjeuner tant
qu'il me restera un sou dans la poche.
— Eh bien ! emportez-le.
L'abbé prit le chat et disparut.
VI.
Plusieurs années s'écoulèrent, pendant lesquelles
l'histoire du bon Cordier n'offre rien de remarquable.
Nous en avons même perdu le fil un moment. En
"1780, on ne trouve plus de traces de lui nulle part,
si ce n'est dans une occasion solennelle : le jour où
M. Moreau maria sa fille aînée. L'abbé devait trop
à M. l'architecte du roi pour manquer d'apporter
son cadeau de noces. Il donna une boîte en bois
blanc qui valait bien vingt sous, et dans laquelle
étaient un briquet et des allumettes , avec cette in-
scription sur le couvercle : Fiai lux! Cordier avait
tracé ces mots de sa plus belle main , car il était
habile calligraphe. Le présent n'était pas considé-
rable ; mais mademoiselle Moreau connaissait la
fortune de son ami et savait bien de quel cœur ve-
nait ce modeste cadeau. Elle accepta d'aussi bonne
grâce que s'il eût coûté mille écus.
Après cela, Cordier devint ce qu'il put, et per-
LE DERNIER ABBÉ.
131
sonne n'a su nous dire ce qu'il avait fait jusqu'en
1791 , où nous le voyons reparaître toujours aux
prises avec le destin contraire, et toujours ingénieux
et fécond en expédients.
L'étoile de notre abbé le conduisit un beau jour à
la Bourse, et le lecteur va reconnaître que le temps
et les traverses n'avaient rien changé à son carac-
tère. Les négociants s'assemblaient alors dans les
terrains de Notre-Dame-des-Victoires. L'abbé y
était à peine depuis une heure , examinant avec
curiosité ce qu'on y faisait lorsqu'une idée lumi-
neuse lui vint à l'esprit. Il était assez observateur ;
il remarqua tout de suite que dans cette foule agitée
de gens qui lâchaient de se duper les uns les autres,
le moyen en usage était de répandre de faux bruits.
Sur six nouvelles qu'on débitait , cinq au moins
étaient des mensonges. Cordier comprit aussitôt que,
s'il trouvait à parier toujours contre les porteurs de
nouvelles , il gagnerait cinq fois pour une qu'il per-
drait. Afin de mettre sans tarder la chose à exécu-
tion , il s'approcha d'un groupe où l'on se contait
un événement tout récent, et après avoir salué poli-
ment la personne qui avait la parole , il lui dit avec
sang-froid :
— Je parie douze sous que ce bruit est une erreur.
— Vous avez donc, lui répondit-on, des raisons
de croire le contraire de ce que j'avance?
^ .\ucune raison; mais je parie que ce bruit n'a
pas de fondement.
— C'est donc pour le plaisir de me contredire?
— Point du tout ; mais, si vous êtes sur de ce que
vous avancez, tenez la gageure; douze sous ne sont
pas la mort d'un homme.
Le porteur de nouvelles tint le pari par vanité ou
par obstination. L'abbé chercha bien vite un autre
parieur. Sur quatre nouvelles qu'on répandit dans
la journée, il y en eut trois démenties avant la fin
de la séance, et une seule qui se trouva vraie. Cor-
dier eut donc à recevoir trente-si.x sous et à en payer
douze, ce qui lui fit vingt-quatre sous de bénéfice,
avec lesquels il s'en alla dîner. Le lendemain, il re-
commença le même manège. Il vécut pendant une
semaine aux dépens des faiseurs de mensonges, qui
le désignaient sous le sobriiiuet de l'abbé Douze-
Sous; mais bientôt on ne voulut plus parier contre
lui , et il fallut recourir à d'autres moyens d'exis-
tence.
. Notre abbé avait à se débattre contre une misère
si acharnée, qu'elle ne lui laissait pas le temps de
songer aux graves événements qui se passaient alors
sous ses yeux. La révolution s'opéra sans qu'il en
comprît toute l'importance. Cependant il la vit de
près un beau matin qu'il rencontra un rassemble-
ment populaire. Les prêtres venaient de jeter de gré
ou de force le froc aux orties, et lorsqu'on aperçut
le pauvre Cordier avec son petit collet, on l'apostro-
pha en pleine ^l(^ Les cris: A la /nnd'nic' com-
mençaient à lui sonner désagréablement aux oreilles.
— Eh! messieurs, dit-il, reconnaissez donc les
gens avant de les insulter. Je ne suis pas ce que
vous pensez. Donnez-moi un autre habit, et, s'il est
neuf, vous me ferez grand plaisir, car le mien est
fort râpé.
On riait déjà de la bonhomie de l'abbé, et on
l'eût relâché, si des femmes du peuple, qui dési-
raient voir une exécution, n'eussent redoublé leurs
imprécations.
— Puisque vous y tenez, reprit Cordier, je In
veux bien; meitez-moi à la lanterne, cela me ren-
dra service, car si j'avais seulement cinq sous, j'a-
chèterais une corde pour me pendre.
— Laissez donc ce pauvre diable, cria une âme
charitable.
Des hommes qui portaient l'uniforme de la garde
nationale avivèrent à propos pour enlever l'abbé à
une mort certaine en feignant de le reconnaître. A
peine rentré chez lui, Cordier prit des ciseaux,
abattit son petit collet, et changea son habit en frac
à l'anglaise, mais, quoi qu'il fît, on sentait toujours
un peu sous ce nouveau costume l'abbé de l'ancien
régime, et il n'en perdit jamais les manières ni In
tournure.
Nous sommes fâché de ne pas savoir par quelle
suite de circonstances, propablement fort romanes-
ques, Cordier s'est retrouvé, cinq ans pluâ tard,
logé proprement dans la rue Montorgueil. Il était
alors secrétaire de la Société des Neuf Sœui's et lié
intimement avec une foule de personnages mar-
quants. On nous a dit seulement qu'un de ses amis
l'avait amené un jour à ce club , qu'il y avait plu à
tout le monde par sa douceur et son esprit, qu'on y
avait apprécié ses talents dans l'art d'organiser les
jeux , les repas de corps et les fêtes. C'était ainsi
qu'il était arrivé au rang de secrétaire perpétuel de
la société, avec douze cents livres d'appointement.
Cordier ne s'était pas encore vu à la tète d'une aussi
grande fortune, et son ambition n'allait pas au delà.
Il aurait pu cependant tirer parti de sa position nou-
velle. La Société des Neuf Sœurs comptait parmi ses
membres des hommes puissants ou qui allaient le
devenir, tels que MM. Monge, Barras, de Laplace et
bien d'autres; mais l'abbé mettait tout son amour-
propre à remplir ses fonctions de secrétaire, à veil-
ler aux fonds votés par son club, et à préparer tout
pour les' jours de cérémonie à la satisfaction géné-
rale. Il y apportait autant de zèle et même de pas-
sion que le fameux^'Yatel en avait mis autrefois à
ses devoirs de maître d'hôtel.
L'abbé jouissait d'une véritable réputation d'ha-
bile organisateur, à cause du théâtre plus large
sur lequel il exerçait son génie. Une seule chose
manquait encore à sa gloire, et il en était souvent
REVUE PITTORESQUE.
132
préoccupé. Il avait obtenu des mentions honorables
pour des dîners de cinq cents couverts, pour des
séances publiques et solennelles, pour des bals, des
concerts et des noces ; jamais il n'avait eu à ordon-
ner d'enterrements, et celte idée le privait de som-
meil. 11 était trop bon pour souhaiter la mort de
personne, mais il demandait à Dieu de le faire vivre
jusqu'après un membre éminent de la Société des
Neuf Sœurs, afin qu'il put réaliser les magnificences
funèbres dont son imagination était obsédée.
Un matin tous les journaux de Paris publièrent
la nouvelle suivante :
« Le célèbre astronome de Lalande vient d'être
assassiné à Metz par une femme. On assure que la
jalousie a poussé celte malheureuse à commettre
son crime. La patrie et les sciences ont fait en Jé-
rôme de Lalande une perte irréparable, dont les
bons citoyens, etc. »
Cordier ne put retenir un cri de joie; le célèbre
astronome était de la Société des Neuf Sœurs. On ne
pouvait manquer de rendre, même de loin, les der-
niers honneurs à son mérite et à son patriotisme.
L'abbé courut chez les membres du comité, se fit
donner carte blanche pour un catafalque, et obtint
de M. de Laplace la promesse de prononcer un
éloge du défunt. Des circulaires de convocation fu-
rent envoyées tout de suite pour l'assemblée du len-
demain, et notre abbé passa le plus heureux jour de
sa vie à préparer la cérémonie qu'il rêvait depuis
si longtemps.
Comme le culte catholique était aboli dans ce
temps-là et les églises fermées, les pompes s'exécu-
taient seulement au domicile des morts et au cime-
tière. Cordier fit dresser un superbe catafalque. Il
ferma les fenêtres, posa des bougies partout, dressa
des tentures noires et convertit le salon du club en
• manière de chapelle ardente. Sur un drap mortuaire
couvert de lames d'argent était déposée une cou-
ronne de feuillage au-dessus de cette inscription :
Jérôme de Lalande, immortel comme savaiit.
Astronome et citoijen vertueux,
La Société des Neuf Sœurs.
■ Autour du catafalque étaient rangées les ban-
quelles. Sur un siège élevé devait se placer l'ora-
teur qui prononcerait le discours à la mémoire du
grand homme que la patrie venait de perdre. L'abbé
employa la nuit entière en préparatifs, et au point
du jour, tout étant fini, sa joie intérieure fut encore
augmentée par l'air solennel dont il la déguisa pour
cette triste circonstance.
Huit heures venaient de sonner, et le club était
convoqué pour neuf heures. Cordier donnait avec
orgueil le dernier regard à son important travail ,
lorsqu'on raverlil qu'un ciloyen, membre de la sn-
ciéié, demandait à lui parler. Il se rendit au secré-
tariat, et qui Irouva-t-il, paisiblement assis devant
la cheminée? Jérôme de Lalande en personne, et,
ce qui était pire, en bonne santé!
— Quoi ! s'écria naïvement Cordier, vous n'êtes
donc pas mori"?
— Non, assurément, répondit Lalande; mais ce
n'est pas votre faute, à ce qu'il paraît. Vous m'en-
terriez ce matin , si je n'étais arrivé. ^
L'abbé tomba éperdu et sufl'oqué dans son fau-
teuil en poussant des soupirs à fendre les murs.
— Remettez-vous, mon bon Cordier, reprit M. de
Lalande. Je suis fier de voir combien vous me pleu-
riez sincèrement. Cette émotion est également ho-
norable pour nous deux.
— Ah ! disait l'abbé tout à sa cérémonie dérangée,
quel affreux contre-temps ! Est-il un malheur com-
parable au mien ? Moi qui attends depuis trois ans
une occasion de faire un enterrement ! Elle se pré-
sente enfin , et il se trouve que le mort sort du tom-
beau à l'instant même où j'allais accomplir mon
plus bel ouvrage!
— Voilà donc, dit l'astronome, comme vous vous
réjouissez de me savoir vivant!
— Hélas! des préparatifs magnifiques! do- effets
merveilleux! j'avais tout prévu pour que le spectacle
fût imposant! Je ne m'en consolerai jamais! que
faire à présent'?
— Il faut envoyer bien vite prévenir au moins le
comité que je suis en vie et que je ne veux point
qu'on me pleure.
Cordier se jeta aux genoux de Jérôme de Lalande.
— Mon cher monsieur, lui dit-il , passez encore
pour mort jusqu'à ce soir. Laissez la cérémonie s'a
chever, je vous en supplie. Je vous cacherai dans
un coin, d'où vous regarderez cette pompe superbe;
vous entendrez votre éloge prononcé par M. de La-
place; vous verrez combien vos confrères vous ai-
ment et vous regrettent. N'est-ce pas un plaisir bien
flatteur que de juger par ses yeux des souvenirs
qu'on laissera un jour sur la terre?
— Je me moque de vos cérémonies. Je suis vivant,
et je ne puis pas me faire enterrer pour vous être
agréable. Demain je serais la fable de tout Paris.
— Au contraire, monsieur; plus longtemps on
vous croira mort, et plus on aura de joie de vous
retrouver en vie. Mais ces journaux ont donc menti
impudemment"?
M. de Lalande, qui était fort laid et plein de va-
nité, raconta que sa maîtresse l'avait blessé légère-
ment d'un coup de poignard à l'épaule. Il ôta son
habit et montra la cicatrice.
— La maudite créature! répétait l'abbé.
Nous ne saurions dire s'il la maudissait pour sa
méchancelé ou pour avoir manqué son coup. Cordier
amusait le tapis à dessein pour laisser le temjiss'é-
LE DERNIER ABBÉ.
133
couler. Neuf heures sonnèrent, et un roulement de
voitures qui entraient dans la cour lui apprit qu'on
arrivait pour la séance.
— Allons, mon cher monsieur de Lalande, voici
vos confrères qui commencent à entrer au salon.
Un peu de complaisance; restez ici jusqu'à midi
seulement.
— Non pas, s'il vous plaîi ; je n'entends pas cela.
! — 'Vous êtes donc inébranlable?
— Absolument inébranlable.
— Eh bien ' j'en suis fâché, mais il faut que ma
cérémonie s'accomplisse.
Cordier s'élança d'un bon hors du cabinet; il
ferma les deux portes à double tour , mit les clefs
dans sa poche, et, se composant un air affligé, il
se rendit à la grande salle, où la moitié des membres
de la société étaient déjà rangés en silence. Bientôt
le salon fut rempli. Le président ouvrit la séance,
et l'orateur monta au fauteuil , tenant à sa main le
discours à la mémoire du défunt. Il commença en
ces termes :
« Messieurs, c'est avec un profond sentiment de
douleur et de regrets que nous allons vous entretenir
d'un membre fameux de cette société dont le ciel
vient de nous priver. Jérôme de Lalande n'était
pas seulement recommandable par son génie; c'était
encore le modèle des vertus civiques, l'ennemi des
tyrans et l'un des défenseurs zélés et intelligents
de la patrie. Le fer d'un assassin l'a enlevé à ses
amis, à sa famille, à ses travaux.... »
Dans ce moment, la porte s'ouvrit avec fracas,
et M. de Lalande parut.
— Ah! corbleul s'écria-t-il , c'est trc^) fort! Puis-
que vous voulez absolument que je sois mort, tuez-
moi donc avant de me mettre en terre.
Il va sans dire que la séance fut interrompue. On
se pressa en tumulte autour de M. de Lalande , qui
raconta ses aventures et le tour que Cordier venait
de lui jouer. L'astronome avait ouvert les fenêtres
et appelé à son aide les gens de la maison , qui
étaient venus le délivrer. Tout cela se termina par
dos rires; mais notre abbé en demeura triste pen-
dant quinze jours, et ne cessait de répéter :
— Il est écrit là-haut que je ne pourrai jamais
organiser une pompe funèbre !
VII.
A la gravité des événements qu'on vient de lire,
on a compris, sans qu'il soit besoin de consulter les
datés, que l'abbé Cordier avait passé l'âge de qua-
rante ans. La vie de l'homme n'est pas encore assez
courte pour qu'il n'ait pas le temps de voir périr
bien des choses. Cette Société des Neuf Sœurs , qui
lui donnait son pain et le mettait à même d'exercer
les belles facultés qu'il tenait de la nature, Cordier
la vit s'éteindre en moins de rien ; le 18 brumaire en
amena la fin. Notre abbé retomba dans le néant.
Par quelle chétive destinée il fut cahoté dans son
âge mùr, nous l'ignorons; mais, puisqu'il arriva
jusqu'à la vieillesse, on peut le citer comme exem-
ple do cette vérité certaine, (|u'un homme coura-
geux ne meurt jamais de faim.
Au milieu des fracas et des gloires de l'empire ,
l'abbé compta ses soixante ans. La solitude était
venue s'établir autour de lui, et voyez comme le
sort est injuste et cruel : lui qui avait un si grand
besoin de la santé, qui était la sobriété même, il
était incommodé de la goutte ! Il passait de som-
bres jours dans un taudis, ne recevait de soins que
d'une portière peu attentive , et cependant ce cœur
simple et bon n'osait pas adresser au ciel une plainte
ni un murmure. La plupart de ses amis étaient morts ;
les autres l'avaient oublié. M. Berton avait quitté
l'Opéra, M. Moreau habitait la Russie. M. Vassé s'é-
tait retiré à Nice. Mademoiselle Doligny avait dis-
paru comme un brillant météore; elle avait gagné
un mal de poitrine un soir à la fin d'une représen-
tation. Les médecins l'avaient envoyée prendre les
eaux; mais elle ne s'était qu'à moitié rétablie. Elle
avait acheté une maison en province avec ses éco-
nomies. Les almanachs n'ayant plus son nom dans
leur catalogue ne firent plus son éloge. D'autres
beautés lui succédèrent Sa place fut assez bien oc-
cupée pour qu'on n'eût pas le loisir de la regretter.
Elle fit d'ailleurs comme Cordier et beaucoup d'au-
tres : elle devint vieille.
Combien il nous en coûte de montrer au lecteur
notre excellent abbé tout à fait malheureux ! Il le
faut pourtant. Ce ne sera du moins qu'un tableau
devant lequel nous ne resterons qu'un moment.
Qu'on se représente une mansarde sans papier , si-
tuée dans la rue Lenoir ; une porte vitrée donnant
sur un corridor obscur ; un lit de sangle, une chaise,
une table bancale et une vieille malle , pour tout
mobilier. L'abbé est assis sur l'unique siège de
paille, une jambe étendue sur la malle. Il appuie
son menton sur sa poitrine, et regarde tristement
un vieux chat infirme comme lui , qui dort sur ses
genoux. 11 n'ose pas remuer, de peur d'éveiller la
pauvre bête , car il n'a pas un morceau de pain
chez lui , et son estomac lui dit assez que son vieil
ami a besoin de nourriture. Van Ostade aurait mis
cela sur la toile d'une façon qui vous eût fait rire
et vous eût attendri en même temps.
Cordier rêvait aux beaux jours de sa jeunesse où
il avait le couvert mis à plusieurs tables, et un ap-
partement chez l'architecte du roi , oij les chemises
neuves tombaient dans ses tiroirs comme par ma-
gie, où le valet de chambre de M. Moreau lui appor-
tait le chocolat, et remplaçait l'habit percé au coude
- 134
REVUE PITTORESQUE.
par un habit neuf, sans lui laisser le temps de dé-
sirer qu'on y fit une reprise. Hélas ! quelle diffé-
rence ! ses vêtements étaient en mauvais état et les
dîners en ville n'étaient plus que des chimères.
L'abbé soupirait en se rappelant ses amours et les
tendres œillades de sa Phœbé. Au milieu de ces sou-
venirs déchirants, il passa la main sur le dos de son
chat , dernier témoin de son bonheur passé. L'ani-
mal étendit ses membres et se traîna lentement jus-
qu'à l'écuelle où il trouvait ordinairement son repas
du matin; mais, comme cette écuelle était vide, il
revint à son maître et le regarda d'un air piteux.
L'abbé sentit alors son cœur se briser; il eût donné,
le reste de sa triste vie pour un peu de mou de
veau.
Cependant jamais dans les moments les plus dés-
espérés Cordier ne s'était laissé abattre; il appela
donc à l'aide son esprit inventif et chercha un dernier
stratagème pour amortir l'appétit de son compagnon
d'infortune. H attira sa table devant lui, prit une
feuille de papier blanc qu'il se mit à mâcher en se
donnant tous les airs d'une personne qui déjeune , et
lorsqu'il vit que le chat observait ses mouvements
avec intérêt, il lui offrit une boulette de papier qui
ressemblait assez à de la mie de pain. Les vivres
étaient si rares dans la maison , que le chat mangea
en toute confiance. Il n'eût jamais supposé d'ailleurs
que son meilleur ami voulût le tromper. Cordier re-
doubla la dose et composa ainsi un repas factice qui
lui assurait un jour de répit, non pas pour courir
après la fortune, puisqu'il n'avait presque plus do
jambes, et qu'il ne pouvait se soutenir sans sa
canne, mais pour attendre qu'elle daignât venir le
chercher.
— 0 ma Phœbé ! s'écria-t-il , lorsque j'étais votre
Endymion, et que vous me brodiez de vos divines
mains une veste en soie noire , [qui eût pensé que
je nourrirais un jour votre chat avec des boulettes
de papier?
Une larme coula sur les joues du bonhomme. Il
LE DERNIER ABBE.
133
leva les yeux vers le petit coin du ciel qu'on aper-
cevait à travers les vitres d'une fenêtre en guillotine,
et, du fond de son cœur, il représenta humblement
à Dieu qu'il avait grand besoin de secours. Dans cet
instant la porte s'ouvrit et il vit entrer le propriétaire
de la maison.
Sachant bien que l'abbé n'avait pas d'argent, le
propriétaire ne s'avisa pas de lui en demander. Il
venais offrir à l'abbé de lui procurer une chambre à
l'hospice des Incurables, où il trouverait les soins
dont il avait besoin. Cordier n'avait pas de préjugés
et il n'était pas en état de faire le difficile. La pro-
position lui convint. On le mit le lendemain dans un
ûacre avec son chat , et il s'en alla demeurer aux In-
curables.
Nous ne savons pas au juste combien de temps il
resta dans cet hôpital ; mais un beau jour un notaire
vint l'y chercher.
— Monsieur, lui dit cet homme, ètes-vous bien
l'abbé Cordier ?
— Lui-même, monsieur.
— N'avez-vous pas connu autrefois mademoiselle
Doligny, actrice des Français?
— Si je l'ai connue! répondit l'abbé; ce chat que
vous voyez mourant de vieillesse à mes pieds , il me
vient d'elle.
— Vous êtes bien celui que je cherche depuis trois
mois. Mademoiselle Doligny vous laisse par son tes-
tament quinze cents livres de rente.
— A moi , bon Dieu ! et à quel titre ?
— La discrétion est inutile, M. l'abbé , car cette
demoiselle dit formellement qu'elle vous fait ce don
comme à celui de ses amis dont elle a gardé le
plus tendre souvenir , et pour que vous lui par-
donniez le chagrin qu'elle vous a causé en vous étant
infidèle.
— Il est vrai que je ne m'en suis jamais consolé
entièrement; mais je lui avais pardonné.
— La défunte vous laisse encore sa montre , ses
bagues et un croissant d'argent qui lui a servi dans
le rôle de Diane.
— Je sais ce que c'est , dit l'abbé avec émotion.
Elle ne le porta qu'une fois dans la pastorale d'Eii-
dijmiott.
— Voici d'abord trois cent soixante et quinze
francs pour le trimestre échu de votre rente. Nous
nous entendrons ensemble pour le reste.
Huit jours après cela , l'heureux Cordier habitait
un petit appartement orné de glaces et meublé hon-
nêtement dans le quartier du Luxembourg. Il y par-
vint à un âge fort avancé , se fit quelques amis nou-
veaux et acheta beaucoup de livres dans ses derniers
temps, car il avait les yeux bons et il aimait la lec-
ture.
L'abbé Cordier mourut en bon chrétien. Il laissa
par surprise son petit bien à un pauvre diable céli-
bataire aussi et qui en avait autant besoin que lui ,
en le priant, lorsqu'il mourrait, d'en disposer de la
même façon. La phrase suivante par où commençait
son testament prouve qu'il apprécia son bonheur et
que ses derniers jours furent doux et calmes : « Je
souhaite à tous ceux qui ont vu la misère d'aussi
prés' que moi, de mourir, comme je vais le faire, dans
un bon lit orné de rideaux bleus, au milieu de beaux
meubles d'acajou et dans un air chaud, avec toutes
les aises qui ont tant de prix pour la vieillesse, etc. »
Il fut enterré modestement à Vaugirard, et son lé-
gataire universel eut soin que le tombeau fût bien
entretenu jusqu'au jour où ce cimetière a été détruit.
Nous souhaitons au lecteur, non pas les rideaux
bleus et les meubles d'acajou de l'abbé Cordier,
mais plutôt la simplicité de ses mœurs, sa modestie
et son heureux caractère, qui sont des trésors plus
précieux que toutes les richesses du monde.
Pail DE MUSSET.
(%^^^
EXTRAITS DES GUEPES.
M. fie B... député, demanda un jour à M. Du-
cliàtel un tableau pour une église, — le tableau fut
confié à M. Champ... et, aussitôt terminé, envoyé
au desservant de l'église désignée. Grande joie du
curé, qui désirait depuis longtemps couvrir d'un ta-
bleau l'imitation libre de marbre qui était la seule
décoration de son niaitre-autel ; il fait déballer et
dérouler la toile et rétablir le tableau dans son ca-
dre,— puis ne se Ia5se pas d'examiner et d'admirer ;
— mais une idée l'obsédait sans qu'il lui fiït possible
de s'en débarrasser : — c'est singulier, se deman-
daii-il,j'ai vu ce saint-là quelque part.... j'ai joué au
piquet avec lui et il ma gagné douze francs, — j'ai
dîné avec lui et il a mangé énormément do maca-
roni , — et la sainte aussi , elle avait une douillette
puce, — et le Saint-Jean aussi , il a tant crié qu'on
l'a couché de très borme heure !
En effet, le curé ne se trompait pas. M. Champ...
avait donné aux personnages de son tableau les
traits des membres de la famille de B ..
Grande anxiété du curé, qui, apiès de mûres ré-
flexions, envoya le tableau au ministère de l'inté-
rieur — en disant qu'il ne pouvait offrir M. do B...
— et sa famille à l'adoration des fidèles, que ce
serait du paganisme et de la B olâtrie.
M. B. . averti va au ministère et se plaint amére-
rrtent de M. Champ mais M. Champ... invitée
s'expliquer, communique dos lettres du député, des-
quelles lettres \\ ressort que c'est sur ses instances
réitérées que lui Champ.. . a canonisé l'honorable
représentant et sa famille.
L'autre soir, je rencontre sur le boulevard, au
milieu de la chaussée, un homme mort-ivre en-
touré de plusieurs passants; — je m'arrête comme
les autres, — j'aide à le placer à l'abri des voitu-
res; puis les assistanis s'écoulent, moins un qui
reste avec moi. — Il fait froid: que va devenir ce
malheureux? S'il passe là la nuit, il sera mort de-
main. — A toutes mes questions, il ne répondait
qu'une chose : — Respectable famille ; _ ♦**, épi-
cier, ruedel'E...., n° ...
Pouvez-vous marcher? — Respectable famille ;
' ** , épicier, rue de l'E...., n° ...
Impossible d'en tirer autre chose. — Comme in-
telligence , notre homme était descendu au degré
d'un caniche qui a sur son collier le nom et l'adresse
de son maître.
Après avoir échoué plusieurs fois, — nous obte-
nons d'un fiacre qu'il se charge du malheureux, et
qu'il le conduise à l'adresse qu'il indique avec tant
de constance. — Le cocher nous offre de monter
dans sa voiture ; — nous préférons suivre à pied.
Bourgeois, ou faut-il porter ça? — Rue de l'ii....,
n" ..., chez M. ***, épicier. — Nous arrivons à l'a-
dresse indiquée. On frappe une demi-heure. Enfin
on ouvre. — Nous disons à l'épicier. — Voici votre
fils. — Malheureux! dit le père en chemise , — dans
quel état je le vois. — Respectable famille I répond
le fils***, épicier, rue de l'E , n"...
L'épicier tàte la poche de son Gis — et s'écrie :
— Il a encore son argent!
Puis — un peu après : — il n'a pas sa montre I
— Qu'est-ceque sa montre est devenue?
L'épicier père alors se livre à une douleur si grande,
que je pensai que si je lui avais rapporté seulement
la montre , il n'aurait peut-être pas réclamé le fils
qui devait être après.
L'épicier nous regarde d'un air soupçonneux et
ferme la porte.
— Mon cher monsieur, dis-je, monsieur et moi nous
voulons aller nous coucher — et nous vous souhai-
tons le bonsoir. Vous feriez peut-être bien d'ajour-
ner vos doléances sur la montre et de donner à votre
fils des soins dont il a grand besoin.
— Pardon, messieurs, vous offrirai-jedu cassis?
— Merci , nous ne prenons rien; pas plus le cas-
sis que les montres. — Voici nos caries.
L'épicier nous laissa partir à regret. — Nous payâ-
mes le fiacre — et nous rentrâmes chacun chez nous.
Aucun épicier n'est venu nous remercier — et nous
passons sans doute — pour , ayant trouvé un épi-
cier et une montre , — n'avoir rendu que l'épicier. —
Soyez donc vertueux après minuit.
Alphonse KARR.
MAURICE,
HISTOIRE PARISIEXXE.
I.
LA SALNTE-13ARBE.
Lorsqu'on gravil les sommités de la rue Saint-Jacques
et qu'on est arrivé à pied jusqu à la place Cambrai (je dis a
pied, car les fiacres s'elevenl rareu.ent à celle hauteur),
on s'arrête d'ordinaire, ne fùl-ce que pour reprendre haleine,
et inspiré par l'air du pays latin, air épais, scienlilique et
imprégné de ciiaiions, on esl tenté de s'écrier :
Oie tandem sielimus nobis ubi defuit orbis!
Que si cependant le voyageur essoufflé ne perd pas courage
et se dirige a lest, vers l'endroit oii la place Cambrai va tou-
jours en se rétrécissant ; qu'il laisse a sa gauche la rue des
Sept-Voies, rue obscure et boueuse, où les balayeurs et le
gaz n'ont pas encore pénétré; qu'il gravisse intrépidement la
rue Charrelière, espèce d'escalier sans rampe et à pic, il
arrivera, après quelques ininuies d'ascension , en face a un
vieux portique que je iiai jamais pu voir sans émotion : c'est
rentrée du collège de Sainie-Barbe, éial constilulionuel placé
entre deux gouvernementà absolus, Henri IV et Louis-le-
Grand , borné au nord par la rue de Reims, et au midi par
I3S
les bâtiments de Montaigu et la rue Jean-Hubert.
Jean-Hubert! ce nom fut celui d'un bon curé deSaint-
Jean-de-Latran, qui, dans le mois de mai 1430.
fonda en la ville de Paris , au liaut de la monlagne
Sainte -Geneviève, un collège qu'il mit sous le
nom et la protection de sainte Barbe , patronne de
sa mère; collège bientôt célèbre, et qui, pour soute-
nir sa gloire, ne s'est pas contenté, comme tant
d'illustres maisons, de sa haute antiquité et de ses
quatre cents ans de noblesse. Il a conservé intacte
d'âge en âge la haute réputation de ses études et de
sa discipline classique.
Nos pères nous ont raconté ses succès universi-
taires et ses longues rivalités avec Montaigu, son
voisin, guerres ardentes et passionnées, que les rhé-
toriciens d'alors comparaient à celles de Rome et de
Carthage. — Il paraît que Montaigu fulCarlhage,
car il a disparu depuis longtemps, et Sainte-Barbe
est encore debout, plus florissante que jamais.
En 93 seulement, ses portes furent fermées, ses
classes désertes, ses chaires silencieuses; l'ortie et
le chardon osèrent pousser sur celte terre savante,
jusque-là cultivée par les muses; mais celles-ci ne
furent pas longtemps exilées : le premier collège
qui se rouvrit en France fut encore celui de Sainte-
Barbe, comme si la lumière devait toujours venir de
là; non pas qu'elle fût éteinte, mais elle était,
comme disaient nos pères , cachée sous le boisseau.
Il s'agissait de le soulever, ce qui n'était pas sans
danger, car il y en avait alors à vouloir éclairer les
gens. Victor Delanneau eut ce courage, et fut. après
Jean Hubert, le fondateur de Sainte-Barbe. Cette
antique maison fut rouverte par lui en 1798, sous le
nom de Collège des sciences et des arts. A la même
époque, s'ouvraient les écoles centrales et le Pryta-
née, remplacés depuis par les lycées de l'Empire.
Il y a beaucoup de maisons d'éducation dans Pa-
ris; il y en a un grand nombre d'e.xcellentes, y
compris même les collèges royaux , et loin de moi
l'idée de discuter la supériorité des études dans
tel ou tel établissement ; mais je dis qu'aucun n'a
su, comme celui de Sainte-Barbe, continuer et per-
pétuer dans le monde les souvenirs et les amitiés du
jeune âge; c'est une grande et nombreuse famille
qui, chaque année, s'augmente sans se désunir, une
chaîne immense qui s'étend sans se rompre, une
protestation de plus en faveur de ce siècle qu'on ac-
cuse d'ingratitude et d'égoïsme.
Les nombreux élèves sortis de Sainte-Barbe se
sont successivement répandus dans toutes les classes
de la société; j'en citerais qui brillent dans les deux
chambres et à l'Institut, dans l'administration, dans
la banque, dans le commerce, dans les rangs de nos
marins ou dans ceux de nos soldats; nous en trouve-
rions même, un seul il est vrai, à la Grande-Char-
treuse de Grenoble... Eh bien! malgré le temps et
REVUE PITTORESQUE.
l'absence, malgré les préoccupations d'un état ou les
chagrins ordinaires de la vie, au milieu des rêves
de gloire, de fortune ou même d'ambition, tous sont
restés barbistes par le cœur.
Et ce nom, mille exemples le prouvent, n'a jamais
trouvé d'indifférent , même dans le monde où tout
s'oublie.
Dès que la rhétorique et la philosophie sont ter-
minées, dès que s'ouvrent les portes du collège,
chacun, entraîné par sa vocation présumée, s'élance
dans un sentier différent. Tous les chemins ne con-
duisent pas à la fortune, mais sur tous du moins
on est certain de rencontrer conseil, appui et pro-
tection , car dans toutes les carrières on trouve des
barbistes qui vous tendent la main et vous disent :
a Courage! » Bien plus, il y a entre eux, comme aux
jours du collège, bourse commune! et tons les ans,
des extrémités de la France ou même de l'Afrique,
chacun envoie sa cotisation à Paris à la caisse de
Sainte-Barbe, dite caisse de secours, trésor qui ap-
partient à tout le monde et ou puisent tous ceux qui
en ont le droit. Ce droit, c'est d'être barbiste et
malheureux. C'est ainsi que depuis bientôt trente
ans, époque de sa fondation, celte caisse, sans cesse
épuisée et sans cesse renaissante, répare les infor-
tunes passées,vient en aide aux besoins présents, et
souvent même assure l'avenir en créant des bour-
ses en faveur d'orphelins barbistes, auxquels on
donne ainsi le bien/aJt de l'éducation aux lieux
mêmes où avaient été élevés leurs pères. C'est ainsi
que depuis longtemps la grande famille barbiste
croissait et prospérait, grâce à l'union de ses en-
fants, lorsque tout à coup un terrible désastre me-
naça son antique berceau.
Les vieux murs élevés en 1 430 par Jean Hubert
tombaient en ruine de toutes parts! comment les
rebâtir! comment songer à des constructions im-
menses et dispendieuses, surtout sur un terrain dont
on n'était pas propriétaire ! Il faudra donc voir s'é-
crouler ces murs où s'écoula notre jeunesse et où
s'élève une génération nouvelle, ces murs témoins
de nos jeux, de nos plaisirs et de nos amitiés pre-
mières, abandonner cette terre de souvenirs,
Et campos ubi Troja fuit !
A cette nouvelle, les anciens barbistes s'émurent,
se rassemblèrent et tinrent conseil, pour acheter les
terrains de la vieille Sainte-Barbe et pour construire
de nouveaux bâtiments ; il fallait six cent mille francs.
— Donnons-les, s'écria-t-on, et, pour sauver notre
berceau, ne nous adressons qu'à nous-mêmes ! Quel-
ques jours après, les six cent mille francs étaient
réunis! Seulement, et pour qu'un plus grand nom-
bre de camarades fût admis à apporter son otirande,
on avait décidé que les actions ne seraient que de
MAURICE.
139
!)00 fr. Ainsi les anciens barbistes devinrent seuls
propriétaires de Seiinte-Barbe, on nomma pour di-
recteur un ancien barbiste, un barbiste pour archi-
tecte, d'anciens barbistes pour membres du conseil
d'administration, et, ce que ne demandaient point
ces actionnaires improvisas, leurs capitaux, hypo-
théqués sur de vastes terrains et de belles construc-
tions, produisirent bientôt des revenus certains et
abondants. C'était d'abord une bonne action, et ce
fut plus tard une bonne affaire que les immenses
relations de l'union barbiste rendent chaque jour
plus florissante.
La loi votée l'année dernière pour la bibliothèque
Sainte-Geneviève permet à Sainte-Barbe de s'a-
grandir encore et d'obtenir sur la place du Panthéon
une entrée plus monumentale, plus belle et surtout
plus accessible que le sentier escarpé de la rue
Charretière. Pour ces nouvelles acquisitions, de
nouveaux fonds devenaient nécessaires. Votés comme
les premiers par acclamations, ils sont déjà presque
réalisés; de tous côtés les barbistes accourent, les
barbistes seuls, car pour empêcher leur ouvrage
d'être détruit par des mains étrangères ou enne-
mies, pour empêcher la spéculation ou l'agiotage de
profiter de leur prospérité, ils ont décide par leur
acte constitutif que les anciens barbistes ou ceux
qui auraient un fils à Sainte-Barbe pourraient seuls
acquérir cette propriété de famille, patrimoine de
l'amitié, qu'ils transmettront à leurs enfants, et que
ceux-ci transmettront aux leurs.
On comprendra sans peine, d'après ce que je
viens de dire, que le collège Sainte-Barbe ne res-
semble à aucun autre, et que les relations intrà
et extra vmros y sont intimes et continuelles. Les
triomphes obtenus dans le monde par les anciens
barbistes sont la propriété des nouveaux, et le petit
élève de sixième ou de cinquième parle avec or-
gueil de son camarade le général Cavaignac , vain-
queur en Afrique, ou de son camarade Eynard, qui
rapporte à Paris les drapeaux et le parasol maro-
cains.
Les discours prononcés à la chambre par nos ca-
marades députés sont toujours les meilleurs; et une
comédie ou une tragédie en cinq actes d'un ancien
barbiste est un événement pour tout le collège ; on
y est radieux d'un succès, et si l'auteur entre à
l'Académie, chacun se croit membre de l'Institut.
En revanche, à la fin de l'année, lorsque vient l'é-
poque des concours universitaires, les anciens s'y
intéressent et y prennent part ; si l'année a été bonne,
si les prix remportés par Sainte-Barbe ont été nom-
breux, on voit les anciens barbistes accourir au
collège, féliciter les vainqueurs, ajouter à leurs prix
de nouvelles récompenses d'honneur, votées par
l'association barbiste. — Si l'année a été moins bonne
et moins heureuse que d'ordinaire, on accourt de
même et plus nombreux encore pour consoler les
vaincus, pour leur tendre la main, pour ranimer
leur jeune courage, et recevoir d'eux des promesses
presque toujours remplies, un prix ou un accessit
pour l'année suivante.
11 y a un grand charme dans ces visites au collège
et les occasions s'en renouvellent souvent. Il va sans
dire que les anciens barbistes font élever leurs fils
à Sainte-Barbe. Mais tous les pères n'habitent pas
la capitale, un grand nombre d'entre eux, fixés
dans les départements ou retenus loin de Paris par
leur état, leurs fonctions, leur fortune, sont obligés
de se séparer de leurs enfants; ceux-ci cependant
ne quittent pas tout à fait la maison paternelle,
car en arrivant à Paris ils trouvent une nouvelle
famille, les anciens camarades de leurs pères, aux-
quels ils sont recommandés et qui se font un véri-
table plaisir et un devoir d'accepter le patronage ou
plutôt la tutelle qu'on leur propose.
Un camarade avec qui j'avais fait toutes mes
classes, brave et excellent garçon, dont la modestie
égalait le savoir, s'était retiré à sa sortie du collège
dans le lieu de sa naissance, une ville du Midi qu'il
n'a jamais quittée. — Là, il s'est marié, là, s'est écou-
lée sa vie qui fut simple et paisible, mais estimée et
honorée de tous. Il avait suivi la carrière de la ma-
gistrature, et lorsque après vingt ans de travaux le
mérite et l'ancienneté le firent enfin arriver aux
éminentes fonctions de président du tribunal dans
sa ville natale, tous ses vœux furent comblés, au-
cune autre ambition ne lui parut plus possible;
pendant les cent jours, la restauration et les jour-
nées de juillet, tout changea, excepté lui, et le flot
des révolutions vint expirer au pied de son fauteuil
de président.
Trois ou quatre fois on voulut le nommer député,
il refusa ; il aurait fallu pour quelques mois aban-
donner ses fonctions. En vain nos camarades qui
siègent maintenant à la cour royale ou à la cour de
cassation lui écrivaient-ils que sa place était auprès
d'eux ; quand il recevait des lettres ^jareilles, il se
hâtait de les faire disparaître et n'en parlait à per-
sonne de sa famille, non pas qu'il ne fût à même de
juger sainement des hommes et des choses; mais
dès qu'il s'agissait de lui, il cessait de voir juste, car
il ne voyait plus qu'à travers sa modestie qui gros-
sissait le mérite des autres et diminuait le sien ! Cha-
que année il nous écrivait pour envoyer sa cotisa-
tion à la caisse de Sainte-Barbe et des vers latins
pour la fête de notre patronne.
Quand sou fils unique eut neuf ans, il l'envoya à
Paris par la diligence , le recommandant aux soins
de deux anciens camarades , c'était moi et Jules
Cl...t, actuellement un des plus habiles et des plus
renommés chirurgiens de Paris. — Jules C. ., sorti
en même que nous de Sainte-Barbe, avait fait ses
liO REVUE PITTORESQUE.
éludes à l'école do médecine, pendant que nous fai-
sions les nôtres à l'école de droit, el avait continué
un commerce de lettres avec notre ami le président ;
nous ne pouvions plus l'aimer que par correspon-
dance.
Vous pensez bien que l'envoi de notre ancien
camarade fut accueilli avec reconnaissance et plai-
sir; nous conduisîmes son fils à Sainte-Barbe, où il
entra en septième.
Le jeune Maurice avait une figure charmante, une
physionomie douce et intelligente, et, ce qui vaut
mieux encore, un cœur bon et aimant. Aussi eut-il
bientôt la réputation d'un excellent camarade, et sa
vie de collège s'en ressentit, car au collège comme
ailleurs l'orgueil et les prétentions ne réussissent
pas. On y est heureux par le caractère plus encore
que par le succès, et ce qui rend l'éducation en com-
mun si préférable à l'éducation particulière, c'est
que chacun dans son propre intérêt y comprend
bientôt la nécessité de corriger ou de faire dispa-
raître les défauts qui peuvent lui nuire; c'est qu'on
y apprend de bonne heure à ne compter que sur
soi, à se faire son sort et sa position, à se créer des
relations et des amis, à obliger pour qu'on vous
oblige, à être aimable pour qu'on vous aime. C'est
déjà le monde, c'en est du moins l'apprentissage et
le surnumérariat.
Maurice l'avait compris ou plutôt son cœur le lui
avait fait deviner, et quand nous allions le voir, ce
qui nous arrivait souvent, c'était à qui nous ferait
son éloge. Le premier au jeu et au travail, fort à la
balle et en version, joyeux, insouciant et bon enfant,
Maurice était, dans toute l'acception du mol, un
excellent écolier ; il avait eu des succès dans toutes
ses classes; mais à la fin de son année de troisième,
son nom retentit trois fois dans la distribution du
concours général aux acclamations de ses camarades
barbistes, qui accueillaient chaque nomination par
les cris de : « Vive Sainte-Barbe ! » Maurice partit
pour les vacances, portant ses trois prix et ses cou-
ronnes à son père, qui pensa en mourir de joie , et,
bien plus encore, en oublier un référé qu'il devait
présider.
Loin de se ralentir, Maurice redoubla d'ardeur et
de travail, il sortait du collège tous les dimanches,
et venait les passer tour à tour chez le docteur C...
ou chez moi , et nous suivions dans notre pupille,
avec un inlérèt toujours croissant, le passage de
l'enfance à la jeunesse et le développement des fa-
cultés les plus précieuses et les dons les plus heu-
reux. Non-seulement Maurice devenait un grand et
beau jeune homme, aux beaux yeux noirs, à la figure
expressive et distinguée , mais de nobles et géné-
reux sentiments germaient dans son cœur, et s'en
échappaient en pensées éloquentes et chaleureuses;
son imagination, vive et exaltée , se passionnait ai-
sément et souvent l'abusait; mais dans ses erreurs
mêmes il y avait tant de vérité, il les défendait avec
tant de bonne foi , qu'on éprouvait du regret à le
combattre et presque le désir de se tromper comme
lui. Celle Ame si franche el si expansive, cette sen-
sibilité déjà si profonde, dev.nit être mise bientôt à
une lerrible épreuve. Maurice, qui tous les ans avait
remporté des couronnes, venait de terminer sa phi-
losophie par les succès les plus brillants; il sortait
du collège; le monde s'ouvrait devant lui, il s'élan-
çait impatient du bonheur et des plaisirs qu'il
croyait y trouver Un atîreux malheur l'attendait : la
perte de son père ! Le digne magistrat venait de
mourir à cinquante ans ; les regrets et les larmes
de tous ses concitoyens, les éloges qui environnè-
rent sa tombe, ne purent consoler ni ses amis ni son
fils d'une perte aussi cruelle qu'imprévue.
Pendant trois ans Maurice resta accablé du coup
qui venait de le frapper. Il lui était impossible de se
livrer aux plaisirs de son âge ; le seul qu'il eût!...
était dans la société des anciens camarades et des
amis de son père , pour parler avec eux de ce père
bien-aimé qu'il avait trop peu connu. A ce titre,
j'avais souvent sa visite , et je n'ai jamais vu de
meilleur jeune homme; il y avait dans la candeur
de son regard et dans la douceur de son esprit un
charme au(]uel on ne pouvait résister. Sa douleur
même avait tourné au profit de ses études : ne sor-
tant presque jamais et depuis trois ans travaillant
toujours , Maurice était devenu un des jeunes gens
les plus instruits de son âge. Son père, qui lui avait
laissé une honorable et modeste fortune , quatre
mille livres de renies, avait toujours désiré qu'il fût
avocat. Ce désir était uft ordre, el Maurice avait
passé ses examens dedroit à toutes boules blanches;
il s'était fait recevoir docteur, il avait terminé son
stage, et tout nous disait, au docteur C... et à moi,
que notre ami et notre pupille serait un des plus
illustres élèves sortis de Sainte-Barbe el deviendrait
l'honneur du barreau. Or, comme de nos jours la
toque d'avocat est presque la couronne de France,
nous nous représentions déjà en perspective Maurice
député et ministre, certains, quel que fût son poste,
qu'il y défendrait dignement les intérêts et la gloire
du pays.
il avait abandonné le quartier Lalin , et pour se
rapprocher de ses tuteurs, qu'il regardait comme sa
seule famille, il avait loué dans le fond de la Chaus-
sée-d'Antin , non lom de la fontaine Sainl-Georges,
un appartement riant el confortable , un second
composé de trois pièces meublées avec simplicité et
élégance, et de plus, au sixième étage, une espèce
de belvéder avec un jour magnifique; c'est là que,
pour se délasser de ses travaux sérieux , Maurice
allait de temps en temps dessiner et peindre , car
Maurice était pour la peinture et la musique d'une
MAURICE.
m
première force d'amaleur : on ne néglige point à
Sainte-Barbe les talents J'agrémenl. Dans les pre-
miers jours de son installation, il vint nous voir
fréquemment, puis un peu moins, puis octobre et
novembre s'écoulèrent sans que nous eussions reçu
sa visite. Nous envoyâmes savoir très-souvent de
ses nouvelles, il se portait à merveille, mais il était
toujours sorti. L'idée qui se présenta à notre esprit
fut qu'il s'occupait de ses débuis au barreau et d'une
première cau^e très-importante qui lui avait été
confiée à la recommandation de Jules C..., qui avait
dans sa clientèle les premières et les plus riches fa-
nulles de Paris; nous nous attendions d'un jour à
l'autre à ap[irendre par lui-même son triomphe , et
nous ne pouvions , du reste , manquer de le voir
bientôt, car nous étions à la fin de novembre, et
le 4 décembre approchait.
Vous me demanderez ce que c'est que le 4 dé-
cembre ?
C'est la Sainte-Barbe!
Tout ce qui se trouve ce jour-là d'anciens bar-
bisles à Paris a l'habitude de se réunir lians un
banquet consacré à l'amitié et aux souvenirs de col-
lège. Figurez-vous, chez Lemardelay, une salle im-
mense où s'élèvent de longues files de tables qui
n'en forment qu'une seule, image embellie des ré-
fectoires du collège. Arrivent successivement deux
ou trois cents convives, les uns à pied comme au-
trefois, d'autres dans de somptueux équipages; mais
les distinctions de rang ou de fortune restent sur le
seuil. Dès qu'on a mis le pied dans la salle du ban-
quet, à la gaieté, à la franchise qui régnent sur tous
les visages, on s'aperçoit qu'il n'y a plus là que des
camarades et des frères; le monde est loin, le col-
lège revient, et l'égalité recommence.
Que n'en est-il de même de lajeunesseetde la santé!
Chacun cherche dans la foule ceux qui étaient de sa
classe et son temps. Souvent tel camarade , absent
depuis bien des années, a de la peine à reconnaître
et à êire reconnu ; on se devine du moins ! et la
mémoire du cœur vient en aide à celle des yeux :
— Quoi, c'est toi !.... et l'on se serre la main, et
l'on s'assied l'un à côté de l'autre , et les causeries
commencent : — Te souviens-tu ?... c'est le mot qui
est sur toutes les lèvres. — Et toi? — Oui, toujours.
— C'était là le bon temps! — Es-tu Iteureux? —
Dans ce moment, du moins! et la sonnette du pré-
sident interrompt tous ces souvenirs qui se croisent,
car il y a tous les ans un nouveau président choisi
parmi les barbistes. Cette année-là, c'était un jeune
ambassadeur, qui, à l'étranger, représente la France
avec talent et dignité (1); mais alors il représentait
Sainte-Barbe, et chacun avait repris avec son excel-
lence le tutoiement du collège. Après sa spirituelle
' M. (le Biissièie, ambassadeur près la cour de Saxe.
et amicale allocution , les toasts commencent : —
— Au fondateur de Sainte-Barbe ! — A l'amitié et
aux souvenirs de collège ! — A ceux que le malheur
ou l'absence empêche de se trouver à celte réunion !
— Aux succès de nos jeunes camarades !
Tous ces toasts , arrosés de vin de Champagne ,
sont suivis de longues acclamations, le dernier sur-
tout, car une députation de la jeune Sainte-Barbe
est là \is-à-vis le président. Tous ceux qui ont été
les premiers dans leur classe sont invités à cette fêle
de famille , et l'on ne peut voir sans émotion ces
petites figures riantes et fraîches, à l'air curieux ( t
étonné, aux beaux cheveux abondants et bouclés au
milieu des têtes grisonnantes et des fronts brunis
qui les entourent. C'est le présent et l'avenir, ce
sont toutes les générations comme toutes les opi-
nions qui se confondent et trinquent ensemble... le
député de l'opposition, le légitimiste et le conserva-
teur. Dans ce moment-là , il n'y a plus de partis, il
n'v a que des barbistes. Le dessert arrive, et tout
finit, comme autrefois, par des chansons. Il y a là
quelques vieux auteurs de vaudevilles qui apportent
leur contingent , lequel , quoi qu'il advienne , est
toujours trouvé délicieux et applaudi avec transport.
0 amitié de collège , tu es capable de tout ! Enfin
sonne l'heure de la retraite; on se donne une der-
nière poignée de main, on se sépare, et l'on va re-
prendre, l'un ses opinions, l'autre sa fortune, celui-
ci ses chagrins, et l'on attend une année de plus, la
Sainte-Barbe prochaine, pour rajeunir encore.
J'étais arrivé en même temps que Jules C..., et
nous avions gardé entre nous deux une place à notre
ami Maurice , qui était un peu en retard. Nous le
trouvâmes maigri et changé : mais ce qui redoubla
notre étonnement, c'est que lui, d'ordinaire si ex-
pansif , était triste et silencieux. Ni la vue de ses
anciens camarades, ni le spectacle joyeux qui nous
entourait, ni les éclats de cette gaieté turbulente ne
pouvaient dissiper sa tristesse. Quelquefois il faisait
des efforts pour s'animer et s'étourdir , mais ce rire
contraint expirait bientôt sur ses lèvres et il retom-
bait dans sa préoccupation; nous l'interrogeâmes
vainement. — Il n'avait rien. — Il était bien. — Il
était heureux de nous voir, et en parlant ainsi un
sombre accablement se peignait sur tous ses traits.
— C'est nerveux, me dit le docteur en sortant, c'est
une fatigue de cerveau, il travaille trop; j'irai de-
main le voir.
En effet, et à sa première visite, le docteur passa
chez lui. Maurice était sorti de grand matin à cheval
pour le bois de Boulogne.
Le docteur y retourna dans la matinée. Il avait
un déjeuner de garçons chez Tortoni !
Il y passa le soir très-tard. Il était aux Italiens.
Une maladie qui s'annonçait par de pareils symp-
tômes inquiéta beaucoup l'excellent docteur, il hé-
1 42
REVUE PITTORESQUE.
sila cependant toute une semaine encore à m'en
parler ; mais le mal s'aggravait, je le vis arriver un
matin, ému et agité, lui qui ne se troublait guère.
— Cela va mal, me dit-il, Maurice est en danger.
— Tu l'as vu ?
— Oui, chez moi, ce matin, car chez lui impos-
sible de le trouver... Il est venu m'annoncer qu'il
renonçait à l'importante affaire qu'on lui avait con-
fiée à ma recommandation et par laquelle il devait
débuter au Palais. Il se défie, dit-il, de ses forces et
de son talent.
— C'est de la modestie.
— Tu n'y es pas ; ce jeune homme va perdre son
état, il est lancé, il se dérange.
— Ce n'est pas possible ! Lui , sage depuis si
longtemps !
— Raison de plus pour que l'explosion soit ter-
rible. L'équilibre tend toujours à se rétablir , et je
crains qu'il ne devienne maintenant aussi extrava-
gant qu'il a été raisonnable. Aussi effrayé que le
docteur, je courus au.x informations, elles n'étaient
rien moins que rassurantes : le modeste et timide
Maurice fréquentait les roués de nos jours, la jeu-
nesse dorée, les héros de la mode. Il avait pris leur
ton , leurs manières , leur cigare et surtout leurs
folles dépenses. Il avait deux chevaux et un groom
Et puis il jouait au club le wisth à 50 francs la
liche, et perdait parfois dans sa soirée le billet de
1,000 francs. Mais ce n'était rien encore : lié avec
un banquier , il jouait , d'aores ses conseils et son
exemple, à la Bourse . ou ia ficne est encore pius
chère. Je tremblais pour les quatre mille livres de
rentes de son père, et je me demandais, en voyant
une métamorphose si prompte et si invraisem-
blable :
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?
Je me persuadais qu'or», l'avait calomnié ou que l'on
se trompait et que tous ces rapports étaient infi-
dèles ; il prit soin de m'en attester lui-même la vé-
rité. Je le vis arriver un matin sombre et triste
comme le jour de la Sainte -Barbe; il avait un ser-
vice à me demander.' — Je lui répondis que je n'a-
vais rien à refuser au fils de mon ancien ami, je lui
parlai alors de son père, dont la conduite avait tou-
] ours été si pure et si irréprochable.
Des larmes roulèrent dans ses yeux.
— Je lui parlai alors de lui et des folies qu'on
lui attribuait. Il ne les nia point.
— Vous êtes donc devenu joueur et avide?
— Non, monsieur.
— Ces plaisirs vous amusent donc ?
— Ils m'ennuient à la mort.
— La nouvelle société que vous fréquentez vous
parait donc bien séduisante "?
— Je la trouve insipide.
— Pourquoi continuer alors une existence qui vous
ruine et qui vous déplaît?
— C'est malgré moi ; mais il le faut.
— Vous, à qui je supposais de la force et du cou-
rage, revenez à vos anciens amis, à votre état, à vos
études.
— Ah ! je le voudrais, et je ne le puis! .... Dans
ce moment encore , je viens pour réclamer un ser-
vice qui me coûte beaucoup à vous demander.
— Vous croyez donc que je le refuserai ?
— Je le crains... et cependant tout mon bonheur
à venir en dépend.
— Quel est ce service?... Allons, expliquez-vous.
— Ah ! me dit-il en rougissant et en baissant les
yeux, c'est là le difiicile...
— Je ne puis cependant pas vous deviner.
— Eh bien ! continua-t-il avec une contrainte et
une souffrance évidentes , et en s'efforçant de se
donner du courage , eh bien ! on va représenter de
vous un grand opéra ?
— Oui... eh bien ?...
— Dans cet opéra il y a des danses un
ballet.
— Sans doute... eh bien ?...
— Pourriez -vous obtenir qu'un des pas de ce
ballet fût dansé par...
— Par qui?
Il voulut continuer, cela lui fut impossible; il
s'arrêta et me tendit un petit papier roulé qu'il lira
de sa pociie en me disant :
— Tenez, monsieur, son nom est là.
Je déroulai le papier et je lus : Mademoiselle Fœ-
dora. troisième sujet de ia danse.
— Ah ! lui dis-je froidement, le comprenûs ! voila
la cause de toutes vos folies ?
— Non, monsieur.
— Vous aimez , vous adorez cette personne
Ces amours-là sont chers, et si vous commencez, à
votre âge, à les acheter...
— Non, monsieur, je ne suis pas encore descendu
aussi bas !
— Voyons , de la lonfiance ! dites-moi tout !
où l'avez-vous connue ?
— Je ne la connais pas.
— Où la voyez-vous ?
— Je ne l'ai jamais vue.
— Maurice, vous voulez me tromper.
Il releva la tète avec fierté, je vis briller dans
ses yeux quelques étincelles du feu qui les animait
jadis.
— Mon ami, me dit-il, vous pourrez un jour me
reprocher mes extravagances, ma ruine et mon
malheur..., mais jamais un mensonge... Je ne con-
nais pas cette personne , son sort m'est tout à fait
indiffèrent.
MAURICE.
143
— Quel intérêt alors y prenez- vous en ce mo-
ment"?
— Je ne puis vous le dire, mais le peu de bon-
heur que je puis espérer encore sur terre dépend
de la grâce que je vous demande ; je ne peux vous
forcera me l'accorder, mais peut-êlre éprouverez-
vous un jour quelques regrets de me l'avoir refusée.
Il prononça ces derniers mois avec un désespoir
si calme et pourtant si profond et si vrai , que j'en
fus tout ému... Je le regardais attentivement et j'au-
rais bien voulu avoir le coup d'oeil si perspicace et
si sûr de mon ami Jules C... ; mais je ne vis rien, je
ne devinai rien. Maurice était retombé dans sa rê-
verie. Debout et appuyé sur la cheminée, il semblait
loin de moi dans un autre monde.
— Je ferai ce que vous me demandez, lui dis-je.
— Il tressaillit... — Mais à condition que vous me
direz toute la vérité.
Il me regarda avec douleur et me dit : — Je ne
puis accepter cette condition.
— Eh bien, soit! mais n'en accusez que vous s'il
arrive malheur !...
Il me serra la main avec un transport de joie et
disparut. Le soir je parlai au niailre des ballets ,
M. Coraly, qui ne se contente pas d'avoir du talent,
et qui est un homme aussi aimable qu'instruit. 11
me promit de placer mademoiselle Fœdora dans un
pas de cinq et de la montrer de la manière la plus
avantageuse pour elle et pour le public ; c'est-à-
dire fort peu !
Le lendemain je reçus la visite de mademoiselle
Fœdora, qui venait en équipage et en grande toi-
lette me remercier de la protection éclairée et dés-
intéressée que j'accordais aux artistes. — Dans ce
moment Maurice entra , et me voyant avec du
monde , prit un journal et alla s'asseoir dans un
coin de mon cabinet. Pas le moindre trouble, pas la
moindre émotion n'apparut sur ses traits , et quand
je prononçai le nom de Fœdora en la lui présentant,
il la contempla avec surprise et même avec curio-
sité, tandis que la jeune danseuse, laissant tomber
un regard de protection et d'intérêt sur ce beau
jeune homme qui avait l'air si triste , semblait me
demander qui il était?
Maurice m'avait dit vrai : ils ne se connaissaient
pas. — 11 venait aussi me remercier et paraissait
plus tranquille que la veille. Pendant un mois ou
deux le mieux continua, j'appris qu'il avait renoncé
à ses chevaux et à son groom ; on m'assura même
qu'il ne paraissait plus au club. Je le croyais sauvé,
lorsqu'un jour le docteur entra chez moi brusque-
ment en s'écriant : en voici bien d'une autre ! le
jeune homme veut se tuer !
— Il veut se tuer ! lui dis-je avec effroi.
— (lui te le fait croire ?
— Parbleu ! cette lettre adressée à nous deux !
et qu'on ne devait nous apporter que demain. Par
bonheur, j'étais passé aujourd'hui chez Maurice, et
son portier s'est empressé, dans son dévouement, et
dans le désir de s'épargner une course, de me re-
mettre sur-le-champ ce billet.
11 contenait en effet un adieu exprimé dans des
termes tels qu'il y avait de quoi justifier les craintes
du docteur. Nous courûmes chez Maurice : il était
sorti ; nous l'attendîmes. Son étonnement fut grand
lorsqu'il nous aperçut; il nous serra les mains avec
affection ; mais sans proférer une plainte Rien
n'est dangereux comme les douleurs concentrées et
taciturnes... Tant qu'elles sont communicatives , il
n'y a que demi-mal, elles se tarissent d'elles-mêmes
en s'épanchant au dehors ; mais quels arguments
employer contre un désespoir qui ne dit rien et qui
a pris son parti ?
Tout ce qu'il répondit à nos reproches, c'est qu'il
avait perdu sa fortune, son avenir et son courage à
la poursuite d'un bien qu'il n'avait pu atteindre et
dont l'honneur même lui défendait de parler. Il
n'accusait personne que lui , se regardant comme
désormais inutile ici-bas; aussi, à peine arrivé, il lui
tardait de partir; mais il n'avait pas voulu le faire
sans adresser un dernier adieu à ses seuls amis.
Nous lui parlâmes alors de cette amitié dont il se
montrait si peu digne et des droits que nous avait
transmis son père. X ce mot tout-puissant sur lui, il
se mit à fondre en larmes, et le docteur me regarda
de cet air de satisfaction et de triomphe qui signifie:
le malade est sauvé !
— Nous ne voulons point connaître vos secrets ,
lui dis-je; mais nous exigeons de vous la promesse
de renoncer à vos desseins.
— Je le voudrais , mais je ne puis répondre de
rien, je suis trop malheureux !
— Quand donc a commencé ce malheur qui vous
accable? depuis quelle époque?...
— Je ne sais ! c'était quelques mois avant notre
dernière réunion de Sainte -Barbe.
— Et vous pensez qu'un chagrin de quelques
mois doit durer toujours; que la Providence, qui a
rendu nos joies si passagères et si fugitives, voudrait
rendre nos douleurs éternelles.
— Cela ne se peut pas , s'écria le docteur , dont
je llatlais le système; c'est pour le coup que l'équi-
libre serait détruit !
— Eh bien ! continuai-je , nous vous demandons
une année, pas davantage !
— Que voulez-vous dire? s'écria Maurice étonné.
— Promettez-nous que , d'ici à un an , vous re-
noncerez au projet insensé que vous méditez.
— Vous ne pouvez refuser ce délai à vos vieux
amis !
— Plus encore, aux amis de votre père I
lil
REVCE PITTORESQUE.
Le jeune homme nous regarda avec émotion el
nous dit :
— Je vous le promets.
— Ainsi, à la Sainte-Barbe prochaine, vous vien-
drez vous asseoir à côté de nous, au milieu de vos
camarades d'enfance ?
— Je vous le promets.
— Et si votre sort n'est pas changé , si d'ici là
vous n'avez rien trouvé qui vous rattache à la vie,
nous vous rendrons votre promesse.
— J'accepte , s'écria le jeune homme ! Je serai
hdcle au rendez-vous ; mais d'ici là il me serait im-
possible de rester à Paris... Adieu donc, mes amis,
adieu!
— Au quatre décembre ! lui criai-je.
— Au quatre décembre !
Et nous nous séparâmes.
Maurice avait en effet quitté Paris, car nous ne le
revîmes plus, et l'ingrat, plus fidèle à sa douleur
qu'à ses amis, ne nous écrivit même pas. Qu'était-
il devenu ? où était-il allé ?.. Nous fûmes longtemps
sans le savoir. Enfin nous apprîmes , mais non pas
par lui , qu'il parcourait la Grèce et la Syrie. Ce-
pendant et depuis son départ les jours avançaient;
le temps marche pour les travailleurs comme pour
les oisifs, pour les heureux comme pour ceux qui ne
le sont pas; seulement il marche un peu plus vite
pour les uns que pour les autres; mais enfin tous
arrivent au même but, même ceux qui n'en ont ja-
mais eu.
Le printemps et l'été s'étaient écoulés; l'automne
voyait revenir à Paris la population fashionable des
ciiùteaux et des campagnes, nous étions à la fin de
no\ embre ; nous n'avions point de nouvelles de notre
exilé; cependant le 4 décembre approchait. Maurice
avait-il oublié sa promesse ou plutôt ne pouvait-il
plus la tenir? Tout me disait que le malheureux
jeune homme n'avait pas même eu le courage d'at-
tendre et avait cédé à son désespoir. Au milieu de
ces perplexités et de ces craintes le 4 décembre
arriva. Pour la première fois de ma vie j'allai à cette
fête avec un sentiment pénible et un serrement de
cœur indéfinissable ; au milieu de toutes ces phy-
sionomies joyeuses et animées , j'en cherchais une
triste et pâle, que je n'apercevais pas ! Je parcourus
dans tous les sens l'immense salle du banquet,
Maurice n'y était pas. Le docteur lui-même n'était
pas encore arrivé et c'était le seul à qui je pouvais
faire part de mes angoisses. Déjà retentissaient les
conversations bruyantes , les cris de joie et le choc
des verres ! Le président avait réclamé le silence et
d'une voix lente et solennelle venait de prononcer
le toast ordinaire : « A ceux de nos camarades que
» l'absence ou le malheur empêche de se trouver à
» cette réunion ! » Tous se levèrent et répétèrent ce
toast avec acclamation ; moi seul je n'en avais pas
la force... et murmurais à voix basse ; Au pauvre
Maurice', quand je vis apparaître le docteur, qui
entrait avec l'empressement et l'animation d'un re-
tardataire. Il aperçut du premier coup d'œil et au
banc des anciens la place que j'avais laissée vide
à côté de moi, il courut s'y asseoir.
— Eh bien ! lui dis-je, pendant qu'il dépliait sa
serviette, Maurice n'est pas ici !
— Je le sais, je viens de le voir.
— Il est donc arrivé ?
— Depuis trois jours.
— Et il n'est pas venu !...
— Le pauvre garçon ne pouvait pas : il est blessé.
— 0 ciel ! il a tenté de se tuer I... ou bien un
duel!...
— Rien de tout cela une jambe cassée. Sois
tranquille, les jambes cassées, cela me regarde....
c'est ma partie, ma spécialité... Chacun la sienne,
et cela ne doit pas plus t'effrayer qu'un dénoûment
à changer ou un acte à refaire.
— Comment cela lui est-il arrivé ?
— Fidèle à son système de silence, il ne me l'a
pas dit.
— Il est donc toujours bien malheureux I
— Au contraire ! il est charmé, enchanté, il cause,
il rit, il chante, il danserait même si je le lui per-
mettais ; enfin, c'est un changement complet, et il
n'y a pas au monde d'homme plus heureux depuis
qu'il a la jambe cassée; je crois que cela l'a guéri.
— En vérité !
— C'est peut-être une découverte , un remède
contre le spleen... j'y réfléchirai !
Et tout le reste du dîner le docteur fut d'une hu-
meur charmante comme il l'est toujours quand il
vient de sauver un de ses clients. C'est presque dire
qu'il passe sa vie à être aimable.
Le lendemain , je courus avec lui chez Maurice,
mais au lieu de nous arrêter au second étage, nous
montâmes -jusqu'au sixième; c'est là qu'habitait
notre ami ; de son appartement d'autrefois il n'a-
vait conservé que celte mansarde, brûlante en été
et glaciale en hiver. Cette seule pièce servait à
Maurice de chambre à coucher , de salle à manger
et de cabinet de travail... un lit, une table et quel-
ques chaises compqsaient son mobilier; mais sa fi-
gure resplendissante et radieuse semblait faire reflé-
ter sur tout ce qui l'environnait un rayon de bonheur.
Le docteur m'avait dit vrai , jamais je n'avais vu
Maurice plus libre et plus content ; je lui parlai de
sa blessure, il n'y pensait pas, il ne souffrait plus.
— Mes amis, mes chers amis, nous dit-il en nous
serrant la main, je fus bien coupable, mais vous
aviez raison, il ne faut désespérer de rien tant qn'on
a devant soi du temps : et j'ai, grâce au ciel, celui
de réparer mes fautes ; l'avenir m'appartient el par
lui j'expierai le passé. Le revenu que m'avait laissé
MAURICE.
■Uo
mon père se réduit maintenant à un millier de francs.
Qu'importe? J'ai pris, vous le voyez, un loyer de
cinquante écus, et tout mon budget est voté d'a-
vance, d'après le môme système d'économie. Avec
du courage, je me passerai de ce qui me manque ;
avec du travail, je regagnerai ce que J'ai perdu ! Le
travail ne m'efTraie pas , car je suis heureu.x , et le
bonheur rend tout facile.
— Heureux ! m'écriai-je, et comment cela ?
— Oui, sans doute, me répondit Maurice en rou-
gissant... puisque je vous revois, puisque vous m'ai-
mez encore et que j'espère bientôt reconquérir votre
estime.
Il tint parole ; ce n'était plus le même homme ; il
ne dévia plus de la route qu'il s'était tracée. A peine
guéri, il se livra au travail avec passion, avec fré-
nésie. — Tout entier à sa profession d'avocat, il
semblait qu'il n'eût été mis au monde que pour com-
pulser des dossiers et parler procédure. Je croyais
. revoir et entendre son père. Il eut pour sa première
cause une affaire difficile et intéressante qui avait
attiré l'attention publique ; il débuta avec éclat, avec
» succès , et je n'ai pas besoin de vous dire que tous
les barbistes de son temps étaient ce jour-là au
palais !
Il nous aperçut dans la foule, le docteur et moi, et
vint à nous.
— Ai-je tenu ma parole '! nous dit-il.
— Oui , et si ton père était là , il serait, comme
nous, fier et content de toi !
— Ah! s'écria-t-il en levant les yeux vers le ciel,
vous ne pouviez rien me dire qui me rendit plus
heureux !
Ce n'était là que le premier pas. i\Iaurice continua
avec persévérance la difficile et honorable carrière
qu'il venait d'embrasser ; pauvre encore, mais esti-
mé des juges, aimé de ses confrères, il voyait peu à
peu sa clientèle se former, et, sans me rendre compte
des événements dont il avait été le jouet, sans m'ex-
pliquer ce qui avait pu ainsi le renverser et le re-
lever, je le croyais désormais au port, à l'abri des
orages et pour jamais sauvé , lorsqu'un soir, c'était
le 3 décembre, rentrant chez moi fort tard, je trou-
vai ce billet qui était de Maurice : « Mon ami , j'ai
» encore besoin de vous ; venez , -car jamais votre
1 aide ne me fut plus nécessaire... venez. Cette fois
K je vous dirai tout.... Je vous attends demain de
» bon matin à l'adresse ci-dessous... » Et l'adresse
qu'il m'mdiquait n'était pas la sienne.
Je fus réveillé par le docteur, qui avait aussi reçu
la veille au soir une lettre à peu près semblable, et,
quoiqu'on décembre, où le jour se lève tard, il soit
assez agréable de faire comme lui , nous étions de
bonne heure à l'adresse qu'on nous avait désignée.
C'était un grand et magnifique hôtel , un des plus
riches du quartier Saint-Georges, mais l'élégance et
T. IV.
le confortable y brillaient encore plus que la richesse.
Ce début fit froncer le sourcil au docteur.
— Qu'avons-nous à faire ici? me dit-il d'un air
de défiance.
Un domestique nous introduisit dans un petit salon
où Maurice nous attendait. Il était habillé de noir, en
proie à une telle émotion que sa main tremblait en
serrant la nôtre ; à peine pouvait-il parler.
— Qu'y a-t-il donc encore? lui dis-je tout effrayé.
— Ce qu'il y a, mes amis, vous allez le savoir;
car avant de vous expliquer le nouveau service que
j'attends de vous, je veux, je dois tout vous avouer ! . . .
Et il commença alors le récit suivant, lequel, je
vous le dis tout bas, m'intéressa vivement; et si je
n'ose en convenir tout haut , c'est par la crainte ,
ô mes lecteurs , que cet aveu ne produise sur vous
un efTet tout contraire; mais. en ce cas ce sera la
faute de l'historien et non de l'histoire que je vais
vous raconter de souvenir et dans toute sa simplicité.
IL
LES MANSARDES.
En sortant du collège, Maurice était venu habiter
près de nous l'appartement dont je vous ai parlé;
apparlement au second, ayant pour succursale un
belvédère au sixième , succursale qui était devenue
depuis le siège principal de son habitation; mais,
alors, il n'y montait de temps en temps que pour y
peindre , attendu que le jour y était plus clair et
plus beau que dans l'appartement du second. Une
fois à l'ouvrage, Maurice restait souvent des heures
entières dans ce qu'il appelait avec orgueil son ate-
lier; Maurice aimait la peinture et y aurait peut-
être excellé sans les Pandectes et le droit romain
qui faisaient aux beaux-arts une concurrence redou-
table, mais il leur donnait, du moins, tous les mo-
menls dont il pouvait disposer, et c'était pour lui,
qui n'aimait rien encore , le plus doux des passe-
temps et la plus agréable des récréations.
Un jour, après avoir pâli toute sa matinée sur une
question de droit des plus ardues , Maurice se sen-
tait la tète lourde et fatiguée, il avait besoin de
repos et le soleil' était magnifique; le jeune Cujas
devenu Raphaël s'élança lestement ^ers son ate-
lier; il était déjà parvenu tout d'un trait jusqu'au
cii^^iième étage et s'apprêtait a gravir le sixième,
lorsqu'il s'aperçut que quelqu'un montait devant lui.
C'était une personne en robe blanche qui se re-
tourna, et Maurice vit la figure la plus distinguée
et la plus ravissante...
Une jeune fille au gracieux sourire, aux yeux
bleus, à la blonde chevelure, à la démarche et à la
taille aériennes; et, vu la région élevée où elle se
trouvait alors, entre le ciel et la terre, on aurait pu
11
146
REVUE PITTORESQUE.
la prendre pour un ange aussi bien que pour une
simple mortelle. Maurice, qui jusque-là s'élait fort
jieu inquiété de ses voisins, pensa alors pour la
|)remiére fois que le si.xième et le septième pou-
vaient être habités. Le bruit d'une porte qui se re-
formait le confirma dans ses conjectures. Cette ap-
parition qui venait de le ravir n'avait, grâce au
ciel , rien que de réel et de terrestre. Celait sans
doute une voisine, aux formes gracieuses et élé-
gantes; pourquoi la grâce et l'élégance n'habile-
r.iient-ellcs pas le sixième? C'était peut-être une
artiste, une jeune peintre comme lui, et toute la
journée Maurice resta l'oreille collée contre la porte
(Je son atelier pour entendre descendre sa char-
mante sylphide; mais elle ne sortit pas ou descen-
ilit si légèrement qu'on n'entendit point le bruit de
ses pas. Ce jour-là et le lendemain, il fut impossible
a Maurice de s'occuper de son droit romain; il ne
pouvait pas lire, sa vue était trouble, ou plutôt le
jour était trop sombre... Impossible d'y voir et de
travailler au second, et successivement le Digeste,
lu Code, les Pandectes et tous les cahiers de Mau-
rice prirent le chemin du sixième étage.
Le portier eut un instant de crainte en rencon-
Irant chaque jour sur l'escalier ce déménagement
partiel ; mais comme rien ne sortait de la maison ,
il se rassura et s'étonna seulement du caprice de
son jeune locataire; qui passait sa journée entière
dans une mansarde du sixième, tenant toujours sa
porte entr'ouverle, au risque de s'enrhumer. Cepen-
pendant, rien ne paraissait; Maurice maudissait les
\ ertus domestiques et sédentaires de sa voisine , qui,
semblable sans doute à la Lucrèce de M. Ponsard,
Restait toujours chez elle , et filait de la laine.
A force de s'occuper sans cesse du même objet,
l'imagination du pauvre jeune homme, jusqu'alors
oisive et endormie, s'élait évedlée ardente et active.
Chaque jour, chaque nuit enfantait un nouveau rêve,
il voyait là, devant ses yeux, cette beauté qu'il
avait aperçue à peine, cette inconnue déjà trop sé-
duisante, et qu'il parait encore de mille qualités
nouvelles. Je n'aurais pas voulu répondre que déjà,
sans se l'avouer à lui-même, Maurice ne fût amou-
reux, mais amoureux d'une ombre, d'une chimère
(|u'il avait créée lui-même, lorsqu'un incident h^pn
simple vint donner du corps à ses pensées et de la
réalité â ses rêves.
Maurice entendit un jour un pied lourd et pesant
gravir l'escalier étroit qui passait devant sa man-
.-■arde. Le son métallique des pas atttestait des sou-
liers ferrés, et Maurice n'eut pas même l'idée de
regarder à travers sa porte entr'ouverte. Ce ne pou-
vait être son inconnue aux pieds légers. 11 entendit
donc sans y faire attention la scène suivante, qui
se passait devant sa chambre et sur les marches de
l'escalier;
— Eh bien ! oui , c'est moi , Antoine , le porteur
d'eau de la maison; gare, que je passe!
Ces mots étaient prononcés d'une voix enrouée
par les brouillards de la Seine et de plus considé-
rablement avinée; mais s'il y a un état à qui le vin
soit de temps en temps permis, c'est celui de por-
teur d'eau, et Antoine poussait jusqu'à l'excès l'a-
mour des contrastes, il continua donc en chance-
lant :
— Vous laisser passer, je le veux bien, mais vous
comprenez, petite mère, qu'il faut payer le pas-
sage... un petit baiser.
— A mon secours ! s'écria une voie douce et
tremblante.
Maurice ouvrit vivement sa porte. Une femme
éperdue se précipita dans sa chambre, seule issue
qui lui fût offerte, puisque l'escalier était barré par
le porteur d'eau. Avant (|ue celui-ci fût revenu de
son étonnement, la porte avait été refermée à dou-
ble tour, et Maurice, en se retournant, vil une pau-
vre jeune fille qui venait de tomber évanouie sur
une chaise... C'était son inconnue et pour la seconde
fois qu'il la rencontrait, il se Li-ouvait tête à tête en-
fermé avec elle , au sixième, dans une chambre de
garçon.
J'aurais donné à mes lecteurs une idée bien im-
parfaite du caractère de Maurice, s'ils ne compre-
naient pas que le premier sentiment qu'il éprouva
fut une frayeur extrême et ensuite un embarras
terrible. Il pouvait contempler à loisir ces traits
charmants et cette physionomie plus suave, plus
pure encore qu'il ne l'avait rêvée. Plus âgée qu'elle
ne lui avait semblé d'abord, elle devait avoir dix-
huit à vingt ans. Sa toilette se composait d'une robe
blanche, d'un chapeau de paille et d'un châle bleu,
c'était la simplicité même : mais il y avait dans cette
simplicité la recherche la plus élégante. Maurice ne
vit rien de tout cela , il ne songeait qu'aux moyens
de la faire sortir de cet évanouissement qui l'ef-
frayait, et lorsqu'il vit des couleurs rosées revenir
d'elles-mêmes sur son teint légèrement pâli, lors-
qu'il vit ses joues et ses lèvres se ranimer et ses
yeux s'entr'ouvrir, éperdu, hors de lui-même, et,
par un mouvement dont il ne fut pas maître, il se
jeta à genoux, puis, honteux de cette folie, il se hâta
de se relever. La jeune darne l'avait-elle aperçu?
c'est ce que je ne puis dire ; mais en voyant ce beau
jeune homme qui se tenait respectueusement à quel-
ques pas d'elle baissant les yeux et tremblant, elle
se sentit tout à coup rassurée.
— Vous n'avez plus rien à craindre, mademoi-
selle, lui dit Maurice qui venait d'écouter à la porte ;
MAURICE. H-
celui qui vous avait effrayée est descendu. L'intonnue se leva. — Maurice comprit alors sa mala-
dresse et voulut vainement la réparer en ajoutant ■.
Il serait peut-être plus prudent d'attendre. — L'in-
connue s'avançait toujours du côté de la porte.
— Nous sommes voisins , je crois, continua Mau-
rice. — La jeune femme sourit légèrement.
— Maître Tricot, lo tailleur qui demeure au-des-
sus de moi, n'est-il pas votre père"?
L'inconnue, qui s'apprêtait à sortir, et qui avait
déjà posé sa'main sur la clef, fit un mouvement que
Maurice prit pour une affirmation. Reprenant cou-
rage, mais balbutiant encore, il ajouta :
— Si vous vouliez me permettre... à titre tle
voisin... de me présenter chez lui pour causer de
l'événement d'aujourd'hui et savoir de vos nou-
velles?
La jeune dame rougit ; elle voulut parler, puis une
réflexion sembla l'arrêter; elle se contenta d'incli-
ner la tête en signe d'assentiment, et voulut de
nouveau sortir. Maurice, au comble de la joie, sai-
sit la clef qu'elle ne pouvait venir à bout de tour-
ner, et dans ce mouvement, il pressa, sans le vou-
loir, une main délicieuse et admirablement bien
gantée. Ce fut lui, à son tour, qui rougit en murmu-
rant des excuses qu'on n'entendit point, car la porte
venait de s'ouvrir, et adressant à son protecteur un
gracieux signe de tête et un salut de la main,. la
jeune femme descendit lestement l'escalier, et quel-
ques instants après elle avait disparu.
Maurice était resté immobile à la même place,
ravi de son aventure, mais mécontent de lui; car
depuis que l'inconnue n'était plus là , il avait à lui
adresser mille choses aimables, mille compliment-
M.
148 REVUE PITTORESQUE.
délicats et spirituels, qui maiiUenant lui arrivaient
en foule, et dont pas un mot ne lui serait venu quel-
ques instants plus tôt. A coup sur, il aurait dû tirer
un meilleur parti d'une rencontre si heureuse et si
romanesque, mais il se consolait en pensant'qu'ii
avait obtenu la permission de la revoir. 11 n'osa pas
le jour même , quoiqu'il en eût grande envie, mon-
ter chez maître Tricot, son voisin^ mais le lende-
main , avant midi , il alla frapper à sa porte. Les
moyens de s'introduire étaient faciles; il avait un
habita se faire faire, un habit à la mode, et ayant
entendu parler de la coupe hardie et élégante do
son voisin, il venait s'adresser à lui. Maître Tricot
était un fort honnête homme, tailleur laborieux et
déjà à son aise, qui habillait d'ordinaire les bouti-
quiers ou les ouvriers, c'est-à-dire les rez-de-chaus-
sée ou les mansardes, mais qui avait peu l'habitude
des premiers étages ou des seconds. Il fut donc in-
finiment flatté de la nouvelle pratique qui lui arri-
vait , sans rien comprendre cependant à l'extension
subite que venait de prendre sa renommée.
Pendant qu'il prenait mesure à son client, celui-
ci regardait autour de lui d'un œil curieux. L'ap-
partement était propre, mais tout y était assez
commun, à commencer par madame Tricot, grosse
Alsacienne, qui, vu son habileté pour les coutures,
tenait lieu à son mari d'un second garçon : — le
premier était M. Mathieu, jeune gaillard frais et
vermeil , à qui l'on ne pouvait refuser l'avantage
incontestable d'une brillante santé; c'était sa prin-
cipale qualité. Mais il en avait d'autres : ne quittant
jamais l'établi et maniant vigoureusement l'aiguille,
il restait toute la journée les jambes croisées, ne
changeant de position que pour porter le soir chez
les pratiques l'ouvrage confectionné le matin.
Maurice s'attendait toujours à voir entrer une
autre personne qui n'apparaissait pas, et force fut
à lui d'amener la conversation sur le sujet qui l'in-
téressait.
— Je croyais, maître Tricot, du moins je l'avais
entendu dire à madame Galuchet , notre portière ,
que vous aviez une fille?
— Oui, monsieur, une jolie fille, je m'en vante !
— Mon Athénaïs! s'écria madame Tricot, et le
tailleur et sa femme éiihangèrent un regard de satis-
faction et d'orgueil.
Mathieu, qui avait aussi levé les yeux, poussa un
soupir, reprit^son aiguille et continua le point ar-
rière qu'il avait commencé.
— Est-ce qu'elle n'est pas ici ? continua Maurice
en regardant toujours autour de lui.
— Non, monsieur, elle est en journée.
— En journée? dit Maurice; et chez qui?
— Chez une lingère... Madame Tricot a toujours
gâté sa fille, et lui a laissé faire ses volontés; elle
n'a jamais voulu, comme sa mère, coudre des pan-
talons et des gilets.
— Est-ce sa faute? répondit madame Tricot, on
ne maîtrise pas ses goûts. Elle n'aime pas l'état de
tailleur.
Mathieu soupira de nouveau.
— et' enfant est gentille , et la mise lui va si
bien ! 11 est tout naturel qu'elle aime à être belle.
Et quand je sors avec elle, il faut voir comme tout
le monde nous suit dans la rue!... Ça flatte une
mère. Aussi tout mon regret est de n'avoir pu lui
donner des idées et une éducation en rapport avec
son physique.
— Tu ne lui eri as donné que trop, reprit le brave
tailleur; tu l'as élevée comme une duchesse, et au-
jourd'hui elle veut être lingère; v'ià ce que c'est!
elle ne se plaît plus chez nous, dans une chambre
au septième : il faut qu'elle soit dans un salon, au
premier, chez madame Evrard.
— Une des premières lingères de Paris !...
— Chez laquelle il y a des glaces dorées où ces
demoiselles se regardent, des meubles en palissan-
dre et des canapés où elles s'asseient.
— Où est le mal?
— Il n'est pas bien qu'elle s'habitue aux canapés.
Est-ce qu'il y en a ici? Et puis, quel est le monde
qui fréquente ces beaux magasins de lingerie?
— Rien que dps dames de la haute société , des
banquières et des marquises !
— C'est drôle! j'y ai été deux fois prendre ma
fille , je n'y ai jamais vu que des hommes , et des
jeunes gens encore!
— Tous jeunes gens comme il faut ! Toujours des
équipages à la porte !
— C'est vrai ! et moi qui emmenais Athéna'i's à
pied, je l'ai entendue, en regardant ces riches voi-
tures, soupirer tout bas.
A ce mot, Mathieu soupira tout haut, et le tailleur
le regarda avec un air d'intérêt.
— Enfin, monsieur, dit-il en s'adressant à Mau-
rice, voilà un jeune homme que j'ai élevé, que je
n'ai jamais quitté, qui n'a pas un défaut, un bon
travailleur à qui je complais laisser, quand je me
retirerais, mes pratiques et ma fille.
— Eh bien? demanda vivement Maurice...
— Eli bien ! elle ne dit pas oui... elle ne dit pas
non... Elle ne dit rien, mais il est clair qu'elle a d'au*
très idées , tandis que ce pauvre garçon n'en a
qu'une... 11 aime Athénaïs comme un enragé.
— Ne parlez pas de cela, maître, s'écria Mathieu
avec émotion, elle me fera perdre la tète.
— Voyez plutôt, dit madame Tric(ît en haussant
les épaules, comme il maigrit.
— Qu'est-ce que ça prouve? répondit le tailleur
en continuant de prendre mesure à Maurice, ça
prouve qu'il faut une santé comme la sienne pour y
résister; malgré ça, je suis bon père, je n'oblige pas
Athénaïs à l'épouser ; mais qu'elle y prenne garde!
si elle me fait du chagrin, si elle tourne mal... elle
sera cause de ma mort, — et une grosse larme qui
roulait dans les yeux du bon tailleur vint tomber en
ce moment sur la bande de papier dont il se servait
pour prendre mesure. ^
— Allons donc, dit madame Tricot, quelle idée
as-tu de notre fille? est-ce qu'on a eu jusqu'ici rien
à lui reprocher?
— Non ; mais elle est coquette , elle aime la pa-
rure, et il y a toujours des beaux messieurs en gants
jaunes prêts à profiter de ça , et à acheter le repos
et l'honneur d'une pauvre famille. On aurait beau
leur dire : Il y a tant de grandes dames qui ne de-
mandent pas mieux ! adressez-vous à elles, et lais-
sez sa fille à l'artisan, qui n'a que ça pour être heu-
reux!... Ils ne vous écouteraient pas... n'est-il pas
vrai, monsieur? En parlant ainsi, le tailleur était à
genoux devant Maurice, à qui il achevait de prendre
mesure, et I\laurice, tout ému, se reprochait déjà le
motif qui l'avait amené dans cette mansarde, lors-
MAURICE. 149
que la sonnette, agitée avec violence, retentit plu-
sieurs fois.
— C'est elle! s'écria madame Tricot avec joie ,
c'est mon .\thénaïs !
Le tailleur se releva vivement, Maurice pâlit , et
Mathieu laissa tomber ses ciseaux... La tète en
avant et le cœur tout ému, Maurice regardait du
côté de la porte... Elle s'ouvrit, et il vit entrer une
brune de quinze ans, gaie, rieuse, insouciante et
fraîche comme une rose, le vrai type des grisettes.
Maurice poussa un cri de surprise : ce n'était pas
son inconnue.
Athénaïs Tricot , qui n'avait jamais vu Maurice ,
lui fit d'un air coquet une gentille révérence ; puis
adressa un sourire au tailleur, une caresse à sa
mère et une petite grimace à Mathieu ; tout cela en
même temps et sans interrompre la chanson qu'elle
avait commencée, et qui disait :
Je suis sans fortune
Et n'ai point d'aïeux ! .
Oui, mais je suis brune
Et j'ai les yeux bleus.
A celte vue, qui aurait charmé tout autre, Maurice prit son chapeau, et, sans répondre au tailleur.
loO
(|ui lui demandait pour quel jour il voulait son ha-
bit, il sortit désespéré. Il s'était trompé, ce n'était
point son inconnue... Où demeurait-elle donc? Il y
avait, au septième, en face du tailleur, deux ]iorles.
— Dans son désappointement et sans savoir ce qu'il
faisait, Maurice frappa à la première... C'était une
chambre habitée par une ancienne ouvrière en den-
telles, septuagénaire et presque paralytique, vivant
seule et ne sortant jamais... Ce n'était pas là qu'il
fallait s'adresser.
En désespoir de cause, et dans un état d'exaspé-
ration qui ne lui permettait plus de réfléchir, Mau-
rice sonna à tout hasard à la porte de la dernière
chambre. Un petit garçon vint lui ouvrir, et Mau-
rice entra dans une pièce basse mais assez vaste;
une femme et plusieurs petits enfants travaillaient
autour d'une grande table oii l'on voyait entassés des
fi anges, des ganses et des galons : il était dans un
atelier de passementerie , et son thème fut bientôt
fait : il avait un petit salon à lendre en entier avec
des étoffes et des franges, et au lieu de s'adresser à
un tapissier en renom, il préférait, afin que cela lui
revînt moins cher, s'adresser directement à un ou-
vrieç en chambre. Madame Durouseau promit d'en-
voyer chez lui, ou plutôt de descendre elle-même le
lendemain pour calculer le nombre de mètres que
demanderait cette fourniture.
Elle tint parole et fut à l'heure dite chez Maurice.
Madame Durouseau était une grande femme sèche,
au ton bref, à l'air sévère. Tout entière à son af-
fiire, elle ne parlait que de torsades et d'effilés, et
Maurice ne lui parlait que de sa famille.
— Vous avez un mari ?
— Non, monsieur, je suis veuve... la soie bleue
sera plus jolie, mais moins solide.
— Je vous crois , madame Durouseau , et m'en
rapporte à votre goût... Vous avez beaucoup d'en-
fants.
— J'en ai six.
— Entre autres une fille charmante que j'ai eu le
plaisir de rencontrer.
— Je n'ai que des garçons Je mettrai votre
tenture en rouge; c'est plus cher, mais vous y ga-
gnerez.
— Comme vous voudrez... Il me semblait cepen-
dant qu'une jeune personne habitait chez vous.
— . Ma nièce Fœdora, c'est possible... Monsieur la
connaît?
— Oui, madame.
Et le front déjà sévère de madame Durouseau se
rembrunit encore. Maurice se hâta de raconter le
service qu'il lid avait rendu et l'admiration respec-
tueuse que lui avait inspirée sa jolie voisine. Ma-
dame Durouseau le regarda d'un air étonné et conti-
nua ses calculs. Maurice, quoique un peu déconcerté,
REVUE PITTORESQUE.
se hasarda à lui demander si sa nièce travaillait
chez elle.
— Non, monsieur, elle ne travaille pas.
— J'entends, elle demeure seulement avec vous.
— Non, monsieur, elle n'y demeure plus.
— Et pour quels motifs, mon Dieu?
— Je pense que cela ne regarde personne, répon-
dit l'ouvrière d'un air sec et glacial, et Maurice no
se sentit plus la force d'interroger. Tout devenait
mystère dès qu'il s'ngissait de cette jeune personne,
et ce mystère redoublait naturellement la curiosité
de Maurice. Il renvoya la tante en lui disant qu'il
examinerait le devis qu'elle lui laissait; puis, fatigué
de chercher le mot d'une énigme qu'il ne trouvait
pas et qui lui donnait la migraine , il sortit pour
prendre l'air, passa devant la nouvelle église Notre-
Dame-de-Lorette, descendit la rue Lalfitte et entrait
sur le boulevard qu'il allait traverser, lorsqu'un em-
barras de vùituies le fi;rça de s'arrêter. Devant lui,
piaffaient deux chevaux anglais pur sang, attelés à
un élégant coupé que conduisait un gros cocher ga-
lonné portant des gants blancs et une perruque de
laine blanche ; la voiture était, de plus, ornée de deux
laquais derrière et d'armoiries sur les panneaux ; en
garçon qui n'aime pas à perdre son temps, Maurice,
en attendant que les voitures défilassent, s'amusait
machinalement à expliquer le blason qui était devant
ses yeux. Des armes de baron surmontaient une
corne d'abondance et plusieurs attributs du com-
merce, ce qui lui faisait supposer que le coupé ap-
partenait à une noblesse financière, lorsque la per-
sonne qui était seule au fond de la voiture avança
la tète et Maurice reconnut les traits auxquels il
rêvait en ce moment, ceux de sa belle inconnue qui
rougit en l'apercevant, mais qui cependant s'inclina
avec grâce pour le saluer. Maurice, tout joyeux, s'é-
lançait à la portière, mais la fde des voitures venait
de s'ébranler, et les chevaux anglais, déjà impatients
du retard, disparurent rapidement, emportant le
coupé, la belle inconnue et les nouvelles espérances
de Maurice.
Plus mallieureux et plus intrigué que jamais, il
continua sa promenade, se creusant la tête à expli-
quer cette seconde apparition quf lui rappelait celles
du Domino Noir; mais il n'était pas à l'Opéra- Co-
mique, il était dans sa rue, devant sa maison; et
au moment où il mettait la main sur le marteau de
la porte une idée victorieuse et pourtant bien sim-
ple vint s'offrir à son esprit : c'était de s'adresser
madame Galuchet , sa portière. Une portière sait
tout ce qui se passe dans une maison , voire même
dans un hôtel... une portière connaît dans les af-
faires des maîtres ce que souvent les maîtres eux-
mêmes ne connaissent pas, et Maurice, dédaignant
tous les vains détours de la diplomatie, aborda fran-
chement la question en demandant à madame Galu-
MAURICE
chel si elle connaissait la nièce de madame Durou
seau, la passementière du septième.
151
— Mademoiselle Fœdora?
— Justement.
— Si jrt la connais!... Elle a causé assez de cha-
grins à sa tante, une digne femme, qui vit bien,
celle-là! Aussi est-elle protégée par le père Doucet.
Le père Doucet, monsieur, est un desservant de
Notre-Dame-de-Lorelte, qui a grand crédit dans le
quartier, et qui a promis de faire avoir à mon mari
uneplace de garçon de caisse ou de garçon de bureau
quelque part. Parce que vous comprenez qu'il n'y a
pas besoin ici de deux personnes pour tirer le cor-
don, et que si mon mari gagnait de son côté pen-
dant que je gagne du mien... au lieu d'un revenu...
— Ça en ferait deux... Et mademoiselle Fœ-
dora?. .
— Était élevée par sa tante dans la passemente-
rie et dans les meilleurs principes.... Le père Doucet
surtout l'avait prise en affection ; tout le temps qu'elle
n'employait pas au travad, il voulait qu'elle le pas-
sât à l'office. Son intention était même de la faire
entrer dans un établissement de personnes pieuses
où on aurait fait son bonheur... Quant à madame
Durouseau, si ce n'avait été la crainte de contrarier
le père Doucet, elle aurait préféré, à vrai dire, que sa
niècerestât chez elle comme ouvrière... tant il y a que
dans le doute et dans l'incertitude où ils étaient et
pendant qu'ils hésitaient encore à prendre un parti...
— Eh bien?..,
— Mademoiselle Fœdora est entrée à l'Opéra.
— Pas possible ! s'écria Maurice stupéfait.
— Oui, monsieur, c'est comme je vous le dis, le
véritable Opéra... Elle est dans les chœurs de la
danse... Le père Doucet en a été consterné, sa tante
furieuse, et moi je n'en parle à personne, car ça peut
faire du tort à la maison et surtout à la petite Athé-
naïs Tricot, la fille du tailleur, qui était très-liée avec
Fœdora, et que l'exemple peut gagner! Car vous
comprenez, monsieur, dans les chœurs de la danse!
où ça peut-il la mener, la malheureuse!
— A la fortune, répondit Maurice avec amertume,
car je viens à l'instant même de la rencontrer sur
le boulevard en riche toilette.
— Elle ! mademoiselle Fœdora ! s'écria la portière
d'un ton radouci.
— Avec deux laquais et un équipage.
— Déjà! continua la portière avec un étonnement
mêlé d'admiration.
— Et si j'en crois les armoiries de sa voiture...
c'est quelqu'un de la finance... quelque riche ban-
quier... qui se ruine pour elle.
— Un banquier! s'écria madame Galuchet avec
un transport de joie, un banquier!... Il est impossi-
ble que je n'obtienne pas par lui cette place dé gar-
çon de caisse que me promet depuis .si longtemps le
père Doucet... d'autant que j'ai toujours été au mieux
avec Fœdora ! une pauvre enfant qu'on youlait for-
cer à être dévote et à passer tout son temps à l'of-
fice... Contraignez donc les jeunes filles! voilà ce
qui arrive! mais à qui la faute? aux parents, et je
l'ai toujours dit à madame Durouseau.
La digne portière continuait encore, avec chaleur
et conviction, sa thèse en faveur de la tolérance do-
mestique et religieuse, que déjà Maurice l'avait
quittée et remontait chez lui honteux et désespéré.
Il y trouva un camarade de Sainte-Barbe, Alfred
G... , fils d'un célèbre et riche négociant qui venait
le chercher pour l'emmener dîner avec lui. Dans la
disposition d'esprit où il était, le premier mouvement
de Maurice fut de refuser, mais son jeune camarade
ajouta : et j'ai deux stalles pour l'Opéra.
— Pour l'Opéra ! s'écria Maurice avec un accent do
rage qui étonna son ami... j'accepte... j'irai! — Et
les deux amis partirent.
III.
LE BANQUIEn.
Les deux amis arrivèrent à l'Opéra dans un entr'-
acte et se promenèrent un instant au foyer; ils s'ar-
rêtèrent près d'une des cheminées , où un homme
jeune encore, mais petit, rondelet, au teint coloré
et à la voix haute, s'était posé comme orateur. Un
zézayement désagréable nuisait à son débit, mais
donnait à son discours une originalité et un comique
que ne lui auraient peut-être pas procurés le pi-
quant et la nouveauté de ses pensées. Du reste , sa
mise était des plus recherchées, et dans toute sa
personne respirait l'air satisfait d'un homme qui
croit eh lui et en ses moyens de séduction, confiance
qu'on n'aurait su comment expliquer sans les trois
gros boutons de diamants qui brillaient au jabot de
sa chemise et qui semblaient à toutes ses phrases
ajouter ces trois mots : Je suis riche!
— Oui, messieurs, criait-il avec son zézayement
ordinaire , je le dis avec peine et douleur : l'Opéra
s'en va !
— Quel est ce monsieur? demanda Maurice à
son ami.
— Le baron d'Havrecourt, lui répondit Alfred, un
banquier opulent.
— Il a un air bien triste.
— C'est un abonné de l'Opéra...
Puis s'approchant de l'orateur, qu'il salua : Calmez
vos regrets, monsieur le baron, lui dit-il en riant,
le mal n'est pas si grand que vous le faites ; nous
avons encore dans la danse , et surtout dans le
chant, des talents admirables.
— Qu'est-ce que ça me fait. Je ne viens pas pour
cela... Je viens pour les dames de ma connaissance
loU REVUE PITTORESQUE
que j'allais saluer dans leurs loges et que je n'y
trouve plus. Je viens au foyer pour les nouvelles
politiques, diplomatiques ou excentriques qu'on y
apprend; car députés, grands seigneurs, ambassa-
deurs , tout le monde s'y donnait rendez-vous autre-
fois, et maintenant, qui est-ce qui y vient?
— Vous d'abord , monsieur le baron , répondit
Alfred en s'inclinant, et puis nous!... qui venons
pour vous entendre, et ce que vous dites là est peu
obligeant pour vos admirateurs!
— Du tout, messieurs, du tout, s'écria le ban-
quier avec un rire protecteur; je ne dis pas cela
pour vous qui êtes de charmants jeunes gens ; je le
dis, au contraire, dans votre intérêt. 11 comprenait
seul l'opéra, le philosophe qui s'écriait : .Allongez
les ballets et raccourcissez les jupes. En ce temps-
là seulement il y avait de piquants scandales, des
beautés célèbre^ qui attiraient tous les regards par
l'éclat de leurs conquêtes ou de leurs aventures...
Ce n'est plus ça! c'est ennuyeux à périr!... Ces de-
moiselles sont comme les pièces, elles ne font jamais
parler d'elles ; tout le monde est sage, tout le monde
est honnête... L'Opéra s'en va!!! C'est désolant
pour nous autres jeunes gens d'esprit et de plaisir. . .
Nous, la nouvelle régence!... On a une maîtresse,
personne ne s'en doute... Elle vous est fidèle! elle
a des vertus domestiques. C'est presque un ménage;
autant vaudrait rester dans le sien.
En ce moment , la sonnette du foyer interrompit
le baron au milieu de sa tirade; le rideau se levait,
et nos jeunes gens coururent occuper leurs stalles
d'orchestre.
La lorgnette de IV(aurice , sans cesse braquée sur
le théâtre , était toujours dirigée vers le corps des
ballets, au grand étonnement de son compagnon. Il
traitait les premiers sujets avec une complète indif-
férence, ou ne les regardait même pas. En re-
vanche, il lorgnait l'une après l'autre, avec une
allention scrupuleuse et soutenue , qui ressemblait
à de l'admiration, toutes ces jeunes bayadères en
sous-ordre que l'on nomme figurantes de la danse.
Mais hélas, celle que IMaurice cherchait, la nièce
de madame Durouseau, n'apparut point à ses yeux ;
il dut penser que quelque indisposition réelle ou de
commande, quelque dîner en ville , quelque partie
de plaisir la retenait ailleurs ; et en effet il eût été
bien difficile à sa belle inconnue d'être en ce mo-
ment sur le théâtre, car, en se retournant dans
l'entr'acte, Maurice l'aperçut dans la salle. Il n'a-
vait pas encore regardé de ce côté... elle était dans
une première loge de face , en tête à tête avec un
homme dont la vue excita dans le cœur de Maurice
des mouvements de rage et de dépit : cet homme
était le baron d'Havrecourt, le riche banquier, l'o-
rateur du foyer, pour lequel Maurice s'était senti
du premier coup d'œil une antipathie instinctive et
soudaine. C'était là l'amant préféré de cette jeune
fille si belle, si distinguée!. . Ah! c'était à elle qu'il
en voulait le plus; il y a des choix qui rendent une
faiblesse impardonnable. Quant au banquier, loin
de comprendre et d'apprécier son bonheur, il s'oc-
cupait fort peu de sa belle compagne, ne lui adres-
sait pas la parole, bâillait souvent , et pour se dis-
traire lorgnait toutes les dames de la salle.
— Qu'as-tu donc? dit Alfred à Maurice en le
voyant tressaillir et changer de couleur.
Mais Maurice aurait mieux aimé mwirir que d'ap-
prendre , même à un ami , l'humiliation et les tour-
ments intérieurs qu'il éprouvait. Il s'efforça de com-
primer le spasme nerveux qui l'agitait, il fît de son
mieux pour écouter les plaisanteries de son ami, il
parTÎnt même à sourire; mais, pour entendre ce
qu'on lui disait, cela lui fut impossible... Avant la
fin du spectacle, voyant que Fœdora et le banquier
se disposaient à sortir, il quitta brusquement Alfred
et s'élança hors de l'orchestre; pourquoi? Il n'en
savait rien lui-même ; sans doute pour accabler Fœ-
dora de reproches ou pour défier le baron , mais à
mesure qu'il escaladait les marches qui séparent
l'orchestre des premières loges, la rai.son lui revenait
et lui démontrait l'absurdité de sa conduite, si bien
qu'en arrivant à la porte du foyer, où se trouvait un
groupe déjeunes gens, il s'arrêta, et vit le banquier
et Fœdora s'avancer vers lui. Il n'avait pu admirer
encore comme en ce moment cette taille svelte et
majestueuse, ce port de reine ou de déesse, il ne
voyait rien que les diamants dont elle était couverte,
et qui indignaient l'honnête jeune homme. Il r^e
voyait que ce bras si beau, si blanc, si adorable,
qu'elle appuyait avec grâce sur le bras nonchalant
du banquier , et quand elle passa près de Maurice,
lui adressant comme le matin un léger salut de la tète,
Maurice n'y répondit point; mais, relevant son front
avec fierté , il l'écrasa d'un regard de mépris, et s'é-
loigna sansremarquer l'air étonné de la jeune femme.
Maurice passa une nuit affreuse : il ne dormit
point, il eut la fièvre, il roula dans sa tête mille ré-
solutions impossibles. Le résultat de ce long cauche-
mar fut le raisonnement suivant, raisonnement pour
lui de la plus complète évidence. Il ne pouvait esti-
mer cette femme et ne devait point l'aimer : donc,
à la honte de tous les principes et de tous les sen-
timents d'honneur , il était forcé de s'avouer qu'il
l'aimait comme un insensé, et que son seul désir
maintenant, le seul rêve de sa vie était de la pos-
séder. Enfin , de conséquence en conséquence , il
en arriva à s'applaudir de ce dont il s'indignait
d'abord. Les qualités dont il s'était plu à l'em-
bellir auraient rendu sa conquête impossible...
il valait bien mieux avoir à la disputer au baron
qu'à la vertu. C'étaient deux adversaires qui n'a-
vaient aucun rapport, mais dont l'un était beaucoup
MAURICE.
153
moins redoutable que l'autre. Sans avoir la moindre
fatuité , Maurice sentait bien ce qu'il valait ; il était
moins riche, il est vrai, niais plus beau, plus jeune
et surtout plus amoureux que son rival! — Je la lui
ravirai , s"écria-t-il , je l'aimerai tant qu'elle m'ai-
mera... je la relèverai à ses propres yeux et aux
( Relevant son front avec fierté, il l'écrasa d'un regard de mépris , et s'éloigna sans remarquer l'air étonné
de la jeune femme.)
miens, et tout à l'ivresse du présent, je (ticherai, à
force d'amour, d'oublier le passé.
Consolé par ce nouveau |)lan et décidé à le mettre
à exécution, Maurice se leva joyeux et plein d'es-
poir. 11 trouva sur sa table un billet qui lui avait
été envayé quelques jours auparavant par son ami
.Mfred G..., dont le père donnait le soir même un
bal somptueux. Il avait décidé, en recevant cette
invitalion, qu'il ne s'y rendrait pas, mais en ce mo-
ment il changea d'idée. Son ami Alfred et plusieurs
camarades qui assisteraient à celte soirée pouvaient
lui donner de bons conseils, à lui jeune homme in-
expérimenté; et puis en sa qualité de bani|uier,
M. d'Havrecûiirt se trouverait probablement à ce
bal, qui réunirait toute la finance et le haut com-
merce, et Maurice n'était pas fâché d'étudier de près
ce rival qu'il voulait vaincre et qu'il connaissait à
peine. Il espérait le faire causer, ce qui élait facile,
et savoir de lui-même, par exemple, les moments
de la journée où il était le plus occupé ; l'heure de
la bourse n'est pas toujours une bonne heure : les
banquiers et les atrents de change s'en défient beau-
coup. Plusieurs, dit-on, choisissent ce moment-là
pour rentrer subitement chez eux, ce qui a souvent
causé bien des malheurs.
En rêvant à la campagne d'observation et aux
sages manœuvres qu'if méditait, Maurice, qui n'a-
vait point oublié son Tite Live, se comparait A Fa-
bius Cunclalûr! Pour commencer, il s'habilla lente-
ment, rien ne le pressait... Aussi , quand il arriva,
loi REVUE PITTORESQUE
le bal était déjà commencé et réunissait en liommes
et en femmes l'élite de la société parisienne. Mau-
rice ne s'était pas trompé dans ses pressentiments :
une des premières personnes qu'il aperçut fut
M. d'Havrecourt, placé à une table de whist et ap-
pelant sur lui l'attention générale par une gaieté ex-
pansive qui voulait dire je gagne. M. d'Havrecourt
était de fort mauvaise humeur quand il perdait et
supportait alors difficilement la plaisanterie ; mais
il se la permettait volontiers quand la fortune lui
était favorable , et il avait en ce moment plusieurs
rouleaux devant lui. Maurice lui laissa cuver son or
et se dirigea vers la salle du bal, moins éblouissanle
encore par ses mille llambeaux que par un triple
rang de dames dans tout l'éclat de leur parure et de
leur beauté.
Mais que devint Maurice en apercevant au mi-
lieu d'elles , à côté des personnes les plus nobles
et les plus illustres, Fœdora elle-même, qui se pen-
chait en ce moment vers l'oreille d'une dame d'hon-
neur de la reine avec qui elle paraissait dans la plus
grande intimité. Ne sachant s'il devait s'indigner ou
se réjouir, Maurice se retourna avec embarras vers
son ami Alfred, se félicitant de ce que, grâce à la
révolution de juillet, il n'y avait plus de préjugés,
même dans les salons.
Alfred le regarda avec étonnement et lui demanda
ce qu'il voulait dire.
— Regarde toi-même cette jeune dame, la reine
de ce bal ; la connais-tu?
— Oui, vraiment.
^- N'est-elle pas attachée à l'Opéra?
— Elle!... Allons donc! C'est mailame d'Havre-
court, la femme du banquier.
— Sa femme!!! s'écria Maurice avec un frisson
qui parcourut toutes ses veines.
— Eh oui! moucher ! continua Alfred, cette jolie
personne sur laquelle sont attachés tous les regards
est la femme de cet original qui pérorait hier au
foyer de l'Opéra... Mais comme te voilà changé.
Es-tu indisposé?
— Un peu... La chaleur de ce salon... Et puis
voilà quelque temps que je me tiens debout.
— Voilà un canapé libre; asseyons-nous. Veux-
MAURICE.
tu une glace ou plutôt une tasse de cliocolat ?
— Je te remercie, cela va mieux... Tu disais
donc que madame d'Havrecourt...
— Est la femme de Paris la plus remarquable
par sa beauté d'abord et puis par sa vertu. Elle est
adorée dans les salons et bénie ailleurs; mais elle
se cache pour faire le bien comme d'autres pour
faire le mal, et nul ne se douterait de ses bien-
faits si parfois elle n'était trahie par la reconnais-
sance... Ma mère m'a raconté là-dessus des détails
qui m'ont fait venir les larmes aux yeux , à moi qui
ne sais pas pleurer. Mais taisons-nous, car elle re-
garde de ce coté et s'aperçoit peut-être que nous
parlons d'elle.
On venait d'inviler madame d'Havrecourt à dan-
ser , et elle passa près du divan où étaient assis les
deux amis... sa robe efQeura les genoux de Maurice,
qui , pâle et les yeux baissés, ressemblait à un cou-
pable accablé sous le poids d'un crime qu'il se re-
proche et ne peut se pardonner.
— Et c'est la femme du banquier, reprit Maurice
avec émotion quand elle fut passée.
— Oui , vraiment ! Ce gadiard-là est trop heureux!
Son crédit et sa fortune étaient, dit-on, chancelants
lorsqu'il a fait ce riche mariage ; une jeune femme
charmante, qui lui a apporté deux ou trois millions
de dot... ce qui l'a placé à la tête de la finance '
— Et comment ce mariage-là s'est-il fait?
— Comme ils se font tous; la jeune fille, qui
avait perdu sa mère et qui même, je crois, était
orpheline , est sortie de pension pour se marier.
— Eh , continua Maurice en tremblant , est-elle
heureuse ?
— Infiniment. Elle est si bonne et si confiante
qu'elle ne croit pas le mal possible. Quoique son
mari ait des intrigues et des maîtresses, elle n'a
pas à cet égard le moindre soupçon, et pourvu qu'on
lui laisse remplir ses devoirs d'amitié, de charité
ou de religion, elle ne demande rien de plus. Tiens !
tu peux la voir d'ici ! regarde ce front pur que n'a
troublé le souffle d'aucune passion!... Quelle régu-
larité! quelle finesse dans ses traits, et surtout quel
air d'innocence et de suave candeur! Un mauvais
sujet deviendrait honnête homme en la regardant!...
11 n'y a que son mari ! Il est vrai qu'il ne la regarde
jamais.
— Eh ! mais, reprit Maurice de plus en plus trou-
blé , il me semble que tu en parles avec chaleur.
Est-ce que tu l'aimerais!...
— Oui, d'abord, comme tout le monde; mais j'ai
bientôt vu qu'il n'y avait rien à espérer avec une
femme pareille. . Je ne suis pas assez inseirsé pour
tenter l'impossible, et j'y ai renoncé, me contentant
des dédommagements que m'offrait le sort...
En parlant ainsi , .\lfred regardait de loin une
15b
jeune femme coiffée d'une guirlande de camélias
qu'il courut inviter pour la valse suivante.
Resté seul au milieu de la foule, Maurice, plus
troublé , plus agité que les flols de danseurs et de
danseuses qui roulaient autour de lui, Maurice ne
savait que dire, que faire, ni à quelle idée s'arrêter.
La seule chose certaine, c'est qu'il comprenait main-
tenant son amour pour cette femme, pour cet ange!
Aussi plus que jamais il l'aimait. Mais plus que ja-
mais aussi il comprenait quels obstacles insurmon-
tables niellaient entre lui et elle sa position dans le
monde, sa fortune et surtout ses vertus. Réflexions
très-sensées qui ne l'empêchèrent point de se diriger
vers la salle où elle dansait. 11 s'approcha timide-
ment, respectueusement et se tint quelque temps
derrière elle; il n'était pas vu, mais il la voyait.
C'était déjà un grand bonheur! Une dame qui pas-
sait près d'elle la nomma Amélie. On l'appelait
Amélie! Il savait son nom !... Ce fut son second bon-
heur de la soirée, mais ce fut le dernier.
En retournant à sa place, elle l'aperçut, mais elle
ne fit pas semblant de le voir, et passa sans le sa-
luer. Maurice sentait bien que sa conduite impolie
et inexplicable de la veille méritait un pareil châti-
ment, et il ne pouvait se plaindre. Comment d'ail-
leurs se justifier ? comment même oser lui parler?..
C'était une entreprise au-dessus de ses forces. Enfin,
après avoir plusieurs fois hésité, après s'être répété
que ce serait peut-être la seule occasion de lui
adresser la parole et de causer quelques minutes
avec elle, Maurice se hasarda à traverser cet im-
mense salon; puis, arrivé devant Amélie, il s'arrêta
pâle et tremblant, et, enfin, reprenant courage, il
balbutia d'une voix émue, qu'on entendait à peine,
une invitation à danser.
— Je suis engagée, monsieur, reprit Amélie d'une
voix sèche et brève.
— Mais pour la prochaine contredanse? reprit
Maurice.
— Je ne danserai plus de la soirée.
Maurice sortit de la salle et rentra chez lui dés-
espéré.
Quand une fois une passion s'est emparée d'un
cœur jeune, novice et ardent , elle y règne en sou-
veraine absolue, en maîtresse tyrannique qui ne
permet ni rivalité ni partage ; aussi , tout entier à
une seule pensée, Maurice laissa de côté ses livres,
ses travaux et ses études, il lui aurait été impossible
do s'occuper d'autre chose que d'Amélie; c'était
son rêve, sa vie, son idée fixe. Elle était digne de
son amour, elle méritait les adorations de la (erre
entière; il en était ravi, mais il n'en était pas plus
heureux. En ce moment il n'avait qu'un désir, c'é-
tait de la revoir... Mais comment? Il la connaissait
à peine, et il avait déjà eu le talent de se mettre
mal avec elle, de changer en antipathie et en aver-
1.'i6 REVUE PITTORESQUE.
sion peut-être les bons sentiments qu'avait fait naître
le hasard de leur première rencontre. Il pouvait se
faire présenter cliez elle en se liant avec son mari,
mais ce mari lui inspirait un éloignement invincible.
Il lui en voulait de sa fatuité et de son orgueil , de
sa conduite et de ses liaisons scandaleuses; il lui
en voulait de trahir une femme aussi adorable ; il
lui en voulait surtout, puisqu'il faut le dire, d'être
le mari de sa feniiic. L'importante affaire de sa
journée était de savuu' ce que ferait madame d'Ha-
vrecourt et de connaître les lieu.'i oii elle devait
aller. Pour les bals , les soirées , les grandes réu-
nions, Alfred et quelques autres amis le tenaient au
co'irant, c'était facile. Ce qui ne l'était pas, c'était
de prendre ces informations sans éveiller de soup-
çons et sans trahir son secret. Les autres jours,
Maurice se tenait souvent lui-même aux aguets et
en sentinelle sous les fenêtres d'Amélie. Que de
fois il oublia le froid, la neige et la pluie parce qu'il
avait aperçu de la lumière à une de ses croisées et
(|u'il espérait l'entrevoir un instant. Ou bien il avait
entendu le bruit de la voiture qui roulait dans la
cour ou le hennissement des chevaux qu'on attelait.
Elle allait sortir. 11 s'élançait, il la suivait dans les
concerts, dans les spectacles ou elle entrait, et toute
la soirée il s'enivrait du plaisir de la voir. C'étaient
là les jours les plus heureux de sa vie, et toutes ses
matinées se passaient dans une seule recherche , se
résumaient dans une seule phrase : Comment la
verrai-jc ce soir? Vous comprendrez alors qu'il ne
lui restait plus un moment pour ses afî.iires, ni pour
ses amis, ni pour le palais. Cela, l'mquiétait peu, il
avait déjà renoncé à son état , tout lui était indiffé-
rent, pourvu qu'il vît Amélie ; mais bientôt il ne la
vit plus. Elle resta toute une semaine sans sortir.
C'était là un événement qu'il n'avait pas prévu et
qui pensa lui faire perdre la raison. 11 fallait à tout
prix être reçu chez elle. Et malgré sa 'répugnance
pour M. d'Havrecourt, il chercha les moyens de se
lier avec lui.
Le banquier venait de se rendre adjudicataire
d'une importante entreprise et avait lancé selon
l'usage ses prospectus dans les journaux. Sans exa-
miner si l'affaire était bonne ou mauvaise , sans
savoir môme de quoi il s'agissait, Maurice prit sur
les fonds que lui avait laissés son père une somme
assez considérable et se rendit chez le banquier. Le
cœur lui battait en entrant par la grande porte , en
franchissant le seuil de l'hôtel, en montant cet es-
calier qui était sans doute celui d'Amélie ; mais ce
n'était pas chez elle qu'il allait , et une porte sur
laquelle étaient écrits ces mots : bureaux et came
lui indiqua le chemin qu'il devait prendre. — Le
banquier était dans un cabinet des plus coquets,
boudoir de la finance, où resplendissaient l'or et
l'acajou. Il était en robe de- chambre à ramages.
d'une étoffe de Lyon soie et or, assis au coin d'un
bon feu, les pieds enveloppés dans des pantoufles
de cachemire et posés sur des chenets ciselés par
Desnières. Au cahier qu'il tenait à la main, on au-
rait dit un homme qui travaillait ou qui pensait. La
vérité est qu'il dormait , accablé sous le poids des
myrtes qu'il avait cueillis la veille. C'est du moins
ce qu'il lit entendre à Maurice, dont l'entrée venait
de le réveiller, confidence qui redoubla la rage du
jeune homme et faillit lui faire oublier le sujet de sa
visite. Il se remit cependant, et tout en glissant
quelques mots sur l'opération financière qui l'ame-
nait, il demanda comment se portait madame d'Ha-
vrecourt.
— Ma foi, je n'en sais rien ; il y a tantôt une se-
maine que je ne l'ai aperçue; elle est comme qui
dirait en retraite.
, — Comment cela ?
— C'est l'anniversaire de la mort de sa mère , et
tous les ans à pareille époque elle s'enferme et ne
voit personne pendant sept ou huit jours. C'est trop
loug. La douleur est une bonne chose, j'en conviens,
mais il ne faut pas en abuser, et je supprimerai
cela. Imaginez-vous, mon. cher, que pendant ce
temps-là il m'est impossible de recevoir et de traiter
mes amis, car j'en ai beaucoup qui viennent ici tous
les jours.
Et Maurice sentit plus que jamais le désir d'être
l'ami de cet homme qu'il détestait.
— Eh bien ! continua le banquier sans deviner la
réflexion de Maurice, eh bien! il m'a fallu les mener
dîner au cabaret. Hier encore nous étions une dou-
zaine à la maison dorée. Quand je dis une douzaine,
ne croyez pas que nous fussions tous gens de finance ;
il y avait six de ces demoiselles. J'avais près de moi
une petite,., un rat que j'avais pris par hasard , et
que je garderai, je crois , par caprice. C'est bizarre,
n'est-ce pas ? Mais la fortune est aveugle, et je suis
décidé à faire celle de cet enfant. Il faut vous dire
que le souper s'est prolongé très-avant dans la nuit,
car on soupe bien à la maison doré^, on ne soupe
même que là. Le Champagne, les égards et les sa-
lons particuliers, tout y est admirable ! Y allez-vous
quelquefois, monsieur Maurice ?
— Non , monsieur,
— Vous faites bien , car vous ne voudriez plus
aller autre part,,. Ah çà I vous venez donc me de-
mander des actions "?
— Oui , monsieur.
— Je n'en donne qu'à mes amis ! Car c'est une
admirable affaire que j'aurais dû me réserver; mais
je n'ai rien à moi... je suis comme cela. Vous dites
quatre actions , et six que j'ai promises à la petite,
cela fait dix... Je les lui porterai aujourd'hui en
revenant de la Bourse. Et il sonna. Un de ses com-
mis parut.
MAURICE.
— l'iirdon. Je connais mon valet de chambre...
C'est égal -. monsieur Dumont, voulez- vous dire à
mon cocher que je sortirai à deux heures ; le petit
coupé et un seul cheval... vous comprenez? Ah ! un
mot encore. Tenez, prenez l'argent de monsieur.
Et le commis sertit.
— Quant à. vous, mon cher, dit-il à Maurice en
lui remettant ses actions, voici vos coupons. Com-
ment se porte le petit .Alfred G... votre ami? C'est
un gentil cavalier, mais il est comme vous, il est
trop sage. Il faudra qu'un de ces jours nous fas-
sions quelques parties.
Maurice s'inclina en homme qui se trouverait
très-honoré d'accepter, et le banquier le reconduisit
jusqu'à sa porte en lui prodiguant les compliments et
les poignées de main ; mais il ne l'engagea point à
venir chez lui.
Depuis ce jour , Maurice rechercha le banquier
autant qu'U l'avait évité jusqu'alors, et tout en se
détestant lui-même , tout en rougissant de sa bas-
sesse , il l'écoutait , il le trouvait aimable; il poussa
même la flatterie, ou jlutôt l'amour, jusqu'à rire de
ses bons mots.
.Mfred et d'autres amis avaient présenté Maurice
à un cercle célèbre , à un club dos plus à la mode,
et , sur leur recommandation , on avait daigné l'ad-
mettre. Son seul but était d'y rencontrer M. d'Ha-
vrecourt, qui venait y passer presque toutes ses
soirées ; mais, pour ressembler à la jeunesse élé-
gante et fashionable qui voulait bien l'accueillir,
Maurice, l'ami de la simplicité , fut obligé de s'ha-
biller à la dernière mode , et ne s'adressa plus, on
le pense bien, à niaitre Tricot, son voisin. Maurice,
qui détestait le luxe et qui aimait tant aller à pied,
se vit forcé de prendre un groom et une voilure
dont il ne se servait jamais. Ce n'était rien encore.
Tout le monde jouait , et Maurice , qui avait depuis
son enfance une sainte horreur pour le jeu, apprit
le whist, afin de se mettre plus avant encore dans
l'intimité de M. d'Havrecourt, qui, en effet, adorait
Maurice quand il ne l'avait pas pour partner. Mais
il ne l'engageait point à venir chez lui !... Aux par-
ties de jeu succédaient souvent des repas oii la so-
briété de Maurice avait grandement à souffrir. Je
ne parle pas de sa réputation , elle était déjà faite,
ou plutôt défaite, et uft honnôle garçon qui n'avait
d'autre tort qu'un amour véritable pour une honnête
femme était reconnu généralement pour un roué et
pour un mauvais sujet, le tout sans parvenir à son
but , car plus son intmiité avec le baron augmentait,
et plus il commençait à comprendre que le ban-
quier aimait autant , non par jalousie , mais par
crainte des indiscrétions, ne pas attirer chez lui ses
compagnons de plaisirs. Un événement changea la
face des choses. Fœdora, dont nous avons déjà
parlé, était une des beautés que de temps en temps
157
le banquier adorait ; mais , plus adroite que les
autres, elle avait su prendre sur lui un ascendant
et un empire qui s'expliquaient non par sa beauté,
mais par sa coquetterie et surtout par son indiffé-
rence. On a tant de puissance, quand on n'aime pas
qui vous aime! Le banquier était fort généreux pour
Fœdora , qui du reste tenait peu aux richesses...
Elle avait une autre ambition plus difficile à satis-
faire , elle voulait briller au premier rang par son
talent, et comme le talent ne s'achète pas, le mal-
heureux banquier ne savait à quel saint se vouer.
Quand il parlait d'amour, on lui répondait : gloire ;
et le baron eût dit volontiers comme lord Albemarle
à sa maîtresse qui contemplait une étoile : « Ne la
« regardez pas; je ne peux vous la donner. » Mais
Fœdora ne se payait point de raisons pareilles : elle
prétendait que tout était possible à l'amour, qu'elle
aurait des succès si elle avait des rôles, mais per-
sonne ne lui en donnait (ce qui était vrai), car il
eût fallu avoir sur les yeux le bandeau de l'amour
pour ne pas voir qu'elle ne dansait en mesure que
par hasard et par occasion , les jours , par exemple,
où elle regardait dans la salle et se trompait. Ne
sachant donc comment répondre aux exigences de
sa maîtresse, qui menaçait de l'abandonner, si elle
ne dansait pas un pas dans le prochain opéra , le
désolé banquier raconta son embarras à ses com-
pagnons, promettant une reconnaissance et un dé-
vouement éternels à l'ami qui lui viendrait en aide.
Maurice ne promit rien ; mais il vint me trouver.
L'on a vu par quelle suite d'intrigues diplomatiques
mademoiselle Fœdora se produisit dans un pas de
cinq , et l'on comprendra alors facilement comment
Maurice obtint enfin la confiance exclusive et l'a-
mitié sans bornes du baron, jaloux de conserver une
protection que le talent de sa maîtresse menaçait
de rendre de jour en jour plus nécessaire.
IV.
UNE HONNETE FEMME.
M. le baron d'Havrecourt devait donner une
grande soirée : l'occasion était favorable et toute
naturelle. Maurice fut présenté par lui à sa femme
comme un ami intime. Amélie l'accueillit avec la
politesse et les égards qu'elle avait pour tous ceux
qu'elle recevait pour la première fois, pas plus,
pas moins. Cependant elle ne pouvait méconnaître
celui qui qui partout suivait ses pas; son assiduité,
son respect et surtout son silence, tout devait lui
dire : Je vous aime.
Toute autre femme peut-être eût su gré d'un pa-
reil amour ; celle-ci s'en ofl'ensait sans doute, ou, ce
qui est plus terrible encore, ne daignait pas s'en
158
REVUE PITTORESQUE.
apercevoir. D'une douceur de caractère et d'une
bonté incomparables, Amélie était gracieuse et ai-
mable pour tout le monde; jamais personne n'avait
mieux compris les devoirs de maîtresse de maison ;
les mots les plus simples semblaient dans sa bou-
che ou un compliment ou une marque d'affection.
Quand elle vous adressait la parole, on était content
d'elle; quand elle vous avait écouté avec son doux
sourire, on était content de soi, on se trouvait de
l'esprit! Mais où elle était admirable, c'était avec
son mari ; nul n'aurait pu dire si elle connaissait les
véritables sentiments et la conduite du baron, njais
elle avait pour lui, aux yeux de tous, une si haute
estime et un tel respect qu'elle forçait tout le monde
à en avoir. Elle n'en parlait qu'avec bienveillance,
avec affectation, avec éloge, ne s'apercevait jamais
de ses ridicules, mettait en relief ses moindres qua-
lités, et, devant ses amis ou les étrangers, relevait
son mari avec lant d'adresse et de bonheur, que le
baron, qui partout ailleurs était un sot, devenait,
en rentrant chez lui, un homme de mérite.
Maurice vit bien qu'il n'avait rien gagné auprès
d'une pareille femme; il ne s'en étonna pas; il était
trop modeste pour avoir l'espoir de lui plaire, mais
il avait le bonheur de la voir, il n'en demandait
pas davantage. Profilant donc de sa nouvelle posi-
tion, il devint iin des plus assidus de la maison ; les
soirées où il y avait peu de monde étaient celles
qu'il préférait, et là, cessant de se contraindre et
d'affecter des vices qu'il n'avait pas, il redevenait
ce qu'il était réellement , un aimable et honnête
jeune homme , se laissant aller à ses généreuses
inspirations, à ses nobles sentiments, et se retrou-
vant dans la bonne compagnie avec bonheur et dé-
lices, comme on rentre dans sa patrie après des
jours d'exil. Amélie l'écoutait d'abord avec sur-
prise, puis avec un intérêt marqué, et Maurice en-
chanté croyait avoir fait un pas dans son estime.
Bien loin de là , .\mélie reprit soudain sa froideur
habituelle; un air de défiance et même de mépris
se peignait sur son visage, souvent même un sourire
moqueur errait sur ses lèvres , comme si elle eût
voulu montrer qu'elle n'était pas dupe de l'appa-
rence, et que le masque qu'il voulait prendre ca-
chait mal sa véritable physionomie. — Ah! c'est le
"omble de tous- les maux ! s'écria Maurice. Elle nie
ijupçonne d'hypocrisie et de feinte, elle m'accuse
de vouloir jouer l'honneur et la vertu. Et le malheu-
reux jeune homme, obligé de se faire mauvais sujet
avec le mari, tout en sentant qu'il fallait être hon-
nête homme pour plaire à la femme, voyait chaque
jour empirer sa position etaugmenter son désespoir.
Un jour, par un froid rigoureux , il se promenait
sur le boulevard en pensant à elle... toujours à
elle. H ne fut tiré de sa rêverie que par ces mots :
J'ai froid, monsieur, et j'ai bien faim! Ils étaient
prononcés par un petit garçon de sept ou huit ans .
dont la petite main grelottait en demandant l'au-
mône. Maurice allait lui doimer une pièce de mon-
naie, puis, mieux inspiré, il l'interrogea.
— Qui es-tu?
— L'aîné de quatre enfants , et ma mère vient
d'accoucher d'un cinquième.
— Quelle est ta mère?
— Une blanchisseuse qui n'a pas d'ouvrage.
— Où demeure-t-elle?
— Bien loin et bien haut.
— C'est égal... marche devant , je te suis.
Et Maurice arriva à une mansarde sous les toits.
— Ma mère , dit le petit garçon en poussant une
porte vermoulue qui fermait à peine, voilà un mon-
sieur qui veut te voir.
Maurice regarda autour de lui et tressaillit; ses
yeux n'étaient pas habitués à une pareille misère.
Il tira sa bourse et la jeta sur le lit de la pauvre
femme qui lui prit la main et la baisa.
— Je reviendrai vous voir et ne vous abandonne-
rai pas , ni vous ni vos enfant^.
— Soyez béni , s'écria la pauvre more , et que le
bon Dieu vous rende heureux 1
— Heureux ! je ne peux pas l'être I
— Et pourquoi donc? que désirez-vous? dites-le-
moi , pour que je prie le ciel de vous l'accorder. Il
m'accorde aujourd'hui tout ce que je lui demande ,
car je le priais tout à l'heure de m'envoycr un ange
gardien et vous êtes entré.
— Eh bien ! lui dit Maurice tout ému de cet
idée, priez donc... pour qu'elle me croî'e et pour
qu'elle m'aime.
— Je ne vous comprends pas, mais c'est égal...
je prierai toujours , dit la pauvre femme en pres-
sant contre son cœur son dernier enfant... c'était
une fille.
Maurice , qui allait partir , revint sur ses pas et
lui dit : Je veux être le parrain de cette enfant.
La pauvre mère leva au ciel ses yeux humides
de joie.
— A une condition.
— Laquelle?
— C'est que nous la nommerons Amélie.
— Tout ce que vous voudrez , monsieur , s'écria
la mère.
Maurice lui dit adieu et allait s'éloigner, lorsque,
derrière la porte à moitié brisée qu'il venait d'ou-
vrir , il aperçut debout une femme.
C'était madame d'Havrecoiirt !
Maurice resta stupéfait de cette rencontre in-
croyable,inattendue, et son trouble l'empêcha de
remarquer celui qu'éprouvait Amélie. Il n'était pas
encore remis de sa surprise que madame d'Havre-
court, calme et le visage serein , lui disait avec un
sourire enchanteur :
MAURICE.
159
— Pardonnez-moi mon étonnement , monsieur i chanl(^c de vous rencontrer ici , miiis je ne my ai-
Maurice, et n'en soyez point offensé. Je suis en- | tendais pas.
— C'est moi, madame, balbutia Maurice, qui suis
trop heureux d'un hasard pareil.
— Soit, lui dit elle gaiement, mais n'en pariez à
personne ; je vous dirai pourquoi.
Et elle le salua de la main en ajoutant :
— Que je ne vous retienne pas, surtout si vous
avez à faire plusieurs visites du même genre.
Maurice descendit l'escalier et rencontra à moitié
chemin un domestique sans livrée qu'il reconnut
pour riiomme de confiance d'Amélie. Sa maîtresse,
jeune et leste, avait rapidement gravi les six étages,
et lui n'avait pu la suivre que de loin, chargé comme
il l'était d'un pesant panier qui contenait probable-
ment du linge pour la pauvre femme et une layette
pour son enfant. Maurice se rappela ce ([u'Alfred
lui avait dit de madame d'itavl-écourl et du bien
qu'elle faisait dans le quartier. 11 s'expliqua alors
par Là sa première apparition dans l'esculier de son
belvédère. Elle allait sans doute porler des secours
à l'ouvrière en' dentelles , pauvre femme septuagé-
naire et paralytique qui demeurait au septième , et
Maurice comprit que si à Paris la misère habitait
souvent les mansardes, on y rencontrait quelquefois
aussi la richesse et la bienfaisance.
C'était Maurice qui à son tour bénissait la pauvre
femme qu'il venait de secourir. 11 aurait foi désor-
mais en ses prières ; il irait la voir pour lui -en de-
mander encore. Il était bon, il était religieux ; pour
un rien il allait devenir dévot, ou plutôt tout s'ex-
pliquait par un mol ; il était amoureux ! Il était
160
REVDE PITTORESQUE.
surtout enchanté du secret que madame d'IIavre-
coiirt lui avait recommandé. Il se trouvait donc de
moitié dans un secret avec elle. C'était déjà un pri-
vilège, c'était un avantage qu'il avait sur tous les
autres. Une seule chose l'embarrassait et l'inquiétait
beaucoup. Madame d'Havrecourt avait-elle entendu
les derniers mots qu'il avait adressés à la pauvre
femme? La porte était à jour et en si mauvais état
que l'on devait presque voir tout ce i[ui se passait
dans la mansarde , à plus forte raison entendre ce
qu'on y disait. Madame d'Havrecourt était-elle là
depuis quelque temps? o;j venait-elle d'arriver au
moment où Maurice sortait? C'est ce que celui-ci
ne pouvait savoir et ce qu'il se promit bien d'exa-
miner.
Mais toute sa science fut en défaut. Quand il
entra le soir dans le salon , il fut accueilli avec la
même aisance que d'ordinaire ; on ne se troubla
point, on ne rougit point à sa vue. Ah ! se dit Mau-
rice, elle ne sait rien, elle n'a rien entendu. Amélie
cependant lui adressa plusieurs fois la parole, et
dans la conversation , qui était générale, chaque fois
qu'il s'agissait de quelque chose de noble , de bien
ou de beau , elle tournait les yeux de son côté comme
vers quelqu'un qui pouvait la comprendre. Enfin,
par une foule de nuances délicates et imperceptibles
que Maurice seul pouvait deviner et sentir, tout
dans Amélie semblait lui dire : Je vous avais mal
jugé et je vous rends mon estime. — Il y avait dans
le salon de madame d'Havrecourt plusieurs gens de
talent. Amélie les accueillait de préférence aux gens
de finance que lui amenait son mari. C'était sa so-
ciété à elle ; elle aimait les artistes et en était aimée,
car elle parlait leur langue.
Maurice, qui d'habitude se taisait, s'enhardit ce
jour-là ; rien ne donne de la hardiesse comme le
bonheur. Il fut vif, animé, brillant même, et comme
il était plein de talent, d'esprit et d'érudition, et que
tout cela était rehaussé par le charme d'une parole
douce, vibrante et sonore , il obtint un succès gé-
néral... Un succès devant un auditoire pareil, un
succès devant Amélie , qui plus d'une fois l'avait
encouragé ou approuvé du regard 1 c'était trop de
bonheur à la fois, et tout ce que Maurice avait
souffert jusque-là était effacé par cette soirée. Pen-
dant qu'on prenait le thé , Amélie lui fît signe de
venir s'asseoir auprès d'elle. Celait déjà une grande
faveur; elle en ajouta une plus douce encore, elle
se pencha vers lui et se mit à lui parler à vois basse
de la rencontre du matin.
— Je vous ai demandé le silence, lui dit^elle , de
peur d'être grondée. Autrefois je sortais seule • mais
depuis un événement, continua-t-elle en baissant
les yeut , où un ami que je ne connaissais pas fut
obligé de venir à mon aide , j'ai pris avec moi un
ancien serviteur, un homme de conflance qui ne me
quitte point. Mon mari désapprouve ces excursions
matinales, non pas qu'il ne soit fort charitable et ne
fasse lui-même beaucoup de bien, mais sa tendresse
s'inquiéterait de dangers imaginaires, et je neveux
pas que mes plaisirs, à moi, lui causent la moindre
peine. Voilà pourquoi, monsieur, je vous ai prié de
vouloir bien me garder le secret.
Pendant qu'elle parlait, Maurice ne savait ce qu'il
devait le plus admirer, du tact, de l'esprit ou du
cœur de cette femme, et il la quitta, comme il la
quittait tous les soirs , plus épris que jamais. Un
mois se passa ainsi , et ce fut dans les amours du
pauvre Maurice l'époque la plus heureuse et la plijs
florissante. Sa position, comme capitaliste, n'était
pas aussi belle : il dépensait beaucoup , ne gagnait
rien, menait un grand train, prenait toutes les ac-
tions dont le banquier ne savait que faire, et, avec
l'insouciance de Jean La Fontaine,
Mangeait son fonds avec son revenu.
Mais il était l'ami du baron , son ami intime : ils
ne se quittaient plus ; il voyait tous les jours Amélie,
dont la confiance pour lui semblait augmenter; elle
lui montrait même quelque intérêt, semblait parfois
s'inquiéter de sa position et de son avenir, se per-
meitaitf même quelques-conseils. Enfin c'était pres-
que de l'amitié, et Maurice, dont les doutes renais-
saient alors , se disait : Est-ce qu'elle m'aurait
entendu? Est-ce qu'elle saurait combi»in je l'aime?
Mais jamais sa pensée, même la plus secrète, n'au-
rait osé aller plus loin.
Un soir il y avait un bal chez le baron, qui dan-
sait peu, mais qui jouait beaucoup; il avait retenu
Maurice, qui voulait se rapprocher de la salle de
danse, et l'avait cloué près de lui à une table de
jeu qu'entourait déjà une nombreuse et brillante
jeunesse. La maîtresse de la maison entra en ce mo-
ment , plus jolie et plus fraîche que les roses qui
brillaient sur son front et sur son sein , plus légère
et plus aérienne que la robe de gaze qui ondulait
autour d'elle. Elle adressa un regard de reproche
à tous les danseurs qui eneombraient l'appartement
où l'on j'ouait, et tous ces jeunes gens, un peu hon-
teux et baissant la tête , s'élancèrent dans la salle
du bal.
Quant à Maurice, qui aurait bien voulu faire
comme eux, il s'inclina et salua respectueusement
Amélie, mais celle-ci détourna la tête et passa sans
le regarder... Lui la regardait toujours et la suivait
des yeux avec tant d'inquiétude et d'amour qu'il ne
pensa plus à ce qu'il faisait et perdit un coup su-
perbe qu'il devait gagner; il s'en applaudit, car il
lui tardait d'être décavé pour rejoindre Amélie;
mais la fortune, qui a aussi ses caprices et qui est
rarement d'accord avec les désirs des amants, sem-
MAUltlCE.
161
bla prendre plaisir à favoriser le pauvre Maurice,
aussi contrarié alors de ses bonnes grâces qu'il
avait été souvent malheureux par ses rigueurs; il
avait beau faire, il ne pouvait perdre , il décavait
tout le monde et ne pouvait, à son grand regret,
quitter la table de bouillode. La nuit s'avançait, un
monceau d'or s'entassait devant lui; et M. d'Havre-
court, qui plusieurs fois déjà était rentré, venait
cette fois de se recaver de trois mille francs. En ce
moment, Maurice leva les yeux et vit derrière
M. d'Havrecourt et en face de lui Amélie, qui le re-
gardait avec cet air qu'il connaissait si bien. Il y
avait dans tous ses Irails l'expression du blâme et
du reproche et en même temps un sentiment d'in-
quiétude.
— 0 ciel! se dit-il avec joie, elle daigne donc s'in-
téresser un peu à moi ! Elle a peur que je ne per-
de!... Et l'inslan'. d'après il en eut la preuve cer-
taine, car Amélie, s'adressanl à lui d'une voix un
peu émue , lui dit : « Je suis fâchée de déranger
« monsieur Maurice, mais il m'avait promis hier de
« donner le bon exemple et de danser (ce qui était
« vrai) ; faut-il lui rappeler sa promesse, et l'inviter
« moi-même? continua-t-elle, en étendant vers lui
« sa jolie main... mais à l'instant, car la contrc-
« danse va commencer. »
En ce moment le baron, qui avait un brelan de
valets , dit d'une voix sèciie : — Je fais le tout de
Maurice.
— Je tiens, répondit ce'ui-ci en se levant. I!
avait dix-huit! et, les yeux rayonnants de joie, il
abandonna ses mille écus au baron et courut prendre
la main d'Amélie.
— En vérité, monsieur Maurice, lui dit-elle au
moment où ils se plaçaient pour danser, c'est de la
folie !
— En quoi donc? répondit-il d'un air étonné.
Fallait-il vous faire attendre?
— Je dis que c'est de la folie à vous , qui ifètes
pas riche, de jouer ainsi, d'autant que l'on prétend
que vous n'êtes pas heureux au jeu.
— Excepté aujourd'hui ! Et Maurice prononça ces
mots avec une expression de bonheur si véritable
et si naturelle, qu'Amélie aurait pu voir que c'était
bien là le fond de sa pensée ; mais elle ne la com-
prit pas ou ne voulut pas la comprendre , car elle
reprit d'un air froid et sévère :
— C'est justement parce que vous aviez du bon-
heur aujourd'hui , parce que vous gagniez une
somme aussi forte, qu'il fallait la conserver pour un
meilleur usage.
Maurice tressaillit.
— Il m'avait semblé, continua Amélie , que vous
saviez parfois mieux employer votre argent , et il
m'en coûterait de penser que vous n'êtes charitable
et bon que par hasard.
T. IV.
— Merci de vos conseils, madame ; je n'en reçois
pas d'ordinaire d'aussi sage, et j'en profiterai. Je ne
jouerai plus.
— Ce n'est pas là ce que je veux dire, monsieur.
— Et moi, je vous le jure, et je tiendrai ma parole.
— Tant mieux pour vous, monsieur, et surtout
pour d'autres qui vous en remercieront. Et à propos
de cela, j'aurais à vous parler d'une pauvre femme,
votre cliente ; une commission à vous donner pour
elle.
— Ah ! parlez, de grâce.
— Ici, dans un bal et pendant une contredanse,
ce n'est guère le moment. Venez , non pas demain,
je serai fatiguée et me lèverai tard, mais après-de-
main , à midi , si cela , monsieur Maurice , no vous
dérange pas trop.
Maurice n'avait jamais éprouvé une satisfaction
aussi complète et aussi pure. La contredanse était
finie depuis longtemps, qu'il lui semblait entendre
encore les douces paroles qui l'avaient charmé, et
quand le faron, qui se croyait obligé de le consoler
de son désastreux brelan, vit la joie qui brillait sur
sa physionomie , il ne put s'empêcher de s'écrier :
— Voilà un philosophe!... C'est dommage qu'il joue
si mal à la bouillotte! — Le lendemain Maurice ne
vit point Amélie, et la journée lui parut longue,
quoique embellie, par les plus doux songes et les
plus riantes images, car le jour d'après , lui qui ne
l'apercevait jamais que le soir et au milieu du
monde , il devait la voir le matin à midi chez elle
en tète à tête... C'était presque un '"endez-vous!...
Il y rêvait, lorsqu'on lui remit une lettre dont il re-
connut sur-le-champ l'écriture ; elle était du ban-
quier et contenait ces mots :
« Mou cher Maurice , j'ai à vous parler d'une
« importante affaire oii vous pouvez me rendre le
il plus grand service ; je vous attends demain à dé-
« jeûner à l'hôtel ; mais, pour que nous causions en
i< liberté, venez de bonne heure et avant que ma
« femme ne soit levée. C'est important. »
Le billet ne portait point de signature et contenait
pour post-scriptum celte seule ligne :
— Brûlez ce billet.
Ce que fit Maurice, qu; était la probité môme dans
les petites choses comme dans les grandes, et sou-
riant pendant que la flamme consumait le billet du
baron, il se disait ; « La fortune si longtemps con-
traire veut donc enfin me combler de ses faveurs '
Amélie m'admet près d'elle , je suis assez heureux
pour qu'elle ait besoin de moi, et en même temps
me voilà indispensable à son mari, dont j'ai toute la
confiance. — Et déjà il avait calculé en lui-même
que tout cela pouvait très-bien s'arranger, qu'il
serait à dix heures chez le banquier, qu'il déjeu-
nerait avec lui et de là passerait chez sa femme,
12
n;-i
ijui l'atlendrail La douce perspective! — L'heureuse
rtîalinée ! se disait-il en s'endormant.
Quand il arriva le lendemain à l'iiùtel , le ban-
quier était déjà sur pied et l'attendait avec impa-
tience.
— Ah! vous voilà enfin! s'écria-t-ii ; je venais,
mon cher, d'envoyer chez vous.
— L'alTaire est donc bien sérieuse?
— Vous allez en juger.
Le baron approcha son fauteuil de celui de Mau-
rice et lui dit à voix basse, d'un air efi'rayé :
— li peut en résulter les conséquences les plus
fàclieuses pour mon ménage.
Et Maurice redoubla d'attention.
— Je vous dirai, mon cher, continua le banquier,
que. grâce à mon adresse, ma femme a en moi la
confiance la plus complète. Je ne vous parle pas de
son amour , c'est connu, et quoique souvent cela me
gène, je suis bon mari et ne lui en veux pas; mais
cet amour deviendrait un tourment et un enfer, je
n'aurais plus ni repos ni liberté si elle se joutait de
quekiue chose, si le moindre soupçon venait troubler
sa tranquillité ou éveiller sa jalousie. C'est ce qui
est près d'arriver.... si vous ne me venez pas en
aide.
— Disposez de moi, monsieur, vous le pouvez.
— C'est ce que j'ai fait, lui répondit le baron en
lui serrant la main , certain que vous ne me désa-
voueriez pas.
— Qu'est-ce donc et de quoi s'agit-il? dit Maurice
avec quelque inquiétude.
— Le voici : Imaginez-vous que cette petite Fœ-
dora , qui ne fait que des extravagances , avait
acheté des diamants : ce n'est que demi -mal;
mais vous allez voir l'absurdité ! ... elle en envoie
toucher le prix ici... chez moi... comme si j'é-
tais garçon ! comme s'il n'y avait que des garçons
dans le monde ! Je ne sais en vérité où elle a la tète
et à quoi elle pense, mais la facture est arrivée hier
pendant que ma femme était là... Refuser de solder
ce mémoire entraînait une foule d'explications plus
désastreuses les unes que les autres, et puis un
banquier , lorsqu'il tient à son crédit, doit toujours
payer à bureau ouvert... J'ai donc payé, et sans
hésiter...
=- En vérité ! s'écria gaiement le jeune homme.
-^ Parbleu! ma femme était là, et pour lui ôter
tout soupçon , j'ai dit d'un air indifférent : Je sais
ce que c'est! C'est pour Maurice, dont je suis le
banquier.
Maurice poussa un cri de désespoir.
— Comment, monsieur, un tel mensonge, sans
m'en prévenir, sans penser au tort que cela peut
me faire 1
— Du tort ! et lequel ? Ne vous avisez donii pas
de me démentir, d'autant qu'il m'a semblé, au
REVUE PITTORESQUE.
trouble de ma femme
qu'elle avait conçu quelque
doute.
— Elle était troublée ! s'écria Maurice avec an-
xiété et en même temps avec joie.
— Oui , vraiment ! parce qu'on a beau avoir de
l'esprit et de l'aplomb, quand on est pris ainsi à
l'improviste et au dépourvu , on a toujours un air
gauche et embarrassé qui donne des soupçons... Si
j'avais eu le temps de réfléchir et de combiner, j'au-
rais inventé autre chose.
— Cela aurait mieux valu , dit Maurice d'un air
consterné.
— C'est ce que nous avons fait hier avec Fœdora,
à qui j'ai reproché son étourderie , et , pour la ré-
parer (car elle a du bon) , elle a inventé un moyen
bien supérieur au mien, et qui ne permettra pas à
ma femme de conserver le moindre doute.
— Il faut l'employer , et le plus tôt possible ! s'é-
cria vivement Maurice.
— C'est ce que nous allons faire ici même , ce
matin, si vous nous secondez.
— Comment, je vous suis encore nécessaire?
— Indispensable.
— Et quel rôle me destinez-vous ?
— Le plus aisé, rien à faire, qu'à attendre la ré-
plique qu'on vous donnera.
— Mais encore faudrait-il convenir...
— C'est pour cela qu'il était esssentiel de nous
voir de bonne heure.
En ce moment la porte du cabinet s'ouvrit et parut
Amélie en robe du matin. Elle était un peu pâle et
toujours charmante. Elle salua Maurice comme à
sou ordinaire, et celui-ci respira.
— Elle ne m'en veut pas! se dit-il avec joie. Et
de l'air le plus tranquille, Amélie annonça à son
mari qu'il était temps de déjeuner ; c'est pour cela
qu'elle venait le prendre , et tous trois descendirent
dans la salle à manger.
Le commencement du déjeuner fut froid et silen-
cieux , on eût dit trois ennemis qui s'observaient.
Maurice ne pouvait cependant remarquer aucun
changement dans .4mélie , si ce n'étaient peut-être
des manières plus attentives et plus cérémonieuses
que de coutume, car, grâce au ciel, elle l'honorait
depuis quelque temps de moins "de politesse. .\mélie
avait au doigt une bague fort simple et fort jolie.
Maurice lui en fit compliment.
— Je suis charmée que vous la trouviez bien, lui
dit-elle en souriant, car je sais que vous vous con-
naissez en bijoux.
— J'en connais du moins le prix , répondit Mau-
rice de l'air le plus naturel , car j'en ai acheté der-
nièrement pour un de mes cousins qui se marie.
Amélie ne fit aucune réflexion , ne leva point les
yeux sur le jeune homme, mais elle offrit avec em-
pressemeht à son mari d'un plat qui était devant
MAURICK.
ig;}
elle. Depuis ce moment elle fut aussi aimable et
moins polie avec Maurice. Celui-ci était enchanté
de la réponse qu'il venait de faire : il avait servi la
cause du mari, qu'il devait ménager et qu'il ne pou-
vait trahir sans indignité et sans se fermer à jamais
la porte de sa maison. D'un autre côté, il avait dé-
fendu ses propres intérêts auprès d'Amélie. Tout
cela d'un seul mot , et Maurice se féhcitait encore
tout en savourant avec délices une tasse de thé,
lorsque la porte s'ouvrit et parut un domestique de
la maison tenant une lettre qu'il présenta à Maurice.
— Le jockey qui vient de l'apporter avait d'abord
passé chez monsieur; on lui a dit qu'il déjeunait ici
et il est accouru ; il est là dans l'antichambre , at-
tendant la réponse.
— C'est bien !
— C'est très-pressé, et il m'a chargé de vous dire
que c'était de la part de mademoiselle Fœdora.
11 y avait sans doute quel([ue chose d'électrique
dans ce nom, car il sembla agir à la fois et subite-
ment sur les trois personnes qui venaient de l'en-
tendre, surtout sur Maurice, qui , tour à tour rou-
gissant et pâlissant , regardait avec un trouble
indicible la lettre qu'il tenait à la main, et qui por-
tait bien réellement son nom et son adresse , ne
sachant s'il devait la nier , la déchirer ou la lire,
car il comprenait déjà que l'un ou l'autre parti pro-
duirait exactement le même effet.
Amélie , redevenue calme et impassible, ne sem-
blait prendre aucune part à cette scène. Le baron
riait d'un air goguenard en disant à Maurice : — Li-
sez donc, mon cher, lisez, faites comme chez vous !
Et Amélie ajouta d'un air aimable : — Que nous
ne vous gênions pas!
Sans presque savoir ce qu'il faisait et comme par
un mouvement convulsif , Maurice décacheta la
lettre, la parcourut à peine et la rejeta sur la table
avec un mouvement de rage.
— Si vous avez une réponse à faire, s'ocria le
baron, passez dans mon cabinet ; à moins que vous
ne préfériez parler vous-même au messager , qui
attend toujours et qu'il faudrait renvoyer.
— Oui , oui , je le préfère ! s'écria Maurice en
s'élançant dans l'antichambre.
Et s'adressant au jockey, qui l'attendait respec-
tueusement et lé chapeau à la main :
— Ayez la bonté de dire à votre maîtresse que
je la prie de ne plus m'écrire et de ne jamais s'a-
dresser à moi.
Le jockey , peu fait à de pareils messages et peu
habitué surtout à voir payer ainsi les billets doux
qu'il portait, s'inclina d'un air étonné et sortit.
Pendant que cette scène se passait rapidement à
l'antichambre, une autre plus rapide encore avait
eu lieu dans la salle à manger. Le banquier , rele-
vant nonchalamment la lettre que dans sa colère
Maurice avait jetée sur la table, y lisait à demi-voix
ces mots :
« Merci de tes diamants , mon cher Maurice ; ils
« étaient inutiles , je t'aurais bien aimé sans cela... «
— Monsieur, lui dit Amélie en l'interrompant,
vous n'y pensez pas , c'est d'une indiscrétion...
— Bah! dit le banquier en rejetant la lettre sur
la table , entre amis 1
En ce moment Maurice entra ; il était pâle, abattu ;
ses traits bouleversés étaient ceux d'un coupable,
et on l'aurait condamné sur sa seule physionomie,
quand même il n'y aurait pas eu contre lui des
preuves écrites. Le déjeuner ne dura pas longtemps ;
on se leva, midi venait de sonner, et le banquier
avait des alTaires. Maurice, tout en sentant bien que
la vérité était impossible à dire, avait cependant
plus que jamais besoin de se justifier, et d'une voix
timide et mal assurée il rappela à madame d'Havre-
court qu'elle avait une commission à lui donner et
qu'il était à ses ordres.
— Je vous remercie, monsieur, de ne m'avoir
pas oubliée. La pauvre femme que vous avez se-
courue m'avait suppliée de vouloir bien être la
marraine de son enfant; je l'aurais voulu! mais
vraiment, et toute réllexion faite, cela m'est im-
possible ; soyez assez bon , monsieur , pour lui
porter mes excuses et mes regrets.
Elle salua et sortit.
Ce fut là lo terme des prospérités de Maurice. A
dater de ce jour, madame d'Ilavrecourl ne fit plus
attention au pauvre jeune homme. Elle le traitait,
chaque fois qu'il venait, comme un invité, comme
un étranger, et elle avait repris avec lui ses ma-
nières polies et désespérantes.
— Elle me méprise ! se disait-il ; et perdre l'es-
time d'une femme pareille, c'est avoir tout perdu!
Vingt fois il lui vint à l'idée de lui demander un en-
tretien et de tout lui avouer, mais c'était une lâ-
cheté qui le déshonorerait aux yeux du monde, une
trahison gratuite qui no le rendrait pas plus heu-
reux... Porter le désordre dans cette maison où il
avait été traité en ami! découvrir à cette femme les
torts de son mari ! Et si elle aimait ce mari, quelle
reconnaissance porterait-elle à celui qui venait
troubler le repos et le bonheur de son ménage?
En supposant même (et c'était là l'hypothèse la
plus favorable) qu'elle n'eût que de l'indifférence
pour le baron, sa jalousie, que celui-ci redoutait,
et sa fierté blessée ne pouvaient-elles pas amener
un éclat dont tout l'odieux retomberait sur Maurice?
Le malheureux avait beau faire , de quelque côté
qu'il tournât lèS yeux , il ne voyait pour lui que le
blâme , la honte et la ruine. Sa fortune compromise
par de folles dépenses ou des spéculations témé-
raires, son état perdu, son avenir sans considéra-
tion , un amour insensé et sans espoir dont il se
13.
164
niouri'.il et ne pouvait guérir, telle était sa position
lorsqu'il vint à notre dîner du 4 décembre , le jour
de la Sjinle-Barbe , telles étaient les causes de
cette sombre tristesse que nous ne pouvions nous
explii|uer. Sans force et sans courage contre les
maux qui l'accablaient , il avait résolu d'en finir et
de se tuer.
On a vu comment nos instances, notre amitié et
surtout le souvenir de son père l'avaient décide à
différer ses projets et à nous accorder une année.
Il y consentit, et tout en pensant bien qu'un an ne
pouvait rien changer à sa position, il partit pour
la Grèce, la Syrie et Conslantinople.
UN AN APRES.
Ce voyage, qui autrefois l'aurait enthousiasmé,
qui lui aurait rappelé les éludes et les admirations
de son jeune âge , le laissa froid et indifférent ; son
imagination était morte ainsi que sa jeunesse ; il ne
voyait rien sur sa route, et n'avait qu'un désir, ccltii
de s'éloigner de Paris, car il sentait bien qu'il n'y
pouvait plus rester. Mais une fois arrivé à Constan-
titiople, il ne rêva plus qu'à la France et à Paris. Il
lui semblait que de si loin il pouvait le faire sans
danger, et les souvenirs qu'il avait voulu fuir revin-
rent en foule auprès de lui. C'était elle , toujours
elle, qui l'accompagnait dans toutes ses exciirsions;
elle ne le quittait point; et lorsque, dans les rues de
CoDstantinople,^ dans ses palais, dans ses mosquées,
sur les rives mêmes du Bosphore, on lui disait : Re-
gardez !... son œil distrait ne voyait en ce moment
que le salon et le boudoir d'Amélie.
Et cependant Maurice avait rencontré à Conslan-
tinople des amis, d'anciens camarades de Sainte-
Barbe. Où n'y en a-t-il pas? Un barbiste était
alors le chargé d'affaires, aujourd'hui l'ambassadeur
do la France auprès de la Sublime-Porte. J'ai fait
mes études avec lui, il était de mon temps, et dans
la bouche d'un camarade l'éloge est suspect. Je me
tairai donc ; mais ceux qui l'ont connu sur le sol
étraugor diront combien son accueil était cordial et
sa maison hospitalière pour tous les Français , à
plus forte raison pour un barbiste.
Maurice trouva auprès de lui conseils, protection
et amitié. Dans le plus beau pays du monde et sous
ce ciel enchanteur, il aurait pu vivre heureux. On
lui proposait même de rester attaché à l'ambassade,
et avec son instruction , son aplilu.de à tous les
genres de travaux, dans sa position surtout , c'était
une fortune à tenter, une nouvelle carrière qui s'ou-
vrait devant lui. Mais toutes les carrières étaient
finies pour Maurice ! A vingt-cinq ans , il regardait
REVUE PITTORESQUE.
sa tâche comme terminée , et sa promesse comme
accomplie! L'année s'avançait, et maintenant sa
seule idée était de retourner en France et d'y être
avant le 4 décembre, comme il l'avait juré. Sentant
bien qu'il ne pouvait vivre ainsi et que son existence
ne serait pas longue, c'était en France du moins
qu'il voulait mourir !
Il débarqua à Toulon vers la fin do novembre, et
le 3 décembre dans la matinée il était à Paris.
Maurice, en arrivant, s'était bien promis que sa
première visite serait pour le docteur et pour moi,
ses deux meilleurs amis. Mais le sort en avait dé-
cidé autrement. Quoique fatigué d'un long voyage,
il se hâta de s'habiller et il sortit. Son intention,
comme je l'ai dit, était de venir en droite ligne chez
le docteur et chez moi , mais il calcula en route qu'il
ne s'éloignerait pas de son chemin en passant de-
vant la porte d'un certain hôtel qu'il voulait voir,
le voir seulement! pas autre chose. Aussi je n'ai ja-
mais compris, ni lui non plus, comment il se trouva
dans la cour de l'hôlel, puis sur l'escalier, et enfin
dans le cabinet du baron, lequel poussa un cri de
joie en l'apercevant.
— Halaba ! balachou ! s'écria-t-il , on citant les
vers turcs du Bourgeois Gentilhomme dans la céré-
monie! Halaba ! balachou! vous voilà donc revenu,
mon cher , du pays des mamamouchis ! Vous ne
pouviez pas mieux arriver qu'aujourd'hui, et vous
allez nous en raconter de belles... sur les odalisques
et le harem du grand-seigneur. Je vous emmène.
— Oii donc?
— A une partie charmante, délirante, que j'ai
méditée, créée, inventée, et qui semble faite exprès
pour célébrer votre retour... une partie de cam-
pagne.
— Le 3 décembre?
— Précisément! c'est là l'original! Si c'était au
mois de juin je ne voudrais pas y aller... C'est à
six lieues d'ici, dans la vallée d'Orsay.
— Impossible! répondit Maurice, bien décidé à
ne pas accepter, j'ai des affaires; je voulais seule-
ment vous voir.
— Ainsi que ma femme, dit gaiement le banquier.
— Oui, monsieur, répondit Maurice avec émo-
tion.
— Eh bien ! en restant à Paris vous ne la verrez
pas; elle va partir aussi.
— Pour la vallée d'Orsay? s'écria Maurice qui ne
trouvait déjà plus le projet de campagne aussi ira-
praticable.
- — Oui, mon cher..., un petit Trianon, un Chan-
teloup , une petite maison de grand seigneur que je
viens d'acheter, et où nous pendons aujourd'hui la
crémaillère.
Et il partit d'un grand éclat de rire , sans que
Maurice pût comprendre d'où provenait ce surcroit
MAURICE.
-165
de gaieté. Ces dames, continua le banquier, s'occu-
peront de notre dîner et de nos logements pendant
que nous chasserons.
— C'est donc pour chasser! s'écria Maurice;
c'est bien diiTérent.
— Eh oui! nous partons dans l'instant, après la
bourse. Nous trouverons là-bas nos fusils , nos
chiens... et un gibier! quel gibier, mon cher! Et le
baron recommença ses éclats de rire. Nous cou-
chons là-bas ; nous y couchons tous , et demain
matin nous serons revenus à Paris pour nos plaisirs
ou nos affaires. Ça vous va-t-il , mon cher Maraa-
mouchi, mon jeune Bajazef? Répondez.
— Au fait, personne encore ne sait que je suis
de retour, et pourvu que j'arrive, comme je l'ai
prorais, demain 4 décembre pour la Sainte-Barbe...
— Vous y serez, je vous le jure. Je vous ramè-
nerai moi-même.
El Maurice sentait battre son cœur en se disant :
Toute une soirée, toute une matinée avec elle, et
puis après cela mourir! qu'importe! les derniers
moments de ma vie en auront été les plus doux.
En ce moment on vint annoncer au baron que sa
voilure était prête.
— Partons! s'écria Maurice, à qui il tardait main-
tenant d'arriver.
Cinq lieues en poste, c'était l'affaire d'un instant.
Ils montèrent tous les deux dans un excellent coupé,
et, avec le sentiment d'autorité et d'égoïsme que
donne la richesse, d'Havrecourt s'écria :
— Postillon , mène-moi vite !
— Et moi aussi, postillon! ajouta modestement
son compagnon de voyage. Et ils partirent comme
le vent. Maurice craignait d'avoir à subir en route
la conversation et la gaieté du baron. Il n'y a pas de
plaisir sans peine, et il se résignait déjà ; mais au
bout de quelques tours de roues, le baron s'endor-
mit profondément.
— Allons, se dit Maurice, j'ai aujourd'hui du
bonheur ! Ce commencement-là est d'un bon augure
pour la fia du voyage.
Le banquier dormait, Maurice rêvait et la voiture
roulait toujours. Ils changèrent de chevaux à la
Croix-de-Bcrni , et une demi-heure après ils arri-
vaient à la villa du baron.
Celui-ci n'avait pas eu tort de la vanter. Malgré
la neige qui couvrait les toits et les arbres, c'était
un endroit délicieux; une maison admirablement
bien distribuée et où rien n'avait été oublié pour
l'élégance et le confortable!... Des calorifères ré-
pandaient à tous les étages et dans tous les appar-
tements une douce chaleur, des corbeilles de fleurs
y brillaient de toutes parts, comme au cœur de l'été,
des salons et des chambres tendus en soie , des ta-
pis moelleux, des divans à l'orientale , des vases de
la Chine et du .lapon, et toutes les recherches du
luxe et de la mode faisaient de cette retraite mysté-
rieuse un séjour magique et enchanté.
Le baron jouissait avec orgueil de la surprise de
Maurice, qui louait et admirait; c'était pour cela
que le banquier l'avait amené. Il y a des gens dont
le bonheur est fastueux et a besoin de témoins. De-
puis le départ de Maurice, la fortune de M. d'Havre-
court s'était encore augmentée : presque toutes les
affaires qu'il avait entreprises avaient mal tourné
pour les autres, mais non pas pour lui. Le tout est
d'acheter et de vendre à propos, et tel banquier, le
premier instruit, par sa position, des chances heu-
reuses ou malheureuses de l'opération qu'il dirige ,
a souvent plus gagné dans les mauvaises affaires que
dans les bonnes. Les actions du riche financier, voya-
geant sans cesse , avaient été vendues , rachetées et
revendues plusieurs fois, toujours avec bénéfice,
tandis que celles qu'il avait cédées à Maurice , res-
tées sédentaires dans le portefeuille du pauvre jeune
homme, n'avaient guère alors d'autre voleur que
celles du papier sur lequel elles étaient imprimées.
On comprendra d'après cela le luxe et les prodi-
galités du baron , qui , Nabuchodonosorde la finance,
ne voyait plus de terme à ses désirs et à son orgueil.
Dans ses goûts de pacha, ou , si vous l'aimez mieux,
de fermier général , il avait donné à ce séjour vo-
luptueux une destination que nous connaîtrons plus
lard. En ce moment, il venait d'ouvrir la porte d'un
charmant salon Pompadour, et Maurice entendit
partir des cris de surprise. Plusieurs jeunes gens à
la mode, ses anciens camarades de plaisirs, l'arcueil-
lirent par des houras, et Alfred G... lui sauta au cou.
— Quoi, te voilà de retour! te voilà!
— Oui, messieurs! s'écria le baron, il arrive de
Conslantinople, et je vous l'amène pour qu'il nous
dise si les beautés du sérail valent les nôtres, et si
on entend la vie en Orient aussi bien qu'ici.
Puis regardant autour de lui d'un air de surprise :
— Nous ne sommes pas encore au complet, et
quelque aimable que soit notre réunion.... rien que
des jeunes gens, c'est un printemps sans roses.
— Eh! mon Dieu , oui ! dit Alfred avec un sou-
pir... Il ne manque rien à votre paradis! rien que
des houris.
— Nos déesses ne viennent pas! s'écria le baron
avec effroi.
— Rassurez-vous ! elles viendront, mais pas pour
dîner. Nous avons eu beau faire, impossible autre-
ment! Palmyre et Cléofré jouent dans la première
pièce, et quant à ces autres demoiselles, qui sont
toutes de l'Opéra... il y a répétition générale ce soir;
mais comme elles ne dansent que dans le premier
acte, elles seront encore ici de bonne heure. Nous
en serons quittes pour dîner sans elles.
— Dîner sans elles! répéta le baron; cela dérange
toute notre partie.
<66 REVUE PITTORESQUE.
— Soyez tranquille , elles souperont.
— Je le sais bien ! mais quafid on a réglé une fête,
rédigé un programme, on veut que rien ne manque ,
et voilà déjà un diner désorganisé.
— Nous boirons du Champagne pour ces dames ,
nous en boirons à l'amour et au plaisir... Elles nous
rendront cela ce soir !
— Eh bien ! messieurs, dit le baron, quittant
son air désespéré et prenant tout à coup un air de
triomphe et de contentement intérieur , eh bien ! que
vous ai-je dit vingt fois?... Vous qui vous laissez
séduire par des beautés de théâtre, vous le voyez!
on ne peut jamais compter sur leur exactitude, pas
plus que sur leur constance. Pour moi , je ne veux
blesser ici les opinions de personne, mais depuis
trois mois j'ai renoncé à l'Opéra. L'opéra s'en va I
Et cette infidèle, cette roquette de Fœdora, qui nous
devait sa réputation et sa fortune, je l'ai quittée
cette fois pour jamais , et vous verrez , messieurs ,
vous verrez aujourd'hui celle qui va lui succéder, et
qui est deux fois plus jolie qu'elle ! Voilà comme je
me venge des perfides !
Un houra approbatif couvrit la voix du baron, et
chacun s'empressa de le féliciter sur la manière phi-
losophique dont il prenait les choses!
Mais pendant ce temps, Maurice, qui ne savait
plus où il en était, cherchait à rassembler ses idées.
Il n'avait accepté l'invitation du baron que pour pas-
ser la journée avec madame d'Havrecourt, et , d'après
ce qu'il venait d'entendre, il s'agissait tout uniment
d'une soirée de jeunes gens avec des lorettes ou des
demoiselles d'opéra , genre de plaisir dont il se sou-
ciait fort peu. Mais comment partir? comment re-
tourner à Paris? II n'avait ni chevaux ni voiture , et
par un temps semblable on ne fait pas cinq lieues à
pied. Pendant que les jeunes gens parcouraient les
appartements ou fumaient des cigares, pendant que
le baron veillait avec gravité aux apprêts du dîner,
Maurice avouait franchement à Alfred le dégoût et
l'embarras qu'il éprouvait.
— Que diable! lui dit celui-ci, reste toujours à
dîner... Il faut bien que tu dînes! et ce ne sera qu'un
repas de garçons, puisque ces dames n'arrivent que
ce soir... je mettrai alors à la disposition mon che-
val et mon cabriolet. Je vais donner à John l'or-
dre d'atteler à dix heures, et tu retourneras, si tu le
veux , tout seul , à Paris.
— Grand merci! Mais loi , Alfred?
— Moi!... ne t'inquiète pas! Je couche ici et re-
viendrai demain dans la voiture du baron , où je
prendrai ta place.
— S'il en est ainsi, j'accepte. Mais dis-moi donc
quelle est cette maison, cette fête dont le baron a
eu l'idée?
Et Alfred lui raconta en peu de mots ce qui suit :
VI.
LOBGIE.
Quoique le baron se souciât peu des convenan-
ces, il avait des ménagements à garder avec sa
femme, que tout le monde honorait et admirait, et
à qui il devait une grande partie de sa fortune; elle
avait eu de lui jusqu'alors une excellente opinion que
pour mille bonnes raisons il tenait à conserver, sans
vouloir cependant renoncer à ses plaisirs, et pour con-
cilier tout cela, il avait voulu, comme les grands sei-
gneursd'autrefois, avoir loin de Paris sa petite maison.
Lamodeavait fait revivre les habits et lesmeublesdu
temps de nos aïeux ; pas un bourgeois qui n'eût son
boudoir à la Dubarry ou son salon à la Choiseul ! Le
banquier avait fait mieux encore; il prétendait imi-
ter non pas le siècle de Louis XV, mais le souve-
rain lui-même, et avoir, comme lui, son parc aux
cerfs. Il avait donc en secret, sans que sa femme
s'en doutât , et sous un nom supposé, achelé dans la
vallée d'Orsay celle habitation de prince créée jadis
par un fermier général , folie d'un autre âge , qu'il
avait trouvée trop raisonnable pour le nôtre, et qu'il
venait de surpasser en faisant restaurer et meubler
à neufcet élégant pavillon , qu'il se proposait d'inau-
gurer le soir même, 3 décembre ; et voici pourquoi
il avail choisi ce jour.
Sa femme avait une grand'tante de soixante-dix-
huit ans, sa seule parente, avec laquelle le baron
était brouillé, et qu'il ne voyait jamais. Cette tante,
pour laquelle madame d'Havrecourt conservait une
tendre affection et un profond respect , habitait hiver
et été une fort belle maison à quelques lieues de
Paris , dans le bourg d'Antony , et elle avait reçu
autrefois sur les fonts baptismaux , de M. le duc de
Soubise, son parrain, les noms de Barbe-Catherine-
Perpétue. Or, tous les ans, le 3 décembre, veille de
la Sainte-Barbe, madame d'Havrecourt se rendait le
soir chez sa grand'lanle pour lui souhaiter sa fête.
Elle passait la soirée et la nuit chez elle , et ne re-
venait à Paris que le lendemain pour dîner. Le ban-
quier ne pouvait donc pas choisir pour la joyeuse
fête qu'il méditait une occasion plus favorable , un
jour et une nuit où il était entièrement libre et maî-
tre de ses actions. Il avait dit à sa femme qu'il irait
pendant son absence à la chasse avec quelques amis ;
puis, avant de partir, il avail donné l'ordre à son
cocher, qui lui était dévoué, de conduire madame
àÂntony, chez sa tan,te, de l'y laisser, puis, au
lieu de revenir à Paris, d'aller le rejoindre à Orsay,
où le banquier prévoyait avoir besoin de son cocher,
de son landaw et de ses chevaux , ne fût-ce que pour
ramener le matin en voilure les sylphides légères dont
les ailes pouvaient être fatiguées.
Antony est d'ailleurs sur la roule d'Orsay, et Jé-
rôme , le cocher , appartenait corps et âme à son
maître, qui lui donnait beaucoup plus d'argent pour
être fidèle que personne n'aurait pu lui en donner
pour trahir. C'était une fidélité pure comme l'or. Le
banquier avait donc ainsi tout combiné et tout ar-
rangé; tout devait se passer comme il l'avait prévu !
Et rien de tout cela n'arriva
Nous avons vu d'abord que, par un premier con-
tre-temps, le dîner si fin, si délicat , si recherché ,
qui devait être savouré par des appélits féminins ,
embelli et animé par sept ou huit jeunes beautés aux
propos joyeux et aux regards agaçants, allait être la
proie d'eslomacs masculins et avides, qui deman-
daient déjà à grands cris que l'on servit , tout dispo-
sés, pourvu que le dîner arrivât, à se résigner aux
tourments de l'absence. Mais celui de tous qui semblait
maintenant avoir pris le plus gaiement son parti était
le maître de la maison , qui , sorti pendant quelques
instants, venait de rentrer avec un air de triomphe.
— Encore un moment , messieurs , s'écria-t-il ,
le temps seulement de rajuster une coiffure que la
brise de décembre a endommagée... car nous ne dî-
nerons pas seuls : nous aurons au moins une dame.
— Une dame , s'écrièrent tous les jeunes gens ;
une dame! et laquelle?
— Une sultane à moi, ma favorite; une nymphe
naïve et pure, que je n'ai pas demandée aux bosquets
(le l'Opéra , mais que j'ai su découvrir dans les som-
mités de la rue Notre-Dame-de-Lorelte.
— • Une lorette ! répétèrent gaiement tous les con-
vives.
' — Oui, messieurs; vous rappelez-vous que l'in-
fidèle Fœdora avait une amie, une jeune lingère
plus jolie qu'elle , à telles enseignes que vous aviez
tous juré de faire sa conquête?
— C'est vrai.
— Et qu'aucun de vous n'a réussi , et que vous
m'avez défié d'être plus heureux, et qu'Horace de
Nanteuil , ici présent , a parié deux cents napo-
léons?..
— C'est vrai, répondit Horace, que tu ne serais
pas son premier vainqueur , et je les parie encore !
— Je les tiens! s'écria le banquier, et je n'aurai
pas de peine a les gagner , car cette beauté si co-
quette, et pourtant si sauvage, s'est enfin déci-
dée à venir aujourd'hui dans ma petite maison ,
dans ce harem que sa défaite doit inaugurer! C'est
elle qui sera la reine de la fête, et demain je la ra-
mène à Paris!
— Ce n'est pas possible ! cria Horace , car elle m'a
résisté, à moi ; il faut donc qu'il l'ait couverte de dia-
mants, et encore!... ce ne serait pas une raison...
car elle est si bizarre, si originale... à moins qu'elle
ne cèdeau baron par originalité.,, mais cela n'est
pas... je ne puis le croire.
MAURICE. H7
— Eh bien donc! s'écria le banquier, puisqu'il
faut vous convaincre, paraissez, mes amours !
Et courant ouvrir la petite porte d'un boudoir qui
donnait près de la cheminée, il amena par la main
une jeune fille dont les joues fraîches, vermeilles et
veloutées auraient défié le duvet et les couleurs de
la pêche , brune , piquante , au pied mignon , à la
taille leste et bien prise, qui, d'abord interdite et
les regards baissés, n'osait regarder l'avide et
bruyante société qui l'entourait... Mais tout à coup,
à un cri qui retentit dans le salon , elle leva ses
yeux noirs aux longs cils... et Maurice s'écria : —
C'est elle! la fille du tailleur... Athéna'ïs Tricot!
— Oui, monsieur, c'est moi, reprit Athéna'is , qui
semblait plus rassurée en retrouvant quelqu'un de
sa connaissance; puis lui faisant une révérence, elle
ajouta : — Vous vous portez bien, monsieur ?
— Ils se connaissent, s'écria le banquier en riant.
— Oui, dit Maurice froidement, nous demeurions
dans la même maison.
— Et je me rappelle très-bien , reprit Athéna'is
avec un peu d'émotion, avoir vu monsieur!
— C'est bien flatteur pour moi , mademoiselle ,
car je n'ai eu le plaisir de vous rencontrer qu'une
fois.
— Ah ! bien plus que cela ' huit ou dix fois au
moins , sur l'escalier , continua Athéna'is. 'Vous ne
m'aviez pas remarquée, vous aviez toujours l'air si -
occupé !... Aussi je me disais : Il faut que ça soit un
savant, ça ne regarde personne... ce qui ne m'em-
pêchait pas de vous faire chaque fois une révérence ;
vous me les devrez, voilà tout.
En ce moment , les deux battants de la porte de
la salle à manger s'ouvrirent , un domestique en
grande livrée s'avança et dit : Madame est servie.
Athéna'is, étonnée, regarda autour d'elle pour sa-
voir à qui ces paroles s'adressaient. Quant au ban-
quier , il s'élançait galamment pour donner le bras
à la jeune fille, qui, voyant tous les jeunes gens lui
offrir la main , avait sur-lechamp fait son choix et
pris sans façon celle de Maurice.
Le banquier fit la grimace. Mais un parfum de
truffes , qui s'exhalait de la pièce voisine , vint eu
ce moment embaumer l'appartement , et chacun
s'écria : — A table ! à table ! On se précipita en tu-
multe dans la salle du festin, et comme il n'y avait
que des hommes , chacun se plaça au hasard et
selon sa fantaisie. Seulement , vis-à-vis du maître
de la maison s'était assise Athéna'is, reine de la fête
et souveraine du lieu. Maurice, qui lui avait donné la
main, se plaça à sa gauche , et Horace de Nanteuil
s'empressa de s'asseoir de l'autre côté ; quant à Al-
fred , il s'était emparé d'un bout de la table pour
découper les morceaux d'apparat et faire circuler le
Champagne, qui rafraîchissait devant lui dans de
grands vases du Japon de porc^^laine dorée.
168
REVUE PITTORESQUE
Tous les dîners commencent d'ordinaire d'une
manière froide et silencieuse, mais non pas les dîners
de gardons, surtout quand ils sont présidés par une
jolie fille. La gaielé , la bonne chère et la jeunesse
sont amies du brujt, et dès les premiers mots, dès
le premier verre de madère , on se serait cru au
dessert. 11 y avait déjà l'intervalle d'une heure et de
vingt bouteilles de Champagne. Alfred avait dans le
commencement lancé quelques mots assez spirituels,
que la joie bruyante des convives avait empêché
d'entendre et surtout d'apprécier; il s'était alors
donné à lui-même l'avertissement qu'une dame don-
nait tout bas à Rousseau : Tais-toi , Jean-Jacques ,
ils ne te comprendront pas , et avait pris le parti de
manger et de ne rien dire, se réservant seulement
le droit de crier de temps en temps aussi haut que
les autres. Quant au banquier, sa voix dominait
tout; c'était l'ivresse de l'orgueil, de la fortune et
du vin... Tout en buvant et mangeant, il trouvait
le moyen d'adresser aux autres des épigrammes
et à lui-même des éloges, racontant ses conquêtes,
ses paris, ses bons mots, auxquels il riait et applau-
dissait le premier; il n'était donc pas étonnant que
ni lui ni les convives du bout de la table n'enten-
dissent pas les phrases que pendant tout le temps
du dîner Athénais échangeait avec ses deux voisins.
— Ah! c'est bien mal à vous, lui disait Horace
de Nanteuil, moi qui vous aimais tant, Athénaïs,
avoir été aussi cruelle pour moi !
— Ce n'est pas ma faute , on n'est pas maîtresse
de son cœur.
— Et vous donner à quelqu'un que vous n'aimez
pas -
— Je ne vous aurais pas aimé davantage !
— Mais c'est tromper le baron,
— De quoi vous plaignez- vous alors? Il vaut
mieux que cela tombe sur lui que sur vous.
A ce singulier raisonnement, Maurice, qui jusque-
là avait écouté d'un air distrait , prêta une oreille
plus attentive.
— Mais rassurez-vous, continua Aihénaïs en ré-
pondant à son voisin de droite, je ne veux tromper
personne; j'ai dit à M. le baron que je ne l'aimais
pas , que je détestais tout le monde, à commencer
par lui... ça lui a sufS.
— Quoi! vous n'aimez rien au monde, mademoi-
selle, lui dit Maurice, qui pensait en ce moment à
maître Tricot et à sa femme.
— Non, monsieur, répondit Aihénaïs on baissant
les yeux, rien au monde ! c'est-à-dire peut-être au-
trefois, je ne dis pas, aurais-je eu des idées
parce qu'une idée, ça vous vient malgré vous et sans
qu'on s'explique comment Mais quand j'ai vu
qu'on ne faisait pas même attention à moi, qu'on ne
me regardait seulement pas , et que je perdais mon
temps et mes révérences...
En ce moment elle leva les yeux, et rencontrant
ceux de M;uirice , elle s'arrêta, rougit et no linit
point sa phrase.
— Et M. Mathieu , reprit Maurice, ce brave gar-
çon tailleur qui vous aimait tant et voulait vous
épouser.
— Je ne l'aimais pas.
— Et si votre père , en apprenant ce que vous
êtes devenue, allait mourir de chagrin !
— Ah ! ne me dites pas ça, monsieur. C'est, au
contraire , pour faire un sort à mes parents , pour
leur donner le repos et l'aisance, pour que sur leurs
vieux jours ils ne soient pas obligés de travailler
encore. Et puis , s'il faut vous le dire , je voyais
Fœdora, qui logeait dans la même maison que nous,
si heureuse et si estimée de tout le monde, à com-
mencer par madame Galuchet, la portière, qui avait
tant de considération pour elle !
— Et c'est là ce qui vous a déterminée?
— Ah ! autre chose encore... Dans le magasin de
lingerie où j'allais , toutes ces demoiselles se mo-
quaient de moi et cherchaient toujours à m'humilier
sur ma tenue et sur ma mise ; elles étaient pim-
pantes et brillantes , elles avaient des chapeaux et
des cachemires, une surtout, Cléofé, qui était d'une
insolence!... Elle plaisantait toujours sur mes soc-
ques et mes bas crottés , et c'est pour l'humilier à
mon tour que j'ai voulu avoir une voiture; c'est là
surtout ce qui m'a décidée.
— Ah ! le baron vous donne voiture ! s'écria son
voisin de droite , qui , au milieu du tumulte , avait
saisi ces derniers mots.
— Oui, monsieur, un coupé! et rue de la
Bruyère, n» .S3, une petite maison charmante à moi
toute seule, que j'habite depuis hier; car jusque-là,
dit-elle en se tournant vers son voisin de gauche,
je n'étais pas encore décidée. Et même aujourd'hui
c'est tout au plus si je le suis.
— Eh bien ! puisque vous vous appartenez en-
core , puisque vous ne vous êtes pas donnée , dites
un mot , et je vous reconduis ce soir même chez
votre père.
— Chez mon père ! dit la jeune fille avec effroi.
— Oui, n'êtes-vous pas libre ?
— Non, non... après ce que j'ai déjà reçu, je suis
engagée... j'ai promis au baron... je suis une hon-
nête fdie... el à moins que lui-même ne mo rende
ma parole...
En ce moment, le bruit, qui depuis quelque temps
redoublait, était arrivé à son apogée : des acclama-
tions et de longs éclats de rire partaient du bout de
la table. Alfred, qui venait de se lever, avait obtenu
un instant de silence, et il en profita pour s'écrier :
—Je dois, messieurs, voussignaler un fait important :
notre amphitryon disait tout à l'heure qu'il y voyai t
MAURICE.
et sous
169
double, et il ne voit pas qu'en fane de lui
ses yeux, Maurice lui enlève sa maîtresse.
— Lui, Maurice 1 dit le banquier en riant ; il n'est
pas redoutable ! il n'entend rien aux conquêtes !
— Il est vrai , dit Alfred , que je ne lui en ai ja-
mais connu; mais s'il est comme le fier Hippolyte,
s'il n'a pas de passion...
— Il en a ! s'écria le banquier, exalté par le vin,
le bruit et la chaleur de la salle.
— Il n'en a pas ! cria Alfred sur le même ton.
— Il en a une, répliqua le banquier, une incon-
nue que je connais et que je vous nommerais si je
le voulais.
— Je vous en défie, reprit froidement Maurice.
— Ah ! il m'en défie... vous entendez qu'il m'en
défie... Eh bien ! continua le baron , dont la raison
commençait à se troubler un peu , eh bien ! mes-
sieurs la passion mystérieuse et malheureuse
qu'il éprouve, c'est pour ma femme.
— Sa fenmie ! s'écria-t-on de toutes parts.
— Oui , ma propre femme ! répéta le baron en
riant aux éclats et en se renversant en arrière sur
sa chaise.
Maurice, d'abord atterré d'un coup aussi imprévu,
essayait en vain de se remettre et de tourner la
chose en plaisanterie.
— Non, non, continua le banquier, ne vous en
défendez pas; il faut des égards entre amis , et je
déclare ici , messieurs , que je lui permets d'aimer
tant qu'il voudra.
— Bravo ! s'écrièrent tous les convives.
— Et que s'il réussit , s'il peut réussir, je donne
d'avance mon approbalipn.
— Bravo, cria-t-on dé nouveau.
— Et moi, dit Alfred en élevant son verre, je bois
à l'amitié et aux maris philomphex !
— Vivent Vamitié et la philusophie! répétèrent
tous les convives, qui s'étaient levés de table dans
un désordre inexprimable.
Athénaïs, effrayée de ce tumulte, et voulant d'ail-
leurs s'habiller pour le soir et pour les dames qu'on
attendait, saisit ce moment pour quitter la salle du
festin et pour remonter à son appartement.
Dansée moment un bruit de voiture se fit entendre
sur les pavés de la cour.
— Vivat I s'écrièrent les jeunes gens ; ce sont nos
divinités qui arrivent. En voici déjà une?
La bande joyeuse s'élança de la salle à manger
dans le salon , dont une autre porte venait de s'ou-
vrir, et touS', à commencer par le banquier, s'arrê-
tèrent comme frappés de la foudre en apercevant la
personne qui entrait...
C'était la femme du banquier !
VIT.
L ETOILE DU MAKI.
Jérôme, le cocher de M. d'Havrecourt, devait, le
soir même du 3 décembre , conduire madame d'Ha-
vrecourt chez sa grand'tanle, à Antony, c'était sa
mission avouée... Puis ses instructions secrètes por-
taientquedelàil irait rejoindre son maître à Orsay...
Tels étaient les ordres qu'il avait reçus et qu'il était
bien décidé à exécuter fidèlement; il était à croire
qu'il y réussirait"; il y avait pour cela mille chances
contre une, et ce fut justement cette dernière qui
prévalut. Après avoir disposé sa voiture pour le soir
et donné à manger à ses chevaux , Jérôme sortit au
milieu de la journée pour quelques commissions à
faire; il était alors près de trois heures et il retour-
nait à l'hôtel , débouchant par la rue de la Micho-
dière. Placé à ce point du boulevard, deux chemins
également sûrs vous conduisent au quartier Saint-
Georges.
Jérôme pouvait prendre la rue LafEtte ou la rue
du Helder, il en était le maître, et le caprice, le
hasard ou la fatalité (car Jérôme n'a jamais pu bien
expliquer cette circonstance importante de sa vie) ,
la fatalité fit qu'il choisit la rue du Helder, et tous
les projets du baron furent renversés, et il en ré-
sulta une foule de catastrophes et de péripélies plus
terribles les unes que les autres, et sans lesquelles
n'aurait pu avoir lieu l'histoire que je vous raconte
en ce moment.
A l'angle où la rue du Helder se croise avec la rue
Taitbout, Jérôme rencontra Trilby, cocher, comme
lui, de bonne maison , le cocher d'Horace de Nan-
teuil, qui lui proposa un déjeuner, lequel, vu l'heure
avancée de la journée, pouvait s'appeler déjeuner
dînatoire. Jérôme n'avait aucune raison pour refu-
ser, il accepta. Horace de Nanteuil ne rentrerait
plus chez lui , il était sorti et devait plus tard partir
en poste avec quelques amis pour la vallée d'Orsay,
où il passerait la nuit et la matinée du lendemain.
Il laissait donc ses domestiques, à commencer par
son cocher, maîtres de l'hôtel , et, bien mieux en-
core, de l'office, .\lors, et comme dans la fable de
La Fontaine :
Je laisse à pen.ser la vie
Que lîient ces deux amis. .
■ Horace de Nanteuil avait de fort bons vins , que
Trilby offrit généreusement à son collègue Jérôme,
qui y fit honneur, et à la deuxième ou Iroisième bou-
teille de médoc, les confidences intimes commencè-
rent. L'amphitryon (je parle du cocher d'Horace)
raconta qu'il devait, le soir assez tard, aller rejoin-
dre son maître à Orsay.
— C'est comme moi , dit Jérôme.
Mais il devait auparavant aller attendre avec la
voilure, rue Grange-Batelière, 3, que la répétition de
170
l'Opéra fût finie , pour emmener mademoiselle Lo-
lotte.
Jérôme raconta aussi comment il devait d'abord
conduire madame à Aniony ; mais après cela les
deux amis se rencontreraient à Orsay, où M. Jérôme
espérait bien à son tour recevoir et traiter M. Trilby.
La chère serait fine et délicate et les vins cboisis ,
car M. d'ilavrecourt n'épar:;nait rien quand il avait
à dîner des dames de l'Opéra, et puis ces dames,
qui ne reviendraient que le lendemain, amèneraient
sans doute avec elles leurs femmes de chambre, et
il y aurait partie fine à l'oflice comme au salon. Les
deux amis, déjà ravis de leur matinée, burent encore
à l'espoir de la soirée, et burent tant et si bien que
Jérôme eut grand' peine, sur les six ou sept heures,
à retrouver le chemin de l'hôtel ; ses jambes ne le
soutenaient plus, mais cela l'inquiétait peu... c'é-
tait à ses chevaux à le conduire. Madame d'Havre-
court monta dans sa voiture , et lé digne cocher sur
son siège.
Une lueur de raison qui éclaire encore, par inter-
valles, les cerveaux les plus avinés, le guida avec
assez de bonheur dans Paris, mais dés qu'il eut fran-
chi la barrière d'Enfer et fut sur le chemin d'Antony,
qui est aussi celui d'Orsay, l'air de la grande route,
plus vif que celui de Paris, acheva de le griser si
complètement qu'il voyait autour de lui danser en
rond les maisons et les arbres. Une seule idée lui
restait, une idée fixe comme en ont Ions les ivro-
gnes : « Aller retiuuver à Orsay Tiilby et ces demoi-
» selles! aller à Orsay le plus vite possible... en
» passant par Antony. » Telle était la phrase qu'il se
répétait sans cesse, à part.Jui, ou à demi-voix pen-
dant une grande partie de la route.
Et puis, par un raisonnement qui lui parut lumi-
neux (les ivrognes aiment beaucoup à raisonner), il
tira de sa proposition première les conséquences
suivantes : « Aller à Orsay, par Antony, le plus vite
n possible... c'est une absurdité ; car en allant tout
droit à Orsay, on arriverait plus vite. » Certainement 1
(criait-il avec force sur sonsiége, comme un homme
aussi convaincu de sa découverte que Galilée l'était
de la sienne en soutenant que la terre tournait) ;
— certainement on arriverait plus vite! En ce mo-
ment, on traversait Antony à la nuit pleine : madame
d'Havrecourt dormait dans sa voiture, les chevaux
allaient comme le vent, Jérôme était sur son siège,-
tenant les rênes et pouvant, comme la Providence ,
diriger à son gré les événements... Au lieu de pren-
dre une allée de peupliers à droite qui conduisait
chez la grand' tante, il laissa ses chevaux continuer
leur course au galop sur la grand' route, et une
demi-heure après la voilure faisait son entrée triom-
phale dans la cour d'Orsay.
Amélie s'éveille, se croit arrivée chez sa tante et
.ise hâte de descendre, mais l'endroit où elle se trouve
REVUE PITTORESQUE.
lui est totalement inconnu. Elle se croirait chez des
étrangers, si le premier domestique qui frappe sa
vue n'était un domestique de sa maison , le valet de
confiance de son mari.
— "Vous, Joseph! s'écria-elle, comment ètes-vous
dans ces lieux '?
— Mais , madame, répond le domestique, pûle,
stupéfait et perdant complètement la tête , mais ,
madame, j'y suis avec mon maître.
— Mon niariestdonc ici, s'écrie vivement Amélie,
et , entendant des cris de joie et de bruyants éclats
de rire partir d'un riche pavillon splendidement illu-
miné, elle s'élance de ce côté et tombeau milieu de
la troupe joyeuse, qui sortait de table et entrait dans
le salon. Vous décrire la stupeur générale est impos-
sible. La commotion fut si violente que le baron en
fut presque subitement dégrisé, ou retrouva du moins
assez de raison pour comprendre qu'il y avait de
quoi la perdre totalement, et que c'en était fait de
lui s'il ne sortait de là par un coup de maître. Or,
ce n'était pas une béte iiue le baron , c'était un sot;
et il avait, conmie tel , un aplomb imperturbable el
une confiance immense en lui et en son étoile, el
comme sa femme continuait à le regarder d'un air
interdit lui et tous ses convives, demandant ce que
cela signifiait et d'où provenait l'eli'roi empreint sur
tous les visages :
— Parbleu ! s'écria-t-il, tu viens trop tôt... N'ou>
ne t'attendions pas encore , el tu nous surprends à
l'improviste... nous qui voulions te surprendre.
— En vérité, monsieur, balbutia Amélie... je ne
vous comprends pas et ne puis m'expliquer comment
le cocher, au lieu de me mener chez ma tante, a
Antony, m'a Gûnduite ici...
Le baron lé comprenait encore moins qu'elle.
Mais, sentant tout le danger de la position désespé-
rée où il se trouvait, il se décida, comme on dit, à
brûler ses vaisseaux, et continua gaiement :
— Cela veut dire que j'ai fait ici , et sans t'en
parler, uî»e acquisition nouvelle, une maison char-
mante que tu ne connais pas et où je voulais , pour
jouir de ta surprise, te faire une réception royale...
Tu devais nous trouver, à ton entrée , tous ici ras-
semblés avec des fleurs, des bouquets, pour t'ofl'rir,
comme aux souverains, les clefs de ce domaine dans
un plat d'or.
— En vérité ! s'écria .Amélie , toute émerveillée
d'une attention si galante et si délicate, qui n'était
guère dans les habitudes de son mari.
— Nous voulions même , continua le banquier,
improviser une petite fêle... de la danse, de la mu-
sique, quelques chœurs de l'Opéra que nous atten-
dions; mais je ne comprends pas comment cet im-
bécile de Jérôme, à qui je vais parler, a exécuté mes
ordres. Ton arrivée subite ne nous a pas même laissé
le temps de nous organiser.
MAURICE.
171
— L'intention suffit, mon ami, lui dit-elle en lui 1 — En attendant, continua le banquier avec em-
tendant lu main d'un air de reconnaissance. ' barras, voici plusieurs de nos amis, tu les connais
( Elle s'élance de ce cAté et tombe au milieu de la troupe joyeuse, qui sortait de table et entrait dans le salon.
Vous décrire la stupeur générale est impossible.)
presque tous... qui ont voulu s'associer à moi pour
te fêter... Voici même quelqu'un qui arrive exprès
pour cela de Constantinople. . . Une surprise ! . . . Celle-
là du moins ne manquera pas son effet. En parlant
ainsi, il écartait de la main les jeunes gens qui les
entouraient et montrait Maurice, qui, se dérobant à
tous les regards, s'était tenu caché jusque-là der-
rière la foule. L'apparition subite d'Amélie l'avait
tellement ému que , sentant ses genoux fléchir, il
s'était laissé tomber dans un fauteuil ; le souvenir de
la scène inconvenante qui venait de se passer au
dessert, l'apostrophe du baron en pleine table, la
découverte de son amour et plus encore l'idée que
les regards railleurs de tous ses compagnons étaient
en ce moment fixés sur lui, tout cela n'était pas fait
pour diminuer son trouble, et ce fut en rougissant
qu'il s'approcha d'Amélie.
— Je suis charmée de vous revoir, monsieur, lui
dit-elle avec un peu d'émotion , ainsi que tous les
amis de mon mari, ici l'assemblés!. .. Cette sur-
prise-là vaut toutes celles que l'on avait la bonté du
me préparer, et je n'en désire pas d'autre. Per-
mettez-moi donc , messieurs , puisque je suis ici chez
moi, de rentrer dans mes droits de maîtresse de mai-
son. Et a Finstanl, avec cette grâce et ce charme
qu'elle seule possédait , elle se mit à faire les hon-
neurs du salon. Il était trop tard pour visiter la char-
mante habitation qu'elle devait à la générosité de
son mari ; mais elle espérait le lendemain tout ad-
mirer en détail.
En attendant, elle se hâta de mettre la conversa-
tion sur les sujets qui pouvaient intéresser les jeunes
amis de son mari. Ceux-ci d'abord, déconcertés et
désappointés, avaient commencé par maudire une
arrivée qui dérangeait leurs joyeux projets, et main-
tenant, se remettant peu à peu de leur embarras et
se laissant aller à la séduction que leur causait cette
femme si aimable et si belle , si confiante pour son
mari et si gracieuse pour tous, ils comprenaient pres-
que qu'une soirée intime passée auprès d'elle pouvait
172
REVUE PITTORESQUE.
offiir autant de fliarmes que Ips plaisirs bruyants
qu'ils étaient venus chercher. Lo baron lui-même,
commençant à respirer, reprenait courage et renais-
sait à l'espoir de voir la soirée se terminer pour lui
sans catastrophe, lorsque la porte du boudoir s'ou-
vrit, et Alliénaïs Tricot parut. Un frisson involontaire
parcourut toute rasseiiiblée, Spit que sp toilette élé-
gante lui eût donné plus d'aplomb, soit que le dîner
l'eût enhardie, Athénaïs n'avait plus l'air gauche et
timide qui avait signalé sa première entrée. Elle était
déjà presque à la hauteur de sa nouvelle position, et
dans l'aisance de sa marche, dans la manière dont
elle portait la tête, dans un sourire tant soit peu sans
façon, lou), trahi»sait la femme qui se croit chez elle.
Eu apercevant une dame dans le salon, elle courut
à elle d'un air familier; puis, ne reconnaissant ni
Paimyre ni Cléofé, ni aucune de celles qu'on atten-
dait, elle s'écria :
— Qui êles-vous , madame ?
— C'est ce que j'allais vous demander, madame,
répondit Amélie en souriant.
Le banquier, redoutant l'explication qui allait le
MAUKICK.
173
perdre et qui sembluil inévitable, se hâta de pren-
dre Amélie par la main , ot dit à Atliénaïs : CeU
ma femme'....
Ce mot àe femme produit sur toutes les lorettes,
grisettes et sur tous les amours [généralement quel-
conques, un effet convulsif et répulsif, mêlé cepen-
dant de respect... ascendant irrésistible de la légiti-
mité! Aussi Athénaïs, surprise et confuse et ne trou-
vant rien à dire, se contenta de répondre par une
révérence embarrassée qui semblait moins une po-
litesse qu'une reconnaissance de principe.
Mais il restait la question la plus difficile à traiter
et à résoudre.
— Quelle est madame? demanda gracieusement
Amélie à son mari en lui montrant Athénaïs.
Et le banquier, semblable aux gens d'esprit au.\-
quels il ne faut que du temps pour réussir dans les
impromptus, le banquier, qui avait eu le loisir de
reprendre son aplomb, répondit hardiment :
— Madame est... ou plutôt était la propriélaire de
cette maison que je viens d'acheter... Fille d'un né-
gociant qui a eu des malheurs, elle est obligée de
se défaire de tous les biens de la succession pater-
nelle, à commencer parcelle propriété, qui ne rap-
porte rien et qui est tout entière de luxe.
— Ah ! mademoiselle est orpheline, dit .Amélie en
la regardant avec intérêt.
— Oui, madame, répondit la fille du négociant,
qui évidemment était fort mal à son aise.
— Et si jeune encore, vous vous occupez vous-
même de vos affaires... d'affaires aussi importanles"?
— Madame est mariée, reprit vivement le baron,
mariée depuis peu... à un homme... qui est très-
bien... et que madame doit rejoindre ce soir même
à Paris.
— Oui, vraiment, s'empressa de répondre Alhé-
na'is , qui , les yeux fixés sur ceux du baron , cher-
chait à y lire toutes ses réponses.
— Madame, continua le banquier, avait jusqu'ici
habité cette maison. C'est elle qui, à notre arrivée,
nous en a fait les honneurs; mais, comme je vous
l'ai dit , son intention est de repartir ce soir.
— J'espère qu'elle n'en fera rien, reprit Amélie.
D'abord il est déjà très-lard , et puis j'aurai à de-
mander à madame, sur cette maison, une foule de
renseignements et de détails que la propriélaire seule
peut donner, et qu'elle ne me refusera pas.
Le banquier était sur les charbons et bien décidé
dès ce moment à ne pas laisser sa maîtresse en con-
tact avec sa femme et à renvoyer la première à
Paris; mais il fallait pour cela donner des ordres et
prendre des arrangements que la présence de ma-
dame d'Uavrecourt rendait bien difficiles. D'un au-
tre côté , il croyait à chaque inslant entendre lo
roulement des voitures ; il tremblait de voir arriver
l'Opéra. Ses compagnons de plaisir partageaient lu
même crainte. En vain, par une préparation adroite,
le banquier avait parlé des artistes qu'il attendait,
il serait bien aisé de voir que ces dames n'arrivaient
point en costume et pour un divertissement, et puis
on avait pu jusqu'à un certain point compter sur la
coopération d'Athénaïs, laquelle ne manquait ni de
tact ni d'esprit et ava|t com[)ris à demi-mol. Mais
faites donc entendre raison à une douzaine de jeu-
nes filles folles et rieuses qui se précipiteraient dans
le salon en dansant, et qui, loin d'entrer dans l'em-
barras de la situation, s'amuseraient beaucoup des
infortunes conjugales du baron ; sans compter que
ces demoiselles venaient pour souper et qu'elles ne
s'en iraient probablement pas sans avoir obtenu sa-
tisfaction. Le banquier, malgré son génie inventif,
ne voyait guère moyen de se soustraire aux dangers
immenses qui le menaçaient de toutes parts, lorsque
sa femme elle-même vint à son secours.
Amélie n'avait point oublié l'excellente tante dont
elle devait, le soir même, célébrer la fête , et qui,
sans doute, serait inquiète de son absence; privée
de la voir, elle voulait du moins lui écrire et lui an-
noncer sa visite pour le lendemain. Son mari ap-
prouva fort celte idée : un domestique monterait à
cheval et porterait sur-le-champ cette lettre. Il y
avait dans le petit boudoir à côté du salon tout ce
qu'il fallait pour écrire , et Amélie demanda à ses
Ilotes la permission de les quitter un inslant, propo-
sition qui comblait dans .ce moment tous les vœux
du baron. Il s'empressa d'ouvrir la porte du boudoir,
tandis que Maurice, prenant une lampe sur la che-
minée, éclairait M. et madame d'Havrecourl.
Tous les jeunes gens s'élancèrent à l'instant hors
du salon, Horace et quelques-uns pour prévenir
l'arrivée de ces demoiselles et donner contre-ordre,
Alfred et les autres pour fumer l'indispensable ci-
gare. Maurice, M. d'Uavrecourt et sa femme ve-
naient d'entrer dans un boudoir Pomiiadour du der-
nier goût ; asile enchanté et mystérieux dont les
panneaux offraient les dessins les plus bizarres ou
des tableaux d'un pinceau un peu hardi , mais dé-
licieux. Dans un enfoncement, un divan moelleux,
entouré de glaces; en face, une cheminée de mar-
bre carrare , où une maiiiliabile avait sculpté des
amours un peu nus, mais que réchauffait en ce mo-
ment la flamme brillante du foyer. Celte petite pièce
était du reste éclairée par une seule fenêtre, don-
nant sur le jardin. Amélie venait de s'asseoir devant
une table et une écritoire de Boule ornées de cise-
lures et d'incrustations en or, et Maurice posait
sur celte table la lampe qu'il tenait à la main, lors-
qu'un bruit lointain de voilure se fit entendre, bruit
imperceptible encore , mais non pas pour l'oreille
effrayée du baron , qui se dit en lui-même : — Ce
sont elles! c'est l'Opéra qui arrive! il étail temps!
El sans réfléchir au mauvais efl'el que pouvait pro-
174
duire une sortie aussi brusque , il s'élança hors du
boudoir , laissant en tête-à-tête sa femme et Mau-
rice.
Maurice , depuis l'arrivée de madame d'Havre-
court, avait été tour à tour en proie aux sentiments
les plus opposés ; la surprise, la joie... et l'indi-
gnation, en voyant la manière audacieuse dont le
baron se jouait de sa femme et la trompait sans
respect et sans crainte , aux yeux de tous. Il s'était
contenu pour ne pas démentir les mensonges impu-
dents qu'il entendait ; mais c'était surtout à l'arrivée
d'Athéna'is qu'il lui avait fallu toute sa modération
pour ne pas éclater, et lorsque madame d'Havre-
court avait souri et tendu la main à celte fille, maî-
tresse de son mari, il s'était levé et avait fait un pas
dans le salon pour empêcher ce qui lui semblait un
sacrilège!... Et maintenant il se trouvait seul avec
cette femme, que depuis un an il n'avait pas revue,
et qui , à travers les mers et sous un ciel élrau-
ger, ne l'avait pas quitté un instant. Il était là , le
cœur plein d'amour, de désespoir et de regret,
devant elle... qui é'crivail sans lever les yeux sur
lui... sans penser même qu'il existât au monde
quelqu'un qui se mourait pour elle! Et depuis qu'il
la connaissait et l'adorail, il en avait toujours été
ainsi. Cet amour malheureux et secret qu'il avait
cru cacher au fond de son cœur, tout le monde le
connais-ait maintenant... excepté elle! et se rappe-
lant alors avec rage la scène du dîner, les raille-
ries dont il avait été l'objet, le défi... et plus encore
la permission insolente du baron...
— Eh bien! se dit-il en lui-même, puisque ce
mari, aux mœurs si pures et si vertueuses, me per-
met d'aimer sa femme , puisque le ciel , qui le pro-
tège en tout, le rend si sûr de lui et de son étoile...
qu'est-ce que je risque? Je revenais en France pour
me tuer... Eh bien! avant ma mort elle saura du
moins combien je l'ai aimêc ! Sa haine est pour
moi si grande, que, grâce au ciel, elle ne peut pas
s'en augmenter!
En ce moment Amélie leva les yeux et fut effrayée
de sa pâleur.
— Les fatigues du voyage vous ont bien changé,
monsieur, lui dit-elle avec intérêt.
— Non , madame , non , l'absence ne m'a point
changé ; je suis toujours le même, malheureux pour
vous et par vous.
— Que voulez-vous dire ! s'écria-t-elle en se le-
vant vivement.
— Que je ne puis vivre ainsi , et ce sera envers
vous ma première et ma dernière offense.
Puis, sans savoir ce qu'il faisait, hors de lui, en
délire , il tomba à ses genoux et s'écria en sanglo-
tant.
— Maudissez-moi, madame, car je vous aime!
A ce cri insensé, mais qui partait du cœur, à cette
REVUE PITTORESQUE.
action aussi imprudente qu'imprévue, Amélie tres-
saillit; ses lèvres si fraîches et si vermeilles devin-
rent blanches et tremblèrent ; ses joues se couvrirent
d'une pâleur mortelle, et elle fut obligée, pour se
soutenir, de s'appuyer sur la table qui était près
d'elle. Mais cette émotion si vive et si poignante ne
dura qu'un instant : comme si la noble femme eût
puisé dans le sentiment de ses (Revoirs une force sur-
naturelle, comme si elle eût commandé aux batte-
ments de son cœur et au trouble de ses traits, ses
joues reprirent leurs vives couleurs, et son front,
sa fierté. Regardant le coupable prosterné à ses ge-
noux :
— Monsieur, lui dit-elle avec dignité , vous êtes
l'ami de mon mari, il ne saura rien, ni moi non plus,
de cet accès de folie ; tâchez vous-même de l'ou-
blier, sinon ne me revoyez jamais!
Et elle sortit du boudoir, laissant le malheureux
Maurice accablé de honte et de douleur. Il y resta
quelques minutes insensible et muet , ne trouvant
pas une plainte ," et persuadé que, parvenu au der-
nier degré de l'infortune, rien ne pouvait y ajouter
désormais... Il se trompait. Des pas se firent enten-
dre. C'était Alfred G... qui entrait vivement dans le
boudoir.
— Helève-toi , Maurice , reléve-toi , et prépare-toi
à l'orage qui te menace.
— Que veux-tu dire ?
— On t'a vu, nous étions là, dans le jardin, à fu-
mer nos cigares, et le baron avec nous.
— Tant mieux! s'écria Maurice avec rage, tant
mieux! il va me demander raison... c'est ce que
je veux.
— Lui! il est ravi, enchanté et plus glorieux que
jamais; ce n'est pas avec l'épée qu'il songe à t'atta-
quer, c'est avec ses plaisanteries , tu sais quelle est
leur trempe : ne lui donne pas, à lui, ainsi qu'à nos
compagnons , la joie de le voir confondu et accablé
comme tu l'es en ce moment. Allons, du cœur, du
courage! ne suis-je pas là, moi, un camarade, un
barbiste 1 je ne t'abandonnerai pas dans le danger ;
mais pour braver celui-ci, il faut aller au-devant de
leurs plaisanteries et les défier le premier.
Maurice, étourdi du nouveau coup qui le frappait,
avait peine à reprendre ses sens.
— Quoi ! disait-il à son ami en balbutiant , on
m'a vu?
— Oui, par la fenêtre du boudoir, qui était éclairé,
on t'a vu tomber aux genoux de madame d'Havre-
court; et celle-ci, avec la dignité d'une reine offen-
sée, te faire de la main un geste majestueux et dé-
daigneux qui voulait dire ; Vous perdez votre temps,
mon cher ami. Et elle a raison, poursuivit Alfred
avec chaleur , je t'en avais prévenu depuis long-
temps, il n'y a rien à faire de ce côté ; laisse là cette
prude et cette bigote , inoqiie-toi d'elle et de son
mari, en commençant par celui-ci.
— Oui, oui, tu dis vrai, reprit Maurice, qui sen-
tait le sang lui remonter avec force à la tête et au
cœur. Oui, c'est une duperie qu'un amour véritable.
On ne réussit à rien quand on est vertueux et hon-
nête; voyez plutôt le baron : tout lui sourit, rien ne
résiste à son étoile. Parbleu ! continua-t-il avec rage,
je veux faire comme lui , je veux essayer aussi du
vice et de la débauche , et montrer à la fortune qui
les protège que moi aussi, si je voulais, je serais
digne de ses faveurs.
— Bravo! s'écria Alfred, bravo! Voilà comme je
t'aime pour ce soir.
— Pour ce soir! reprit Maurice avec fureur; dis
pour toujours !
— C'est ce que nous verrons !
— Mais où sont^ils donc tous"? poursuivit Maurice
avec une espèce d'agitation fébrile; que sont-ils de-
venus? faut-il les aller chercher?
— Ils congédient ces demoiselles , qui viennent
successivement d'arriver.
— Tant pis ! s'écria Maurice, tant pis! Voilà les
beautés qui me plaisent et que je veux adorer dé-
sormais.
— Il a fallu les faire repartir l'une après l'autre,
et partir sans souper! c'était là le diflicile. L'élo-
quence du baron y aurait peut-être échoué , mais
Horace de Nanteuil a trouvé un moyen vainqueur et
terrifiant : il doit leur dire, je crois, que le jardinier
et deux ou trois personnes de la maison sont atteints
de la petite-vérole... en dépit de la vaccine! Cette
phrase seule doit suflfire pour mettre en fuite ces
pauvres filles, qui tiennent à être jolies... c'est leur
état. Entends-tu ces éclats de joie? Attention ! ce
sont ces messieurs qui reviennent.
En effet, les jeunes gens rentraient par une porte
du salon, et le banquier par l'autre.
— Victoire! lui cria-t-on , ces demoiselles sont
parties !
— Vivat ! répondit le baron , fidèle à son dicton
ordinaire, l'Opéra s'en va ! et tout à l'heure Athé-
naïs en va faire autant; elle retourne à Paris, rue
de la Bruyère , 33... c'est plus prudent! Nous voilà
donc en sûreté ; il ne reste plus ici que ma femme !
amusopsnous. Et il jeta sur Horace de Nanteuil et
sur les jeunes gens un regard d'intelligence, comme
pour leur dire : A vos rôles! la mystification va
commencer. Alfred comprit le coup d'œil et se rap-
procha de Maurice, son allié, pour l'aider à soute-
nir le choc qui le menaçait.
Mais pendant que le* grands coups allaient se
porter au salon, une scène d'intérieur se passait au
premier.
Amélie, à peine remise de ce qu'elle venait d'en-
tendre, avait quitté le boudoir et montait lentement
MAURICE. 173
l'escalier, lorsqu'elle rencontra .losejih , le valet de
chambre du baron, qui descendait l'escalier d'un
air affairé.
— Faites porter sur-le-champ cette lettre chez ma
tante, à Antony, et dites à mon mari que je lui de-
mande, ainsi qu'à ces messieurs, la permission de
ne point reparaître au salon. Je ne me sens pas
bien, je suis fatiguée et vais rentrer dans mon appar-
tement.
— Oui, madame.
— Et, à propos de cela, où est mon appartement?
conduisez-moi...
Et, voyant l'air interdit du valet de chambre, que
cette question, bien simple en apparence, avait tout
déconcerté :
— Ne pouvez-vous m'indiquer où est le princi-
pal appartement , celui destiné à la maîtresse de la
maison?
— Si, madame, répondit Joseph en balbutiant et
en lui montrant la porte n" 1.
C'était une chambre en soie bleue du goût le plus
exquis, et qui surpassait par son luxe toutes les au-
tres pièces de ce palais. Amélie ne la regarda même
pas, et, occupée d'autres idées qui la tenaient encore
•tout émue, elle se jeta sur un canapé et resta plon-
gée dans ses réflexions. Elle en fut tirée par l'entrée
d'.\thénaïs, qui, prête à repartir pour Paris, venait
chercher son châle et son chapeau , qu'elle arran-
geait en chantant devant une psyché, lorsque Amé-
lie se leva, ets'empressant de faire des excuses :
— Quoi ! madame, j'occupais votre appartement ?
— Ne faites pas attention , cela se trouve à mer-
veille, car je m'en vais.
— Malgré nos instances! à une pareille heure ! Et
comment retournez-vous à Paris?
— Dans ma voiture, une voiture toute neuve...
Ça m'amusera. Tout est prêt; les chevaux sont at-
telés. Adieu, madame, au plaisir!
— Pardon, madame, lui dit Amélie; je vous de-
manderai où donnent les sonnettes que je vois là.
— Je n'en sais rien, répondit étourdiment la jeune
fille.
— Mais la pièce où nous sommes, est-elle située
sur la cour ou sur le jardin?
— Je l'ignore; les fenêtres sont fermées.
— Comment, vous l'ignorez! Vous, madame, la
maîtresse de la maison I
— Tiens, c'est vrai! je n'y pensais plus; c'est
que, voyez-vous, reprit-elle en se troublant, comme
je suis arrivée d'aujourd'hui...
— Dans une propriété qui dépend de la successioli
de votre père I
— Dieu ! que je suis bête ! c'est juste , mais les
changements qu'on y a faits sont cause que...
— Et oserai-je vous demander combien vous l'a-
vez vendue à mon mari ?
176
KEVUE PI
— Ah! dame vuus comprenez bien une
summe assez forte... le plus que j'ai pu... parce que
c'est propre... c'est gentil, n'est-ce pas?
— Mais le pri-K de vente, madame.
— Je n'en sais rien ; ça regarde les gens d'affaires.
— C'est étonnant ! se dit Amélie. Mais que je ne
vous retienne pas, madame. Plus qu'un mot... Cette
porte, que je vois cachée dans la tapisserie près de
l'alcôve , n'est-elle pas celle d'un cabinet de toi-
lette?
— Oui, madame, précisément.
Amélie l'ouvrit et se trouva dans une seconde
chambre : c'était celle de M. d'Havrecourt, car on
voyait encore, épars sur les meubles ou sur le tapis,
le paletot, les gants, le chapeau et même le panta-
lon et les bottes que le banquier avait quittés , en
arrivant, pour mettre les bas de soie et les souliers
vernis.
Amélie se retournant vers Athéna'is , qui , toute
rouge et les yeux baissés, ne savait quelle conte-
nance tenir :
— Vous êtes bien jeune encore, mademoiselle, et
ne savez pas tromper... Dites-moi la vérité; vous
ne trouverez en moi ni haine ni colère, mais, à coup
sûr, de la pitié et protection peut-être !
La jeune fille se jeta à ses genoux et lui avoua
tout. Et l'on entendait s'élever du salon des éclats
joyeux, et l'on distinguait la voix aigre du baron qui
s'écriait :
— Je vous disais bien que mon étoile ne pouvait
m'abandonner !
Amélie réfléchit quelques instants, et son parti fut
pris.
VIII.
LA CLEF.
— Oui , messieurs , répéta le baron à son jeune
auditoire, amusons-nous ; et pour commencer je vais
vous raconter une anecdote récente et originale qui
me touche de près... Il s'agit de ma femme.
— Du courage ! dit tout bas Alfred à Maurice, qu'il
voyait pâlir.
— Il paraît prouvé , continua le baron avec l'air
goguenard qu'on lui connaissait et qui annonçait un
déluge de coq-à-l'àne et de mauvaises plaisanteries,
il parait qu'une déclaration d'amour a été perdue...
totalement perdue... Récompense honnête à celui
qui la rapportera au propriétaire... désolé; mais ce
jeune homme... car c'est un jeune homme... il faut
que vous m'aidiez à le connaître...
— Vous n'irez pas loin pour cela , mon cher ba-
ron, s'écria gaiement Maurice; c'est moi qui me suis
empressé de profiter de la permission que vous m'a-
viez donnée.
l'TORESyUE.
— Bravo ! s'écria Alfred , j'en aurais fait autant
— Mais on m'a repoussé, je dois le dire, faute de
pouvoir montrer mon /jerm/s, qui n'était queverbal.
Il faudra alors que vous mêle donniez par écrit, mon
bon d'Havrecourt, j'y compte bien.
— Il a raison , continua Alfred ; parole ou signa-
ture ne font qu'un pour un galant homme. Et si vous
refusez de raiifier vos engagements, vous n'êtes plus
un mari philosophe : c'est un titre usurpé !
— Oui ! oui ! s'écrièrent les jeunes gens, ce que
vous avez dit vous devez le signer !
— Vous le devez , monsieur , répétait Maurice,
qui, tout en affectant de railler, avait les lèvres ser-
rées et contractées par la rage, vous le devez... pour
votre honneur.
A ce mot prononcé sérieusement, tous les as-
sistants poussèrent un long éclat de rire, et la dis-
cussion, qui, du côté de Maurice, menaçait de
s'échauffer , fut interrompue par des domestiques
apportant du punch, des cigares et des tables de jeu.
— Allonsl s'écria Horace de Nanteuil , qu'une
déclaration d'amour ne devienne pas entre amis une
déclaration de guerre. Versez du punch , et buvons
au succès de Maurice. C'est toi, d'Havrecourt, qui
dois commencer.
— Moi ! . . . par exemple !
— Oui, sans doute, tu es beau joueur. Il a perdu
la première partie, tu lui dois une revanche! c'est
toujours ainsi parmi nous. Et tous les verres rem-
plis d'un punch fumant se levèrent en l'honneur de
Maurice, qui aurait voulu pour tout au monde que
d'Havrecourt se fâchât. Aussi, dès ce moment, il
ne perdit pas une occasion de le contredire , de
le contrarier , et de se montrer en tout son adver-
saire.
— Baron, n'y a-t-il plus de punch chez toi? s'é-
cria Alfred en voyant disparaître l'énorme bol qu'on
avait placé devant eux.
— En voici un second, répondit d'Havrecourt qui
venait de sonner, et Maurice, dans un état d'exal-
tation qui croissait à chaque instant, s'écria :
— Versez! versezl Je défie le baron.
— J'accepte, mon vertueux ami, répondit celui-
ci; et il ajouta en montrant Maurice : Je bois à
toutes les vertus qu'il a.
— Et moi à toutes celles qu'il n'a pas. Nous boi-
rons plus longtemps.
— Et moi je vous tieps tête à tous ! cria le baron,
et c'est de la bravoure, car mon docteur me défend
le punch et le Champagne, et vous voyez, dit-il en
remplisiant une énorme coupe.
— Je bois au docteur, dit Alfred.
— Et moi à son ordonnance, dit Horace.
— Il est payé par quelque rival, continua le ban-
quier en regardant Maurice, car il m'ordonne ausji
la sagesse, sous peine de n'avoir pas dis ans à vivre.
— Tu as raison, dit Horace, c'est un ennemi. Dis-
moi le nom de ce docteur-là, son nom et son adresse,
pour que, dans l'occasion, j'en appelle un autre.
— C'est le tuteur et l'ami de Maurice, le docteur
Jules C...
— C'est différent... c'est différent! celui-là ne se
trompe jamais! Aussi, reprit Alfred en choquant
affectueusement de son verre le verre du baron,
aussi, mon cher, je bois à ta santé!... c'est là le
cas... Mais quoi ! tu fais bien ! Et il avala son verre;
mourir de la maladie ou du régime, cela revient
au même, et de deux maux il faut choisir le moindre.
— Bien raisonné ! s'écria Horace en étalant les
caries sur la table ; si tu n'as que dix ans à vivre, il
faut les passer gaiement. Je te défie a l'écarté.
— Je parie pour d'Havrecourt , s'écrièrent à la
J'ois presque tous les jeunes gens, car le banquier
avait un bonheur aussi insoient que sa personne et
ne perdait presque jamais.,
— Je parie pour Horace , dit Maurice, qui, n'im-
porte comment, éprouvait le besoin de lutter contre
d'Havrecourt.
Ils gagnèrent trois fois de suite , au grand éton-
nement de l'assemblée. Au quatrième coup, Horace
perdit.
— .4 la bonne heure ! s'écria le banquier en
riant aux éclats, je savais bien que mon étoile ne
pouvait pas m'abandonner. La fortune ne m'avait
pas reconnu d'abord et s'était trompée de côté ;
mais maintenant nous allons voir.
Et il jeta un billet de banque sur la table. Maurice
avaitpris la place d'Horace et gagna. Il gagna encore,
encore... El il gagnait toujours ! Dix fois de suite il
passa , et les billets de banque du baron disparais-
saient; plus il était furieux, plus Maurice le har-
celait de railleries et d'épigrammes. On aurait dit
le génie du mal acharné à la ruine du baron . un
mauvais ange qui ne lui laissait ni paix ni trêve
et qui accompagnait chaque coup de poignard d'un
rire infernal. Tous ceux qui entouraient la table , et
Alfred le premier, ne reconnaissaient plus Maurice.
— Eh! de quoi donc vous étonnez-vous? répon-
dait celui-ci avec une ironie anière; le baron n'a-
t-il pas bu à mes vertus, dont il se moquait? Il avait
raison; j'avais la niaiserie d'être honnête et can-
dide, c'est cela qui me portait malheur ; j'ai donné
ma démission, et vous voyez que tout nie sourit.
— C'est ce que nous verrons! s'écria d'Havre-
court; je parie dix mille francs sur parole.
— Je les tiens, dit Maurice. Et en deux coups il
gagna.
De rage et de colère , le banquier brisa un vase
de porcelaine qui était sur la cheminée. En ce mo-
ment, John, le jockey d'Alfred, vint dire que, selon
les ordres de son maître, le cabriolet était prêt , et
Maurice se leva.
T. IV.
MAURlCIi. 177
— Où allez-vous? cria le banquier exaspéré.
— Je retourne à Paris , ou je veux coucher ce
soir.
— Vous ne partirez pas ainsi. Vous me gagnez
vingt-cinq mille francs , vous me devez une re-
vanche !
— En voilà onze que je vous donne, car j'ai passé
onze fois, et je ne suis obligé à rien de plus.
— C'est vrai, dit Alfred.
— C'est vrai ! s'écrièrent les spectateurs.
— Et cependant je veux bien vous en donner une
douzième, mais ce sera la dernière... la dernière,
je vous le Jure.
— Soit... la dernière ! Donnez-nous des cartes,
des cartes neuves, dit le baron eu jetant les an-
ciennes; cela changera la veine...
Pendant qu'on disposait tout pour cette nouvelle
partie , qui excitait au plus haut degré l'intérêt et
l'émotion des spectateurs , on entendit dans la cour
le bruit d'une voiture à quatre roues qui partait.
— Qu'est-ce que cela? se dirent les assistants en
courant aux fenêtres.
— Ne vous dérangez pas! répondit le baron avec
humeur, c'est la petite Athéna'i's qui s'en va; elle
ne pouvait rester ici. Elle r~tourne passer la nuit
à Paris , rue de la Bruyère , n" 33 , où elle demeure
seule, et j'irai la rejoindre.
— Vous? s'écria Horace avec dépit; vous, le
maître de la maison, quitter ainsi vos amis et votre
femme !
— On sait qu'il faut que je sois à Paris de grand
matin pour affaires. Le grand matin sera minuit
ou une heure... ce n'est pas trop tard , et si Athé-
na'is est endormie, dit-il en regardant Horace d'un
air railleur, cela ne fait rien ..j'ai la clef de sa mai-
son ! L'ai-je là ? dit - il on fouillant dans la poche de
son habit; oui, la voici... Elle m'attendra, c'est
convenu... Mais je ne repartirai pas que je n'aie
regagné tout ce que j'ai perdu.
— Prenez garde, dit alors Maurice, vous courez
grand risque de coucher ici.
— Non, non! quand ma fortune devrait y passer,
s'écria le banquier avec rage , je ne souffrirai pas
que Maurice l'emporte en rien sur moi , en rien...
je l'ai juré!
— Et moi , j'ai fait le même serment, répondit
Maurice en lui lançant un regard menaçant.
— Eh bien donc, jouons!... jouons! dit le ban-
quier en mêlant les cartes... Nous jouons vingt-
cinq mille francs... quitte ou double!
— Oui , vingt-cinq mille francs d'un seul coup!
mais, quoi qu'il arrive, ce sera le dernier.
— C'est dit, c'est dit! Voyons d'abord qui don-
nera... C'est moi, c'est moi! Premier succès!...
D'Havrecourt donna et retourna k roi. Alfred,
qui était derrière Maurice, pâlit.
13
REVUE PITTORESQUE.
— Le rui et le point! s'écria le baron d'un air
triomphant.
Un murmure sourd parcourut l'assemblée. Le
coup suivant, il fit la vole. Tout le monde gardait le
silence et respirait à peine. Alfred sentit battre son
cœur avec violence. Quant à .Maurice, il était calme
et impassible , et tout le monde admirait son sang-
froid. On avait tort : il n'était pas à son jeu : malgré
lui, dans ce moment encore, son cœur et sa pensée
étaient prés d'.4mélie.
Quant au baron, son insolence était déjà revenue
avec la victoire : il avait repris sa voix haute, son
regard dominateur, son rire saccadé. A ce bruit,
Maurice sortit de sa rêverie, revint à lui, regarda son
jeu, et voyant les quatre points de son adversaire :
— Ah ! se dit-il en lui-même , cette femme-là est née
pour ma perte; son image, même en rêve, me porte
malheur! Chassons la , détournons-en ma pensée;
reportons-la sur cette jeune fille, sur Athénaïs, qui
m'aurait aimé, qui m'aime peut-être encore. C'est la
passion qu'il me faut, le seul amour cjui m'inspire,
la seule déesse que j'invoque.
— Je marque le point ! sécria-t-il à voix haute.
— Piqué sur quatre ! dit Alfred avec joie, et un
vif sentiment de curiosité se manifesta dans l'as-
semblée.
Maurice gagna le second point, Alfred commença
à retrouver la confiance et la parole ; le banquier
(!essa de rire et devint silencieux. Enfin au dernier
coup, la fortune, si longtemps incertaine, se dé-
clara hautement pour son nouveau favori, là victoire
ne fut pas même disputée.
— Le roi et la vole ! s'écria Maurice en se levant.
Monsieur d'Havrecourt , dit-il froidement, vous me
devez cinquante mille francs: vous me les enverrez
quand vous voudrez, .\lfred, je prends ton cabriolet
et je retourne à Paris.
Le banquier, qui était resté atterré elmuet sous
le coup qui l'avait accablé, releva la tète à ce der-
nier mot, et, en proie à toutes les angoisses du
oueur, obligé de renoncer définitivement à son ar-
gent et, ce qui est bien plus terrible, à l'espoir de
jouer encore, il s'écria : — Vous ne pouvez pas me
refuser un dernier coup !
— C'est impossible ! répondit Alfred.
— Un dernier coup... fût-ce double contre sim-
ple. Je jouerai plutôt cent mille francs contre les
cinquante que je vous dois; c'est juste, c'est loyal,
n'est-ce pas, messieurs?
— Non, c'est assez jouer, répondit Maurice en le
regardant froidement; vous qui vous dites si heu-
reux , j'ai voulu vous faire connaître un instant le
malheur... et un malheur d'argent... une douleur de
billets de banque... qu'est-ce donc"? Moins que rien,
pour moi ; é plus forte raison pour vous.
— Eh bien ! si vous n'y tenez pas, pourcpioi me
refuser ?
— Justement parce que je n'y tiens pas , et
qu'ayant déjà trop d'argent, je n'en veux pas da-
vantage.
— Eh! que voulez-vous donc'?
— Ce que je veux! s'écria Maurice dont les yeux
brillèrent en ce moment à l'idée d'une nouvelle ven-
geance ; je veux la clef que vous avez là.
— Quoi ! dit le banquier en le regardant d'un air
de doute et comme pour s'assurer qu'il ne plaisantait
pas, la clef de la maison d'Athénàis?
— Oui , je vous la joue contre vos cinquante mille
francs !
Un cri d'admiration et de surprise retentit dans
le salon, tous les jeunes gens battirent des mains et
entourèrent Maurice que cette idée seule rendait un •
grand homme à leurs yeux, et plaçait à la tête de
toute la coterie lionne et tashionable de Paris.
Alfred fut le seul qui s'opposa à une idée admi-
rable en elle-même, mais absurde par l'exécution;
Maurice avait déjà passé douze fois... une treizième
était impossible.
— Crois-tu donc, répondit Maurice en souriant,
que le nombre treize soit fatal'? Il le sera pour le
baron.
— Quand ce serait ! Une pareille conquête ne vaut
pas cinquante mille francs.
— Bah ! tu ne t'y connais pas. Demande à Horace,
qui les aurait donnés pour elle.
— C'est vrai !
— Demande au baron qui peut-être les a déjà dé-
pensés à son intention...
— Je l'atteste! en meubles, cachemires, bijoux!
sans compter le coupé et les chevaux qui viennent
de l'emmener à Paris, le tout donné d'avance et sur
parole, car je n'ai encore rien reçu... C'est ce soir
qu'on devait me payer ici ou à Paris.
— C'est une créance que tu cèdes, dit tranquille-
ment Horace en fumant son cigare.
— Aussi! s'écria Alfred, qui pourtant résistait
encore... tout doit être compris...
— Cela va sans dire , continua Horace : on vend
ou l'on joue une propriété telle qu'elle est, avec tous
ses accessoires. Si le baron perd, il renonce à l'a-
mour et au mobilier de la grisette... c'est une ces-
sion corps et biens.
— C'est dit ! s'écrièrent les jeunes gens... L'enjeu
de Maurice est représenté par cinquante mille
francs... et celui du baron.;.
— Par cette clef, répondit celui-ci en jetant la
sienne sur la table.
— Au plus heureux la victoire ! dit Alfred avec
un soupir et en élevant vers le plafond ses yeux et
le verre de punch qu'il tenait à la main.
— Et maintenant, au combat! s'écria le baron
MAURICE.
179
dont le cœur était gonflé à la fois de colère , de
crainte et d'avide espérance.
Le punch avait circulé , et tous ces jeunes gens,
le verre à la main et le cigare à la bouche, entou-
raient d'un double rang le champ de bataille et les
deux combattants, qui se perdaient presque dans un
nuage de fumée.
Un morne et profond silence régnait de nouveau
dans l'appartement. (Juantà .Maurice, quelqu'un qui
l'aurait contemplé tel qu'il était alors, pâle et froid,
l'aurait cru de marbre et sans émotion aucune, et
pourtant sous ce calme apparent grondait au fond
de son coeur un orage d'autant plus terrible qu'il
était concentré. Un tressaillement nerveux le trahis-
sait seulement de temps en temps, et jetant sur .41-
fred, qui tremblait pour lui, un regard où brillaient
une confiance et une ironie infernales, il semblait
lui dire ; Sois tranquille ! s'il s'agissait d'une bonne
action, je perdrais ; mais je risque en un seul coup
ce qui ferait vivre tout une honnête famille ; mais je
joue sur une carte la possession et l'honneur d'une
jeune fille... je dois gagner, c'est certain. Il y a là
assez d'immoralité et d'infamie pour que le sort me
protège.
Et la partie commença.
La fortune ne se contente pas d'être aveugle ou
bizarre, elle a souvent une ténacité qui confond
toutes les probabilités et tous les calculs des
hommes. On dirait qu'elle ne se lassera pas de vous
accabler des coups les plus désastreux comme des
faveurs les plus inouïes. Elle, qui change et tourne
sans cesse, semble parfois avoir enrayé sa roue. Pa-
reille a une coquette qui , ne sachant plus quelle
fantaisie imaginer, veut couronner tous ses caprices
par un dernier, le plus absurde et le plus invrai-
semblable de tous : la fidélité I
La partie fut cette fois longtemps disputée. Les
deux adversaires se trouvaient quatre points à
quatre , et c'était au baron à donner. Il essuya la
sueur qui coulait de son front, prit les cartes d'une
main tremblante et convulsive , donna à Maurice,
puis à lui, et retourna... le roi!...
— Gagné! s'écria-l-il en se levant et portant vi-
vement la main sur la clef, dont il s'emparait comme
du gage et du prix de la victoire. Gagné !...
— Non, monsieur , répondit froidement Maurice,
en étalant son jeu sur la table: j'ai six cartes!... Il
y a mal-donne !
Le baron, foudroyé, retomba sur son fauteuil,
et la partie continua. Mais la fortune, qui venait si
évidemment de se déclarer pour Maurice, n'était pas
femme à l'abandonner au moment décisif! Le cin-
quième point fut gagné par lui et suivi d'un long
hourra de victoire. Le banquier, ne pouvant croire
encore à sa défaite, était resté immobile, les veux
fixés sur ta -table et semblable au joueur d'échecs^
de Delille ;
Qui, du terrible mat à regret convaincu,
Regarde encore longtemps le coup qui l'a vaincu !
Maurice , sans dire un mot , se leva , prit sur la
table la clef qui lui assurait la possession d'Athénaïs
et sortit de l'appartement. Quelques minutes après,
l'on entendit sur les pavés de la cour le roulement
du cabriolet qui l'emportait vers Paris.
A ce bruit, le banquier releva la tète.
— Il part! s'écria-t-il avec rage.
— Oui vraiment, dit Alfred, il en a bien le droit.
— C'est un beau joueur, ajouta Horace.
— Il s'est bien montré, répétèrent tous les autres ;
de la générosité, de l'audace, du sang -froid; et jus-
qu'ici cependant nous l'avions toujours vu d'une
timidité et d'une modération...
— Il cachait son jeu , dit Alfred en souriant.
— C'est un modéré — enragé, dit Horace, et des
ce jour il a mon estime.
— Et la nôtre, répétèrent tous les jeunes gens.
— Il n'a pas celle du baron, murmura Alfred.
— Si, vraiment, répondit celui-ci, qui, revenu de
sa stupeur première, avait compris que lui, con-
stamment victorieux, devait, pour son honneur, sou-
tenir un peu mieux les coups du sort ; et partant
d'un éclat de rire , il s'écria : — Tout le monde a par
hasard un jour de bonheur, c'était le sien! Il nous
rendra cela plus tard en détail ! .Aussi , vous com-
prenez bien que ce qui m'a fait quelque effet, ce ne
sont pas les cinquante mille francs... Je suis au-
dessus de cela, on le sait bien; mais c'était de re-
noncer à cette petite .\thénaïs , à laquelle demain
je n'aurais plus pensé, c'est probable. Mais au-
jourd'hui... un premier jour de conquête!... c'est
piquant! c'est nouveau! Moi, je n'aime, vous le
savez, que les premières représentations!
— Et celle-là en est une extraordinaire et à béné-
fîce! dit Horace.
— Au bénéfice de Maurice, dit Alfred.
— N'en parlons plus, reprit le banquier avec un
soupir, il faut se résigner! Vive la philosophie ! je
passerai la nuit ici, près de ma femme.
Parbleu ! tu n'y perds pas, dit Horace.
Et si nous pouvions partager ton infortune, dit
Alfred en lui serrant affectueusement la main, nous
serions trop heureux !
S'il en est ainsi, dit le banquier en reprenant
l'air avantageux et satisfait qu'il avait toujours
quand il excitait l'envie, je vous souhaite bien le
bonsoir. Rentrons chacun dans nos appartements, car
maintenant, je crois, il ne nous reste plus rien à faire.
— Si vraiment , reprit Horace en caressant ses
favoris d'un air triomphant. Tous nos comptes ne
sont pas réglés : il t'en reste encore à terminer.
13.
180
— Avec qui?
— Avec moi. Deux cenls louis que tu me dois.
— Comment cela ?
— N'avais-tu pas parié que le cœur d'Athénaïs
ne pourrait te résister et que lu serais son premier
vainqueur ?
— C'est vrai I s'écrièrent les jeunes gens.
— Et comme tu ne seras tout au plus que le se-
cond, attendu que Maurice, qui en ce moment brûle
le pavé , aura ravi dans quelques instants le trésor
dont lu lui as donné la clef... paie, baron.
— Payez! répéta l'assemblée.
— C'est ce qu'on a de mieux à faire , dit d'Ha-
vrecourt en tirant sa bourse, quand une fois l'on
n'est plus en veine et qu'on a contre soi la chance.
— Il est de fait, ô Césarl que ton étoile pâlit et
que la fortune t'abandonne.
— Pour un jour ; mais ce jour fatal va finir. Re-
gardez plutôt; minuit moins quelques minutes, et
demain nous verrons... En disant ces mots, il étala
sur la table une double ligne de napoléons.
Minuit sonna à la pendule du salon.
En ce moment une poite s'ouvrit. Tous les re-
gards se dirigèrent de ce côté, et l'on vit s'avancer...
qui"? Athénaïi.
Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches.
— En croirai-je mes yeux? dit le baron, stupéfait
de cette apparition inattendue. Quoi ! tu n'es point
partie, comme nous en étions convenus, pour Paris?
— Non, vraiment.
A cette nouvelle péripétie, qui changeait toute la
face des choses , le baron se renversa en riant sur
son fauteuil, et son accès de gaieté, partagé d'abord
par tous ses amis, devint si fort et si prolongé, que
l'on craignit un instant qu'il ne suffoquât, et lorsque
enfin il fut revenu à lui :
— Eh bien! s'écria-t-il en s'empressant de re-
prendre et de remettre dans sa bourse les napoléons
étalés sur la table ; eh bien! quand je vous disais
que mon étoile, un instant obscurcie, allait briller
d'un nouvel éclat. Minuit a sonné, le jour néfaste
est fini et la chance a déjà tourné. Ce pauvre Mau-
rice, qui court au galop sur la grande route, sa clef
en poche, pour trouver ce que nous avons ici !
— Mais écoutez-moi donc ! répétait Athéna'is, qui,
au milieu du bruit, ne pouvait se faire entendre.
— Parle, mon enfant, parle, nous t'écoutons.
Le baron fit asseoir la jeune fille près de lui sur
un canapé, tandis que les jeunes gens se groupaient
en cercle autour d'elle.
— Mais, dit Athénâis effrayée d'un auditoire aussi
nombreux, il n'est pas nécessaire que tout le monde
m'entende.
— Si, mon enfant; parle toujours et n'aie pas
peur, ce sont des amis.
— Eh bien 1 si je suis venue, c'est pour empêcher
REVUE PITTORESQUE.
quelque malheur et vous rendre service. Je sais que
j'avais promis de rester là-haut dans ma chambre,
de ne parler à personne et surtout de ne pas vous
prévenir. J'y étais d'abord décidée ; puis, à force do
réfléchir, je me suis dit : — Ce pauvre monsieur le
baron, je ne l'aime pas, c'est vrai...
— Hein ! fit le banquier en fronçant le sourcil.
— Mais ce n'est pas sa faute; il ne m'a voulu
que du bien , et je ne dois pas lui vouloir du mal,
ni le laisser exposé a une scène pareille et à un dan-
ger comme celui-là , quand d'un mot je puis l'en
empêcher.
— Eh bien ? dirent le banquier et tous les assis-
tants, dont la curiosité augmentait en raison de l'obs-
curité du récit.
— Eh bien ! je suis venue pour vous dire : — Res-
tez ici, ne bougez pas et gardez -vous surtout
d'aller cette nuit à Paris, rue de la Bruyère , n" .33.
— Et pourquoi ?
— Pour un danger dont il m'est défendu de vous
parler et que vous ne devez pas savoir ; un danger
terrible !
— G ciel ! s'écria Alfred avec effroi ; et Maurice
qui y court en ce moment à sa place!
— M. Maurice I dit la jeune fille avec étonne-
ment.
— Oui... il ma place... dit le banquier avec un
sentiment do joie égo'iste; voyez-vous mon étoile?
— M. Maurice! répéta la jeune fille en laissant
tomber ses bras ; en voici bien d'une autre !
— El s'il court à sa perte, c'est toi qui en répon-
dras, poursuivit Alfred avec chaleur; c'est toi qui
en seras cause, faute d'avoir parlé.
— Parle ! s'écria le banquier.
— Parlez ! s'écrièrent les jeunes gens.
— Eh bien ! dit la jeune fille , effrayée de ce tu-
multe , puisqu'il faut tout vous dire... madame, que
j'ai rencontrée là-haut , m'a interrogée avec un air
si imposant... si sévère... et pourtant si bon !... en
me parlant d'honneur et de vertu... d'une manière...
Dame!... quand on n'y est pas habituée, ça vous
fait quelque chose... ça vous déconcerte... et je lui
ai tout avoué... toutce qui en était!
— Petite sotte! s'écria le baron furieux. Elle l'a
accablée de sa colère et de ses reproches.
— Du tout... elle m'a dit de bonnes paroles...
bien touchantes et bien consolantes : « Il y a plus
» de joie dans le Paradis pour celui qui revient au
» bon chemin que pour celui qui ne s'est jamais
» égaré. » Et elle m'a embrassée, celle noble dame...
oui... elle-même! en me disant : « La fortune qu'on
» t'avait promise pour mal faire , je le la donnerai,
» moi, mon enfant, pour vivre en honnête fille ..
» Mais il est d'autres coupables qui doivent être
» punis , ou du moins démasqués , par moi , cela
1) m'est nécessaire... Tu allais partir pour Paris
» (car je lui avais dit que mes chevaux, c'est-à-dire
» les vôtres, étaient dans la cour) , reste ici , a-t-elle
» continué , enferme-toi , el promets-moi surtout
1) de ne parler à personne. Moi , je vais attendre
11 mon mari toute la nuit, s'il le faut , à Paris, à ta
" place, rue de la Bruyère, 33. »
.\tliénaïs n'avait pas aciiové sa phrase qu'Horace
et les jeunes gens avaient poussé un cri de surprise,
Alfred un cri de joie, le banquier un cri de fureur.
— Mes chevaux I mes chevaux ! s'écria-t-il hors
de lui.
IX.
I.A CIIAMBBF, d'aTHÉNA'i's.
Maurice, en sortant du salon, avait trouvé le ca-
briolet et le jockey d'Alfred qui depuis longtemps
l'attendaient.
— Monsieur veut -il conduire? avait demandé
John.
— Non , je n'y entends rien et ne connais point
ton cheval. .Mène-moi, et le plusviteque tu pourras.
Il me larde d'être à Paris.
— Oui , monsieur. Dans une heure un quart nous
y serons.
Et John lâcha les rênes à Lord-Pulnierslon , che-
val anglais fier et superbe, mais ombrageux , rélif
et connu pour un fort mauvais caractère, qualités
qu'il serait injuste d'attribuer à son nom , mais qui
probablement le lui avaient fait donner, et la légère
voiture, qui n'était qu'un tilbury à capote, sortit
rapidement de la cour, roula sur la grande route , et
L'jrd-Palmers.ton dévora l'espace.
Maurice était resté sous l'impression des scènes
qui venaient de se passer : la tète en feu, la poi-
trine oppressée, et, quoiqu'il gardât un sombre si-
lence , quoique pas un mot ne s'échappât de sa
bouche, il était encore en proie à l'animation fié-
vreuse que donnent le jeu , le punch et la colère.
Il éprouvait non pas du bonheur, mais du plaisir,
mais un contentement orgueilleux. Il s'était vengé
de cet homme qui l'avait si longtemps froissé et dés-
espéré ; il venait à son tour de l'humilier dans sa
richesse et dans ses amours. Il n'avait pu se faire
aimer de sa femme , dont le baron ne se souciait
guère, mais il lui enlevait une maîtresse qu'il ado-
rait; et cette maîtresse , cette fdie charmante, était
à lui, Maurice! La fortune la lui avait donnée, et
l'amour aussi peut-être , car Athénaïs ne lui avait
pas laissé ignorer le penchant qu'elle avait pour lui,
et n'accuserait probablement pas un hasard qui se
trouvait d'accord avec son cœur. Et puis le lende-
main, Maurice croyait entendre les félicitations de
ses amis sur son triomphe et leurs sarcasmes sur la
défaite du baron.
Tels furent pendant le premier tiers du voyage
MAURICE. 181
les sentiments qui l'agitèrent, et puis à mesure qu'il
roulait sur la grande route, l'air de la nuit , l'air vif
et froid de décembre venait rafraîchir ses sens , et
sa tète si brûlante et si exaltée devenait plus calme;
jusque-là il n'avait raisonné qu'avec la passion, et
maintenant son esprit plus tranquille lui permettait
d'envisager les choses sous leur véritable point de
vue. Il commençait à rougir des scènes où il avait
joué un si grand rôle, il avait presque regret de son
triomphe , et au dernier tiers de la route, il trouvait
honteux d'en profiter; il lui semblait, quoiqu'il eût
loyalement gagné au jeu cette jeune fille, que c'était
un pacte infâme; il iQ reprochait, comme une indi-
gnité, d'user de ses droits et de lui ravir ainsi son
honneur, honneur qui avait été acheté , avant lui ,
et pavé par un autre. Enfin, en approchant de Paris,
ses idées avaient tellement changé que, renonçant
à .\thénars, il était décidé à ne pas profiter de sa
victoire, mais il ne voulait cependant pas qu'elle
fût inutile, et que ie baron, se glorifiant de nouveau
de sa conquête, pût reprendre ses droits sur la jeune
fille. Il fallait donc chercher un moyen de la lui en-
lever à jamais. Une pensée noble et généreuse ve-
nait de s'offrir à Maurice. A peine conçue, il lui
tardait de la mettre à exécution ,,et déjà il aperce-
vait la barrière et les premières maisons du fau-
bourg. — Hâtons-nous! hâtons-nous! disait-il à
John. Fouette ton cheval. — Et John obéit. Mais,
soit que l'orgueilleux animal fût indigné d'une façon
d'agir à laquelle il n'était pas habitué, soit que les
réverbères de la barrière el le bruit d'une voiture
qui passait alors rapidement l'eussent effarouché, il
se cabra, fit volte-face, el , malgré les efforts de
John pour le retenir, il partit comme une flèche ,
mais dans la direction opposée à Paris.
Maurice, impatient, désolé, ne savait quel parti
prendre, il se voyait déjà ramené à Orsay quand il
avait hâte, au contraire, d'achever son œuvre et de
courir, pour cela, à la rue de la Bruyère, dont cha-
que tour de roue l'éloignait. Aussi, n'écoutant que
son ardeur et sa vivacité déjeune homme, sans rien
dire à John et sans que celui-ci eût eu le temps ou
l'idée de le retenir, il s'élança hors du tilbury et sauta
à terre , au risque de se tuer, ce qui arrive presque
toujours en pareil cas , ainsi que l'attestent de trop
célèbres el malheureux exemples.
Maurice fut préservé de tout accident, et quoique
le soir même il eût outragé la Providence en préten-
dant qu'elle no protégeait que le vice , il pensa que
la bonne action qu'il méditait l'avait sauvé du danger
et lui avait fait pardonner son blasphème. II était
tombé au bord du chemin. Il se releva et n'aperçut
déjà plus ni John ni le cheval , qui avaient disparu.
Essayer de les rejoindre à la course et de les ar-
rêter était impossible. Le cheval se fatiguerait lui-
même de ses propres efforts , ou John , qui était un
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habile cocher, trouverait moyen au bout de quelques
lieues de le détourner de la roule et de le lancer dans
quelque champ labouré, où la fougue désordonnée
de Lord-Palmerston finirait par s'amortir et se bri-
ser. Maurice fut donc, bon gré, mal gré, obligé'de
reprendre le chemin de Paris. Il -marcha quelque
temps à pied sur la grande route, puis rencontra un
Gacre qui revenait à vide, et se jeta dedans en lui
criant : — Rue de la Bruyère, 33; va vite, et je paye-
rai double. — Le cocher fouetta ses chevaux de toute
la vigueur de son bras. Mais ceux-ci n'avaient point
la susceptibilité de Lord-Palmerston, et il leur au-
rait été impossible, même quaçd ils l'auraient voulu,
de faire courir à Maurice aucun danger, si ce n'est
celui peut-être de ne jamais arriver. Il le craignit un
instant, mais ses appréhensions furent heureusement
trompées, et il était un peu plus de minuit quand le
fiacre parvint enfin à la hauteur de la rue de la
Bruyère.
Maurice était dans son quartier et non loin de chez
lui ; il examina quelque temps, en dehors, la maison
qu'Athénaïs habitait seule, maison isolée, car alors
la rue n'était pa